Présidence de M. Raymond FORNI, Président

M. Francis Spitzer est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête lui ont été communiquées. A l’invitation du Président, M. Francis Spitzer prête serment.

M. le Président : Monsieur le préfet, depuis que nous avons commencé nos travaux, l’occasion nous a été donnée, à partir d’appréciations parfois différentes, de constater que la coordination des services de sécurité n’était guère développée sur l’île, c’est le moins que l’on puisse dire, dans la mesure où des rivalités opposaient services de gendarmerie et services de police. L’absence de transmission d’un certain nombre d’informations émanant des divers services qui agissent sur le territoire de l’île conduit à s’interroger sur leur efficacité dans les deux départements de la Corse et la région.

Pourtant, vous avez une mission de coordination. Est-elle suffisamment précisée dans les attributions qui vous ont été confiées ? Existe-t-il quelques lacunes ? Pour aller droit au but, nous nous interrogeons sur l’utilité d’un préfet chargé de la sécurité en Corse. C’est d’ailleurs une question que se sont posée tous les ministres de l’Intérieur, pratiquement sans exception. Si l’on peut comprendre la nécessité de mettre en place une telle structure à Lyon ou à Marseille, elle est peut-être moins justifiée en Corse.

Vous n’êtes pas responsable de cette situation, d’autant qu’il existe une contradiction entre les fonctions que vous exercez sur le territoire corse et la volonté affichée par tous les gouvernements de mettre en place un préfet exerçant une véritable autorité et à même de remplir une tâche complexe, souvent difficile. Le fait de confier souvent ce poste à de fortes personnalités a conduit à ce que la fonction de préfet adjoint pour la sécurité se trouve en porte-à-faux et a fini, au fil des ans, par s’effacer totalement, au point que personne ne parle plus de ce rouage qui devrait pourtant être un passage obligé en matière de sécurité. Or je vous rappelle que nous enquêtons sur les dysfonctionnements des services de sécurité et nous souhaiterions connaître votre point de vue.

Vous êtes en poste depuis un certain temps...

M. Francis SPITZER : Quatorze mois.

M. le Président : ... vous avez donc connu deux préfets de région. Qu’est-ce qui différencie selon vous la période Bonnet et la période Lacroix ? Quels changements ou améliorations sont intervenus ?

M. Francis SPITZER : Je ferai tout d’abord un bref rappel historique des conditions de création de l’institution. Un événement grave survenu dans l’administration policière, la fameuse affaire Tonneaux, à Lyon, a montré qu’il convenait de créer une structure permettant la reprise en main de l’appareil policier. C’est ainsi qu’a été créée, en 1972, dans le Rhône, la fonction de préfet de police. En Corse, elle apparaît beaucoup plus tardivement.

M. le Président : Permettez-moi de vous interrompre. L’histoire de la création de l’institution ne nous intéresse que de façon secondaire. Nous sommes chargés d’enquêter sur la période comprise entre 1993 et 1999, la période antérieure se situe donc en dehors du champ d’investigation de la commission. Pour ce qui vous concerne, c’est la période 1998-1999 qui nous intéresse.

M. Francis SPITZER : Je me bornerai à rappeler que la fonction a été créée en Corse en 1983, afin d’indiquer à la commission qu’elle est relativement ancienne.

En ce qui me concerne, je suis arrivé en mai 1998 pour occuper ce que l’on m’a présenté comme étant un poste, certes difficile, mais en m’assurant que les préfets en place avaient une expérience de la fonction et sauraient me guider. En effet, M. Bonnet et M. Lemaire avaient exercé les fonctions de préfet de police en Corse. Ce qui paraissait un avantage pouvait être un inconvénient, car chacun à sa manière avait gardé le souvenir de sa fonction et comptait voir le préfet de police agir ou, plutôt, ne pas agir. Le préfet adjoint pour la sécurité, fonction créée en 1983, présente ici la particularité d’intervenir non pas sur un département mais sur une région, et nous connaissons l’attachement des préfets aux prérogatives qui sont les leurs en matière d’ordre public.

Je signe, au nom du préfet de Corse ou du préfet de Haute-Corse tous les actes réglementaires et correspondances relatifs au maintien de l’ordre, de la sécurité, de la sûreté et de la salubrité publique : l’interdiction de manifestations sur la voie publique ; la réquisition des forces de gendarmerie ; la réquisition des forces armées ; l’ordre de consigne et d’utilisation des compagnies républicaines de sécurité. Telle est ma délégation. Le préfet de police n’a pas de pouvoirs propres, il a une délégation de signature dans ces domaines.

M. le Président : La délégation signifie que le préfet adjoint pour la sécurité n’exerce ces pouvoirs que dans la mesure où l’autorité supérieure n’exerce pas elle-même ses prérogatives.

M. Francis SPITZER : Certes, mais en l’occurrence, l’autorité supérieure n’en use pas.

M. le Président : D’après ce que l’on sait du fonctionnement du GPS, il semble que l’autorité préfectorale en ait très largement usé, puisque vous n’étiez aucunement informé ni des missions ni des tâches qui lui étaient confiées.

M. Francis SPITZER : J’en reviens à la mission permanente du préfet de police. Il dirige les services de police, il coordonne les services de gendarmerie et de la douane, dans la mesure où il s’agit de missions d’ordre public. Pour la gendarmerie, mes correspondants sont les commandants de groupement des départements et le commandant de légion. Sur ce point, je suis clair : je savais l’existence du GPS, mais je ne le connaissais pas ; je n’ai même jamais rencontré ses officiers.

M. le Président : Vous n’avez jamais rencontré le colonel Mazères ?

M. Francis SPITZER : Si, j’ai rencontré le colonel Mazères, car il était le commandant de la légion de gendarmerie, et son chef d’état-major, mais je n’ai jamais rencontré le capitaine commandant le GPS. C’était un organisme comprenant uniquement des gendarmes, dont je n’avais pas l’usage ou l’emploi.

M. le Président : Vous avez pour fonction de diriger et de coordonner les services de sécurité et de procéder à des réquisitions concernant la gendarmerie. Le GPS n’était tout de même pas une unité à part au sein de la gendarmerie. Elle l’était par ses fonctions, mais elle faisait partie de l’arme dont vous aviez, dans une certaine mesure, la responsabilité par délégation.

M. Francis SPITZER : Pour son utilisation en vue de missions précises.

M. le Président : Autrement dit, vous considérez que le GPS, c’était l’affaire du préfet Bonnet, ce n’était pas la vôtre ?

M. Francis SPITZER : Je ne dis pas cela. Je dis que le GPS était l’affaire du commandant de légion de gendarmerie.

M. le Président : Chacun sait quelles étaient les relations entre le commandant de légion et le préfet Bonnet. Selon vous - puisque vous n’aviez pas d’intervention directe sur ce groupement - il était placé sous la responsabilité du commandant de légion, le colonel Mazères, mais en réalité, celui-ci entretenait des relations privilégiées avec M. Bonnet.

M. Francis SPITZER : C’est vrai.

M. le Président : M. Cavallier, qui était le chef d’état-major du colonel Mazères, après avoir été, dans un premier temps, conseiller technique du préfet de région, puisqu’il est arrivé en Corse avec cette étiquette, avait, lui aussi, des liens particuliers avec M. Bonnet.

M. Francis SPITZER : C’est exact, mais cela s’est passé avant mon arrivée, au mois de mai.

M. le Président : Vous êtes arrivé après M. Bonnet ?

M. Francis SPITZER : Tout à fait.

M. le Président : N’avez-vous pas eu le sentiment d’arriver sur un terrain miné ?

M. Francis SPITZER : Oui, mais je vais vous livrer mon sentiment. Je suis un Alsacien dialectophone que rien ne préparait culturellement à venir en Corse. Je suis très éloigné de cette civilisation et je savais que cela me serait difficile. En tant que sous-préfet de Béziers, mon précédent poste, j’avais déjà mesuré la difficulté de la tâche. La Corse représentait pour moi une difficulté encore plus grande, mais dans ce métier, nous sommes comme les serviteurs du centurion de la Bible. Nous allons où on nous dit d’aller. A mon arrivée en mai, il y avait autour du préfet Bonnet un groupe constitué, que j’appellerai " le premier cercle ", comprenant le colonel Cavallier et M. Pardini, qui n’était pas encore directeur de cabinet mais chargé de mission. J’ai eu le sentiment, de par mes fonctions, et j’en ai un peu souffert, de ne pas être de ce premier cercle où l’on développait la doctrine.

M. le Président : Vous avez dû rencontrer alors M. Bonnet ?

M. Francis SPITZER : Bien entendu.

M. le Président : Que vous a-t-il dit sur sa conception de la fonction que vous alliez exercer ?

M. Francis SPITZER : Je ne connaissais pas le préfet Bonnet auparavant. Il me connaissait parce qu’il avait été sous-directeur du corps préfectoral. Je l’avais rencontré à Montpellier six semaines plus tôt au hasard d’un déjeuner de travail organisé par le préfet de région. Il n’existait pas de relation entre le préfet Bonnet et moi. Je ne dis pas cela pour m’éloigner de lui mais pour attester que ma nomination ne répondait pas à un recrutement au sein du premier cercle.

Il m’a fait un exposé de la situation et il m’a simplement demandé de collaborer avec son cabinet et avec le préfet de Haute-Corse pour les problèmes d’ordre public. J’avais bien compris que c’était dans un rapport subordonné. D’ailleurs, la personnalité de Bernard Bonnet fait que les choses étaient claires. J’en donnerai pour exemple la communication : j’ai bien senti que ce rapport subordonné ne me permettait pas, en tant que préfet de police, d’être maître de la communication de la préfecture, ne serait-ce que parce que je n’en avais pas les moyens techniques. Le préfet de région a une attachée de presse. La communication revenait donc au préfet de région et aux préfets de département pour tout événement important. Je ne suis intervenu, sur la demande du préfet Bonnet, que deux fois pour présenter un bilan statistique, en milieu et en fin d’année.

M. le Président : Aviez-vous vraiment l’impression de remplir la mission de préfet adjoint pour la sécurité qui vous avait été confiée ? Vous en connaissiez le contenu et l’histoire.

M. Francis SPITZER : Si l’on examine les statistiques, qui étaient fort convenables, sans doute oui, extérieurement. Mais si vous me demandez mon avis personnel, je n’avais pas le sentiment d’exercer pleinement ma fonction, c’est-à-dire en ayant la liberté d’initiative.

M. le Président : Il ne devait pas être facile d’exercer dans ces conditions ?

M. Francis SPITZER : L’humilité est une vertu chrétienne. Vous avez raison, monsieur le Président : moralement et intellectuellement, cette situation n’était pas d’un grand confort.

M. le Président : Vous faites allusion aux vertus chrétiennes, mais nous sommes dans un Etat laïc.

M. Francis SPITZER : C’était un sourire.

M. le Président : Je le prends comme tel, mais dans un Etat laïc, les règles de fonctionnement de l’administration conduisent à rendre compte des difficultés que l’on éprouve pour accomplir sa mission. Avez-vous, à un moment donné, alerté le ministère de l’Intérieur ? Au-delà des informations que vous pouviez lui apporter sur les conditions d’exercice de votre fonction, cela aurait peut-être permis au ministère de prendre la mesure de la spécificité de l’action menée par le préfet Bonnet en Corse et de le mettre en garde contre les risques de dérive. Comme vous avez exercé des responsabilités importantes, je suis persuadé que vous étiez à même de comprendre et d’observer cette dérive. Avez-vous tiré la sonnette d’alarme ?

M. Francis SPITZER : Dans ces termes-là, non. D’abord cela n’est pas dans le style du corps préfectoral. C’est un corps hiérarchisé où l’on est habitué à l’obéissance, peut-être pas ad cadaver, mais on ne peut pas aller dire au ministère : " monsieur le directeur, mon préfet est difficile ". J’ai fait savoir en usant de litotes et pour paraître convenable que les choses n’étaient pas toujours faciles, mais vous savez, dans ma carrière, je n’ai pas toujours connu des préfets " faciles ". Je n’ai donc pas alerté de cette façon-là, en disant : " attention, il se passe des choses ".

Pourquoi ? D’une part, il est plus facile de porter un jugement aujourd’hui, a posteriori. A la lumière des événements, il m’est arrivé de revivre certaines scènes et de me dire : " Ah oui, là, peut-être... ". D’autre part, il faut tout de même rappeler que nous connaissions une période de succès et que notre action était appréciée. Personne ne pouvait critiquer le préfet Bonnet, au contraire. Chacun savait bien qu’il n’était pas facile de travailler ici, parce que l’on était en Corse et parce que Bernard Bonnet était un homme de caractère, mais, même si je m’étais exprimé autrement que par des litotes, personne n’aurait compris le message ou ne m’aurait cru.

M. le Président : Y compris si vous aviez demandé votre rapatriement sur le continent au motif que la difficulté de l’exercice était telle que vous aviez le sentiment de ne pas pouvoir remplir la mission qui vous avait été confiée ? Après les auditions auxquelles nous avons procédé, on peut se poser la question de savoir s’il n’y a pas eu de la part du préfet Bonnet acceptation de votre nomination parce qu’il avait déjà la volonté de ne pas partager. Sans doute a-t-il tout fait pour éviter l’affrontement avec le préfet adjoint pour la sécurité en limitant les délégations, en essayant de confisquer le plus possible de prérogatives pour ne lui laisser que la gestion quotidienne des services de sécurité, qui n’est pas le travail le plus exaltant.

M. Francis SPITZER : Je ne m’occupais pas seulement du fonctionnement quotidien, j’étais chargé aussi d’aspects opérationnels. Ainsi, lors de grandes manifestations, je concevais le projet en liaison avec les représentants des forces de sécurité et je le soumettais pour accord au préfet.

L’organisation de la sécurité pour les journées internationales de Corte, par exemple, était conçue en coordination avec les forces de gendarmerie, mais la décision sur le volume des forces employées et sur leur doctrine d’emploi nécessitait l’accord du préfet Bonnet. D’autant plus qu’il en était, de facto, directement responsable puisque le dimanche après-midi, le ministre a appelé le préfet Bonnet ici, à son bureau. J’étais alors sur le terrain dans mon rôle opérationnel. J’avais la responsabilité de la conduite opérationnelle, mais la responsabilité au sens plein revenait manifestement au préfet Bonnet. C’est ainsi que les choses se passaient, parce que Bernard Bonnet était le préfet de Corse et parce qu’il était l’interlocuteur privilégié de Paris.

M. le Président : Quand les journées de Corte ont-elles lieu ?

M. Francis SPITZER : Le premier week-end d’août.

M. le Président : Vous avez donc vécu celles de 1998.

M. Francis SPITZER : Et je prépare celles de 1999.

M. le Président : Celles de 1998 se sont-elles déroulées normalement ?

M. Francis SPITZER : Oui, là aussi après une lecture a posteriori. L’un des problèmes essentiels en Corse, c’est la qualité du renseignement. Qu’est-ce que le renseignement en Corse ? Est-ce la rumeur ? Sans doute non, mais plusieurs fois recoupée, la rumeur peut devenir renseignement. Mes collaborateurs savent que je suis toujours agacé d’entendre dire : " Tout Ajaccio sait ", " Tout Bastia sait ". Il est difficile d’obtenir un renseignement fiable. Cela signifie que pour ce qui relève de l’ordre public, on est obligé de prendre de très grandes précautions en matière de renseignement. Pour reprendre l’exemple des journées de Corte, nous avions un renseignement selon lequel il n’y aurait vraisemblablement pas d’apparition d’hommes cagoulés et armés en 1998. Je puis vous le dire avec plus d’aplomb aujourd’hui en sachant qu’il en a été ainsi, mais sur le moment nous avons pris des mesures de précaution particulières. Certaines phases dans la manifestation nous ont laissé penser, à un moment, qu’un tel événement pouvait se produire. Cette année, nous prenons en compte cette hypothèse de travail. J’insiste sur ce point : l’une des difficultés de l’ordre public en Corse, c’est d’obtenir de bons renseignements.

M. le Président : Vous le savez, ces apparitions n’ont pas toujours lieu là où on les annonce ! Pour en revenir à une période plus proche, avez-vous obtenu des informations sur les conférences de presse qui ont eu lieu récemment, celles d’Armata Corsa et du FNLC-Canal historique ?

M. Francis SPITZER : S’agissant du groupe Armata Corsa, notre niveau de renseignement...

M. le Président : Combien étaient-ils ?

M. Francis SPITZER : Quatre.

M. le Président : Il y a des contestations sur les chiffres. On a parlé de six cents personnes à Tralonca.

M. Francis SPITZER : Nous reparlerons du chiffre pour l’autre conférence de presse.

Pour la première, notre niveau de renseignement était le suivant : alors que la conférence de presse avait déjà eu lieu et que les RG et la gendarmerie ignoraient la création d’un groupe de ce type ou même un soupçon de rassemblement autour de Santoni, les RG ont appris que Corse Matin publierait vraisemblablement le lendemain un article relatant cette conférence de presse.

M. le Président : Vous avez bien dit qu’Armata Corsa est organisé autour de Santoni ?

M. Francis SPITZER : Oui. C’est l’analyse que nous faisons a posteriori.

M. le Président : Il s’agit bien de François Santoni ?

M. Francis SPITZER : Oui. Certains attentats et certaines pressions le montrent.

Sur la deuxième conférence de presse, nous n’avions aucun renseignement. Il faut dire que lorsqu’une conférence de presse clandestine doit se tenir, les RG ont parfois - rarement mais cela est arrivé - un renseignement du type : il se pourrait que, très prochainement, il y ait quelque part en Corse une conférence de presse clandestine. Mais cette fois-ci, nous n’avions rien, précisément parce qu’il s’agit d’un très petit groupe, que nous sommes fondés à désigner comme proche de Talamoni, en vue de réaffirmer son autorité sur l’île. C’est une interprétation.

M. le Président : Vous parlez donc du deuxième groupe et de la conférence de presse du FLNC-Canal historique.

M. Francis SPITZER : Ce qui est intéressant dans les deux messages que veulent faire passer ces deux groupes, c’est qu’alors que le ton est très ferme, très offensif et qu’il n’est nulle part fait mention du mot " trêve " - même si Armata Corsa revendique des attentats tout en disant que porter les armes a une valeur symbolique -, curieusement, tout le monde les interprète comme l’annonce d’une trêve.

Pourquoi ? Parce qu’il y a des " commentateurs autorisés ". Ils ne se trouvent pas parmi les responsables des renseignements généraux ou de la gendarmerie mais à FR 3 où l’on compte des sympathisants de la cause nationaliste. A en croire FR 3 et la presse, il faudrait interpréter ces messages comme l’annonce d’une trêve. Cette interprétation me paraît fragile pour la bonne et simple raison que nous sommes actuellement confrontés au problème de la reprise d’activité de la société de transport de fonds Bastia Securità avec des grévistes de la faim, une montée des tensions. C’est un événement important et symbolique pour le mouvement nationaliste, puisque Bastia Securità se proclame elle-même " entreprise nationaliste ".

M. le Président : C’est une nouvelle catégorie spécifique à la Corse !

M. Roland FRANCISCI : Hélas !

M. le Président : Depuis l’arrivée du préfet Lacroix, une plus grande autonomie vous est-elle accordée, bénéficiez-vous d’un plus grand respect de vos attributions ?

M. Francis SPITZER : C’est évident, mais avant de vous répondre, je voudrais conclure sur la période de M. Bonnet. Mon rapport avec lui était subordonné. Je m’occupais de la gestion des affaires courantes mais tenais aussi un rôle de nature opérationnelle tout en lui rendant compte en final. Le préfet s’appropriait les réussites, ce n’est pas un reproche, c’est normal.

M. le Président : C’est classique chez nous aussi.

M. Francis SPITZER : J’ai également rencontré quelques difficultés dues à l’éloignement et au fait que le préfet du département de Haute-Corse ne souhaitait pas partager l’exercice majeur de l’autorité de l’Etat. Cela a donné lieu à quelques discussions. Mon collègue Bernard Lemaire a cru parfois que certains refus ou nuances que j’apportais étaient dictées par Bernard Bonnet. J’agissais avec une liberté de manœuvre plus ou moins réduite selon les cas, en tout cas toujours subordonnée, dans un climat de tension avec le préfet ou avec les préfets, mais n’exagérons rien, toujours entre gens convenables.

D’autant que j’ai fait mienne, en quelque sorte, la maxime anglaise : never explain, never complain. L’importance de la mission ne permet pas au corps préfectoral d’apparaître aux forces de police et de gendarmerie comme n’étant pas totalement d’accord ou en situation conflictuelle. Elle exigeait que je fasse toujours bonne mine, que je m’applique à réduire les tensions et à assurer l’unité de doctrine. C’est ce qui guidait mon action. Cette situation difficile pour moi, je m’appliquais à la rendre supportable pour les autres. Si le préfet Bonnet formulait une remarque acide, me demandait de dire à untel ceci ou cela, je le lui répercutais en d’autres termes. Je m’appliquais à rendre les choses supportables pour chacun, eu égard à l’importance de la mission, car il importait avant tout de préserver notre mission.

M. le Président : Au-delà de l’importance de la mission, les relations entre M. Bonnet et ses subordonnés, quels qu’ils soient - vous n’étiez pas le seul dans cette situation - étaient-elles vraiment difficiles ? Se sont-elles aggravées au cours des mois ? Avez-vous senti une évolution ?

M. Francis SPITZER : Je mentirais en disant qu’elles étaient difficiles, dans la mesure où c’était tous les jours...

M. le Président : C’est encore plus grave.

M. Francis SPITZER : Vous me demandiez quelle est la différence entre être le collaborateur de Bernard Bonnet et celui du préfet Lacroix. En allant à la réunion du soir du préfet Lacroix, je ne me demande pas si le moment est bien choisi pour lui parler de tel dossier ou s’il vaut mieux remettre cette discussion au lendemain. Je lui parle de tous les dossiers, je n’attends pas d’avoir pris la température. C’est une différence de climat car, je le répète, mes rapports avec le préfet Bonnet étaient toujours convenables.

M. le Président : Un climat convenable n’empêche pas les bassesses, les règlements de comptes, l’autoritarisme exacerbé, d’autant que vous évoluiez dans un cercle très limité. Nous visiterons tout à l’heure les lieux dans lesquels il a exercé ses fonctions. Comment vivait-il ? Etait-il célibataire " géographique " ?

M. Francis SPITZER : Non, son épouse était souvent présente.

M. le Président : Souvent. Ses enfants vivaient sur le continent ?

M. Francis SPITZER : C’est exact.

M. le Président : Le lieutenant-colonel Cavallier habitait à la préfecture ?

M. Francis SPITZER : Le lieutenant colonel Cavallier, pendant qu’il était chargé de mission, et M. Pardini habitaient l’hôtel de préfecture.

M. le Président : Aucun des trois hommes n’était célibataire " géographique " ?

M. Francis SPITZER : M. Pardini, dont on connaissait la relation avec la sœur de Bernard Bonnet, vivait en célibataire " géographique ". Il me semble que le colonel Cavallier ait fait venir sa famille après être devenu chef d’état-major et pouvoir occuper les appartements du chef d’état-major de la légion de gendarmerie.

M. le Président : Puisque nous sommes entre nous, quelles étaient les relations entre M. Bonnet et la femme de M. Cavallier ?

M. Francis SPITZER : Très honnêtement, je n’en sais rien.

M. le Président : Pourtant, Paris Match y fait allusion !

M. Francis SPITZER : Cela fait partie des rumeurs de l’île. Mais puisque nous sommes dans ce ton-là, tout le monde saura vous dire que Bernard Bonnet résiste difficilement à une jolie femme et à un journaliste. Et si la jolie femme est journaliste...

M. le Président : Cela est moins anecdotique qu’il n’y paraît. Dans ce climat d’enfermement, de repli sur soi, de relations amicales faussées par les relations extra-conjugales, avec la rancœur, le désir de vengeance, tout finit par s’expliquer si l’on y regarde de plus près - on pourrait en faire un très bon roman à l’eau de rose. Pourquoi le lieutenant-colonel Cavallier est-il allé en Corse ? Est-ce simplement parce qu’il a un crucifix dans son bureau ? Il avait sans doute d’autres motivations pour faire certaines déclarations. Ses états d’âme ont duré suffisamment longtemps pour que l’on s’interroge sur la sincérité de sa démarche depuis un certain nombre de mois.

M. Francis SPITZER : Vous avez raison de poser la question du microcosme, du premier cercle. Cela me paraît évident. Si j’en ai un peu souffert au début, je me suis rapidement fait une raison parce que je n’aime guère les chapelles.

M. le Président : Vous n’étiez pas célibataire " géographique " ?

M. Francis SPITZER : Je suis célibataire tout court, mais j’ai d’autres passions dans la vie : j’aime la lecture, la musique, le tennis. Pour tout vous dire, après avoir subi la pression d’une journée, je suis parfois bien content le soir d’être seul et de ne voir personne. Cela fait partie de la vie équilibrée que je tente de mener malgré tout.

Mes relations avec Bernard Bonnet étaient courtoises, parfois tendues, mais vers la fin, j’ai eu à regretter une ou deux mauvaises manières.

La première fois, ce fut dans le domaine de la communication. Je me souviens parfaitement de la date, c’était le dimanche 25 avril, journée des déportés. Le préfet a appelé mon collaborateur chez lui, le matin. Il était, semble-t-il, très en colère à propos d’un article publié dans Le Journal du dimanche qui faisait référence aux événements récents. Il a demandé à mon collaborateur, qui sait se servir d’un traitement de texte, de venir immédiatement taper un communiqué de presse. Un peu surpris d’être contacté directement par le préfet de région, il m’a joint par téléphone. Je lui ai répondu que j’étais en ville et que j’allais immédiatement rejoindre mon bureau. Nous avons rencontré ensemble le préfet. Le texte avait déjà été tapé par Gérard Pardini et envoyé. C’était après l’incendie de Chez Francis. Le communiqué faisait état d’éléments factuels et rappelait la création du GPS ; dans un deuxième paragraphe, il indiquait que le propriétaire de la paillote avait déjà fait l’objet d’attentats, que son bateau avait été endommagé, etc. J’ai demandé à Bernard Bonnet de quoi il s’agissait. J’ai été un peu mal reçu. Je lui ai dit qu’il n’était peut-être pas utile de réagir à un article d’un journal que personne ne lit. La conversation a tourné court. Le document est parti comme un communiqué de la préfecture de police, mais sur le papier à lettre du préfet de Corse, pas le mien, et, compte tenu de la hâte, sur le fax du préfet. Je n’ai pas trouvé la manière très élégante, mais il y avait l’émotion du moment, la prise d’armes était imminente, et je suis parti. Le cérémonial pour la prise d’armes veut que j’arrive en voiture avec le préfet. Pour le retour, M. Gérard Pardini m’a dit : " Ne montez pas dans la voiture du préfet, c’est le colonel de gendarmerie qui l’accompagnera ". J’ai mis cela sur le compte, non d’un accrochage, mais du fait que j’avais demandé de quoi il s’agissait. Comme c’est à côté, je suis revenu à pied. Ce qui m’a gêné c’est qu’un journaliste m’a demandé : " Qu’avez-vous voulu dire ? " Je lui ai répondu : " Rien, lisez le papier, un point c’est tout ". Je n’allais pas lui dire alors d’interroger MM. Gérard Pardini ou Bernard Bonnet. Là encore, il faut maintenir une façade : je n’allais pas faire savoir qu’ils avaient agi dans mon dos. C’est le premier signe d’énervement, que j’ai mis sur le compte d’un mouvement d’humeur.

La deuxième mauvaise manière, je ne l’ai analysée comme telle que par la suite. Deux nouveaux directeurs venaient d’être nommés au ministère, notamment celui en charge des fonctionnaires de la sécurité publique. Comme j’avais quelques dossiers à traiter, je souhaitais les rencontrer dans un délai raisonnable et ils m’avaient fixé rendez-vous. Lorsque l’on doit aller à Paris, le bon de transport est signé par le préfet. Je m’étais assuré huit jours à l’avance auprès de Gérard Pardini que cette date n’était pas en contradiction avec le programme du préfet, puisqu’il est prévu que l’un d’entre nous soit toujours présent sur place. L’avant-veille de mon départ, le secrétariat m’a indiqué que le bon n’était pas signé et que le préfet ne savait pas que je devais me rendre à Paris. Bernard Bonnet étant absent, j’ai renoncé au déplacement. Le lendemain matin, je lui ai fait part de mon étonnement ; il a paru surpris, semblant me signifier que j’aurais dû le prévenir. Sur le moment, j’ai cru à un désordre administratif, une mauvaise liaison entre le secrétariat et le cabinet. Rétrospectivement, je me demande s’il n’a pas craint que je me doute de quelque chose et n’aille le rapporter à Paris.

Ce sont les deux seuls signes que j’ai pu observer personnellement, parce que le préfet Bonnet a donné le change jusqu’à la fin. Le soir même de son déplacement judiciaire, je l’ai rencontré pendant environ un quart d’heure pour traiter deux ou trois affaires. Avant moi, il s’était entretenu avec le général délégué militaire départemental. Depuis, j’ai eu l’occasion d’en parler avec lui et il m’a dit : " Vous l’avez vu comme moi une heure avant, il a donné le change ". C’est quelqu’un qui a une étonnante maîtrise de soi, un homme de caractère.

Vous avez compris que mon propos n’était pas de me lamenter sur le sort du préfet de police. Sa tâche est difficile mais il remplit sa mission en essayant d’être un réducteur de tensions, en utilisant parfois la diplomatie et l’explication. La fonction ne permet pas toujours d’avoir un commandement direct. Je dois dire que les choses ont changé et que j’exerce ma fonction avec une vraie liberté tout en étant obligé, bien entendu, d’expliquer les choses, de répondre parfois négativement aux demandes. Quand le préfet de département vous demande deux escadrons et que vous n’en avez qu’un, vous devez l’expliquer. C’est le métier de préfet de police qui donne les choix et qui cherche l’accord dans la mesure du possible.

M. le Rapporteur : C’est donc une fonction utile ?

M. Francis SPITZER : J’en suis persuadé. Je n’ai jamais douté de son utilité. Je me demande seulement parfois si je dispose de tous les moyens nécessaires pour remplir ma mission.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr