Présidence de M. Raymond FORNI, Président
M. Édouard Lacroix est introduit.
M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête lui ont été communiquées. A l’invitation du Président, M. Édouard Lacroix prête serment.
M. le Président : Monsieur Lacroix, vous avez été directeur général de la police nationale d’avril 1993 à août 1994. Je rappelle que vous êtes actuellement directeur de cabinet de M. Charles Pasqua au conseil général des Hauts-de-Seine.
Nous aimerions savoir quelle place occupait la Corse dans l’exercice de vos fonctions et quels problèmes pouvait alors soulever le fonctionnement des forces de sécurité sur l’île. Peut-être pourriez-vous également nous parler de la coordination entre les différents acteurs : police, gendarmerie, justice.
M. Édouard LACROIX : Monsieur le Président, je vais commencer par brosser rapidement l’organisation des forces de sécurité dépendant de l’Etat en Corse, en insistant sur le fait que ces dernières sont placées sous la responsabilité de deux préfets territoriaux, ce qui est d’ailleurs le droit commun sur l’ensemble du territoire national, et d’un préfet adjoint pour la sécurité ; sur les deux premiers préfets mentionnés, l’un cumule les fonctions de préfet de département de la Corse-du-Sud et de préfet de la région Corse. Deux ensembles de forces de sécurité agissent sous l’autorité de ces trois préfets : la gendarmerie et la police nationale.
Au moment où j’étais directeur général de la police nationale, l’ensemble de ces forces représentaient globalement 2 200 personnes, soit un gendarme ou un policier pour cent habitants. Sur le plan national, ainsi que vous le savez sans doute, on comptait de 220 000 à 225 000 policiers et gendarmes pour une population d’environ 57 millions d’habitants.
La gendarmerie doit, à l’époque, compter - je parle là de mémoire - un peu plus de 1 200 personnes entre les brigades réparties sur l’ensemble de l’île et trois escadrons de gendarmes mobiles. La police nationale, quant à elle, regroupe environ 1 000 personnes, le plus gros des effectifs étant affecté à la sécurité publique - il y a une direction départementale de sécurité publique en Haute-Corse et une autre en Corse-du-Sud. S’y ajoutent des éléments de la police de l’air et des frontières qui deviendra ultérieurement la Direction centrale du contrôle de l’immigration et de la lutte contre l’emploi des clandestins (DICCILEC), les renseignements généraux, le SRPJ dont les relations avec l’autorité territoriale ne dissimulent pas d’autres relations fonctionnelles avec les autorités judiciaires, une antenne de la DST qui n’a aucun objectif strictement lié à la Corse, ainsi que trois compagnies républicaines de sécurité. Enfin, il existe une antenne du SGAP de Marseille qui est chargée de la gestion de l’ensemble de la police, c’est-à-dire de la gestion des hommes, qui a un rôle disciplinaire, une fonction strictement administrative de fourniture et de coordination des moyens et qui veille également à l’engagement des travaux immobiliers ou de réfection.
Cette police - je parle de la police nationale car j’ignore si l’on peut en dire autant de la gendarmerie nationale -, lorsque je l’ai découverte, avait besoin d’être motivée et de sentir une certaine discipline car on constatait et déplorait, par rapport à la moyenne nationale, d’abord un excès de congés de maladie, ensuite un excès d’absentéisme ainsi qu’une insuffisance de procédures disciplinaires, ces dernières devant être conduites, et c’est bien l’une des ambiguïtés de l’organisation administrative de la Corse, sous l’autorité du SGAP de Marseille mais avec son antenne qui fonctionne à Ajaccio.
Sur le plan des effectifs, je ne pense pas que la police nationale puisse souffrir de quoi que ce soit numériquement. J’aurai même tendance à dire que la présence de trois compagnies de CRS et sans doute celle de trois escadrons de gendarmes mobiles peut apparaître excessive par rapport aux dangers permanents de la Corse et surtout aux réponses qu’attendent ses habitants de l’action des forces de sécurité. Aussi avions-nous, à un certain moment, cherché une meilleure adéquation des effectifs à la situation en Corse, notamment par le retour sur le continent d’une compagnie de CRS et la création d’unités spécialisées au sein des commissariats de police d’Ajaccio et de Bastia ou le renforcement du SRPJ. De la même manière, nous avions suggéré que l’un des escadrons présents en Corse regagne le continent mais qu’en contrepartie la gendarmerie nationale consente un effort pour accroître la présence dans certaines brigades qui fonctionnaient souvent avec un nombre minimum et incompressible de gendarmes.
Quant à la nécessaire coordination de l’ensemble du système, il s’agit en fait d’un problème assez complexe car il convient avant tout d’assurer la coordination entre les autorités de police et les autorités judiciaires, ce qui est le devoir habituel des préfets territoriaux mais relève aussi, en Corse, des attributions du préfet adjoint pour la sécurité. Il existe également un besoin de coordination entre l’ensemble des différentes forces représentant l’ordre public, bien sûr la police et la gendarmerie, mais aussi les douanes. Il convient enfin d’assurer la coordination, d’une part entre la gendarmerie et la police nationale, d’autre part entre les différents services de la police nationale sur le terrain. A ce propos, je rappelle qu’ils se composent des policiers chargés de la sécurité publique mais également de la police de l’air et des frontières et des renseignements généraux - je mettrai à part la police judiciaire pour les raisons que vous devinez.
Cette coordination relève, en Corse, non pas du droit commun, mais d’un statut particulier lié à l’existence d’un préfet adjoint pour la sécurité qui a reçu un certain nombre d’attributions. Or, je me suis aperçu lors de mon arrivée Place Beauvau, que ce préfet adjoint pour la sécurité rencontrait un certain nombre de problèmes pour exercer concrètement sur le terrain l’autorité qui lui avait été déléguée par les deux préfets territoriaux. Nous avons donc cherché à lui conférer sur le plan formel, non pas un peu plus de compétences, mais davantage de moyens pour affirmer ses compétences, et je me souviens avoir rédigé - avec d’autres bien sûr - un document qui aurait pu faire l’objet d’une publication au Journal Officiel, signé, le cas échéant, par le Premier ministre, afin que l’autorité du préfet adjoint soit incontestée auprès des différentes forces de sécurité de l’île mais aussi auprès des autorités judiciaires, auprès des douanes, etc. Nous avons mis plus d’un an pour rédiger ce document qui n’a d’ailleurs pas été signé par le Premier ministre, mais par les ministres de l’Intérieur, de la Justice, de la Défense nationale et du Budget. Ce n’était - excusez cette expression - qu’une circulaire interministérielle alors que nous aurions souhaité davantage !
Par ailleurs, nous avions lancé, en août 1993, l’élaboration, dans tous les départements de France, de plans départementaux de sécurité. Ces plans étaient à la fois la suite et la réforme des efforts de regroupements départementaux entrepris par M. Paul Quilès. Ils reconnaissaient que les services de sécurité publique étaient leaders dans le domaine de la sécurité dans les zones urbaines mais qu’ils n’étaient pas les seuls à se préoccuper de l’ordre public puisqu’ils devaient collaborer avec la gendarmerie qui avait son propre territoire, avec les renseignements généraux, la police de l’air et des frontières ainsi qu’avec la police judiciaire. Ces plans départementaux qui comportaient deux parties - un diagnostic, puis un certain nombre de propositions d’actions - étaient signés par le préfet de département et par le procureur, sur l’ensemble du territoire national.
En Corse, nous aurions souhaité qu’il n’y ait qu’un seul plan de sécurité pour l’ensemble de l’île, mais il y a eu deux plans départementaux - dont nous avons vérifié, bien évidemment, qu’ils présentaient un certain nombre de convergences, d’abord dans l’analyse et ensuite dans les actions souhaitées - ce qui démontre bien que l’unité dans l’action ne se traduisait pas dans ce document qui, pourtant aurait dû fixer les objectifs pour l’ensemble des forces de sécurité en Corse.
Nous avions également lancé, en septembre 1993, une sorte de réflexion en demandant aux deux préfets territoriaux ainsi qu’au préfet adjoint pour la sécurité de nous faire des propositions sur les moyens de renforcer l’effort de restauration de la légalité républicaine, à partir de l’analyse d’un certain nombre d’actes élémentaires de police administrative, par exemple.
Les préfets nous ont répondu à partir de novembre 1993, ce qui nous a permis de dresser un bilan, pratiquement un an plus tard, en octobre 1994, d’une quinzaine d’actions que je ne peux pas énumérer car je ne m’en souviens pas dans leur totalité. Je peux dire néanmoins que, parmi elles, figuraient l’application, d’une part de la réglementation sur les dépôts de bouteilles de gaz dans les magasins - c’est vous dire si nous étions tombés dans le détail - car nous constations qu’elle n’était pas ou mal appliquée, d’autre part de la réglementation sur les dépôts d’explosifs car, à partir de dépôts primaires qui étaient gardés et protégés, on trouvait une profusion de dépôts secondaires où certaines disparitions d’explosifs ne correspondaient pas forcément aux cubages des déblais ou remblais annoncés dans les demandes formulées... A ce propos, je me permets de signaler que cette action ne relevait pas directement de la police nationale ou de la gendarmerie, mais sans doute du ministère de l’Industrie. Nous lui avons demandé s’il n’était pas possible de renforcer l’équipe qui se trouvait dans l’île afin que ces dépôts bénéficient d’une meilleure surveillance, mais j’ignore la suite qui a été réservée à cette requête.
D’autres actions s’exerçaient dans le domaine de l’urbanisme - déjà - à travers le contrôle des permis de construire, de l’occupation du domaine public et de la lutte contre les atteintes à l’environnement. Quant au contrôle du régime des armes, nous avions souhaité que les détenteurs d’armes soient tous inscrits dans des associations de tir. Nous avons lancé également, ce qui va sans doute vous faire sourire, une enquête sur les titulaires de cartes grises qui nous a permis de constater - mais cela mériterait sans doute d’être actualisé et affiné - qu’un certain nombre de véhicules de grosse cylindrée étaient propriété - c’est un détail que je cite pour distraire la commission - de braves dames septuagénaires, voire octogénaires, ce qui pouvait effectivement amener à s’interroger sur les conducteurs desdits véhicules... Nous avons également fait vérifier les inscriptions sur les listes électorales.
Je ne connais pas la situation actuelle, mais le bilan que nous avons dressé en 1994 paraissait à la fois positif puisqu’un certain nombre d’actes étaient intervenus, les procédures étaient plus nombreuses, les taux d’élucidation intéressants, et négatif car il faisait ressortir certaines lacunes telles que, par exemple, la non-diminution du nombre des dépôts d’explosifs ou encore l’augmentation des inscriptions sur les listes électorales.
Quel était le rôle du directeur général de la police nationale ? Bien évidemment, la Corse faisait partie de ses préoccupations puisqu’elle faisait partie de celles du ministre de l’Intérieur, mais je dois dire qu’elle n’était pas l’unique objet de notre souci quotidien, d’autant qu’à ce moment-là, nous devions faire face à la menace du terrorisme islamiste - nous avions mené un certain nombre d’opérations à l’encontre du FIS et de quelques éléments dont nous soupçonnions qu’ils faisaient partie du GIA - nous poursuivions la lutte contre la drogue - c’est à cette époque que nous avons réussi une opération sur la Colombie, dont vous avez sans doute entendu parler, à partir d’un réseau que nous avions créé de toutes pièces, à savoir l’opération Margarita sur la Colombie - et que nous avons dû mettre sur pied, et j’allais même dire supporter, la création d’Europol dont nous souhaitions, pour notre part, qu’elle soit intergouvernementale et non pas fédérale - n’y voyez là aucune prise de position...
M. le Rapporteur : Il y a cinq directeurs aujourd’hui, je crois.
M. Édouard LACROIX : Nous devions également faire face à des problèmes d’immigration et lutter notamment contre les filières italiennes ou espagnoles, pour ne pas parler d’un certain nombre d’actions qui nous ont beaucoup mobilisés, comme la révolte des marins pêcheurs.
Voilà ce que je pouvais dire et j’en aurai terminé après avoir ajouté que la police nationale assure aussi la gestion des moyens. Elle est d’ailleurs davantage une direction générale d’administration qu’une direction strictement opérationnelle, sauf, bien évidemment lorsqu’il s’agit de coordonner, de donner les moyens et parfois de corriger les dérives ou l’oubli des instructions dans certains services.
Je me dois, en outre, de préciser que la direction générale de la police nationale, au niveau central, avait l’obligation de soutenir le moral de ses policiers, voire de ses préfets, car on sentait bien que les conditions dans lesquelles les uns et les autres exerçaient leur activité dans l’île paraissaient parfois les marquer davantage qu’un séjour analogue sur le continent. Je le dis d’autant plus volontiers qu’avant d’avoir été directeur général de la police nationale ou préfet de région, j’avais été moi-même préfet de la Martinique et que je sais ce qu’est, notamment, le poids de l’insularité.
Voilà quels étaient, rapidement brossés, la situation de la police et de la gendarmerie dans l’île et le rôle de la direction générale de la police nationale.
M. le Président : Durant votre période de responsabilité au ministère de l’Intérieur, qui est double puisque vous avez été d’abord directeur général de la police nationale, puis directeur de cabinet de M. Charles Pasqua, vous avez suivi les affaires corses, même si elles n’étaient pas l’unique objet de vos préoccupations, ce que je comprends bien. Comment, dans ces conditions, expliquez-vous que le successeur de M. Charles Pasqua, M. Jean-Louis Debré, ait porté devant nous un jugement extrêmement sévère sur la situation dont il a héritée, en 1995, à son arrivée au ministère de l’Intérieur ?
A l’entendre, les services ne fonctionnaient pas, la porosité dans les commissariats de police en Corse était telle qu’il fallait privilégier le recours aux structures nationales, la coordination entre les différents services était défaillante, bref c’était un peu la pagaille.
M. Édouard LACROIX : Je suis très gêné de devoir porter un jugement sur les déclarations d’un ministre de l’Intérieur ! Ce que je crois pouvoir dire c’est que nous avons fait de très gros efforts qui commençaient effectivement à porter leurs fruits mais qu’il s’agissait d’efforts de longue haleine. Par exemple, lorsque nous avons décidé de porter une attention particulière à l’absentéisme dans les services en Corse, cela supposait de trouver des médecins pour vérifier les congés de maladie des policiers corses...
M. le Président : Et vous avez envoyé M. Ceccaldi ?...
M. Édouard LACROIX : M. Ceccaldi était à Marseille...
M. le Président : Mais il paraît qu’il faisait sur l’île des séjours tellement fréquents qu’on finissait par croire qu’il était en poste à Ajaccio ou à Bastia !
M. Édouard LACROIX : Oui, mais on aurait pu aussi trouver des médecins corses qui auraient travaillé pour nous : c’était plus difficile à faire qu’à dire...
M. le Président : Si cela peut vous rassurer, le problème se pose toujours dans les mêmes termes aujourd’hui car les médecins locaux, apparemment, ne font pas tout à fait à ce que l’on est en droit d’attendre d’eux ! C’est en tout cas l’information que nous avons recueillie sur place.
M. Édouard LACROIX : Sans accabler nos prédécesseurs, la situation que nous avons nous-mêmes trouvée n’était pas, non plus, très bonne. Peut-on dire que nous l’avons améliorée ? Oui, même si M. Jean-Louis Debré a pu la trouver médiocre à son arrivée. Je ne vois pas, d’ailleurs, comment il aurait pu se placer dans un axe très différent du nôtre, à l’égard de la police nationale en tout cas, puisque le problème n’était pas un problème d’effectifs mais de motivation et d’autorité.
M. le Président : Monsieur Lacroix, il a essayé, comme vous sans doute, de mener la même politique, notamment celle qui consistait à négocier avec les mouvements autonomistes corses.
M. Édouard LACROIX : Moi, je n’ai jamais eu un seul contact avec les mouvements corses !
M. le Président : Jamais ?
M. Édouard LACROIX : Jamais !
M. le Président : Pourtant, on nous a dit qu’il y avait eu un changement d’attitude de la part du gouvernement, à partir de l’attentat commis contre la mairie de Bordeaux et qu’à partir de ce moment-là, on avait rompu tout dialogue avec les mouvements autonomistes. Je veux bien croire qu’il n’y avait aucun contact, mais l’affaire de Tralonca révèle qu’ils existaient bel et bien, ou alors on nous prend pour des niais, ce qui serait un peu gênant pour la fonction politique qui est la nôtre, même si nous ne sommes pas magistrats ou policiers... Des contacts, il y en a eu, y compris à l’époque où M. Charles Pasqua était ministre de l’Intérieur ?
M. Édouard LACROIX : Je peux vous dire qu’à mon poste de directeur général de la police nationale, comme à mon poste de directeur de cabinet, je n’ai jamais rencontré, à une seule occasion...
M. le Président : Vous, mais est-ce que d’autres ne l’ont pas fait, je pense à M. Leandri, par exemple ?
M. Édouard LACROIX : Au sein du cabinet du ministre de l’Intérieur, M. Leandri était chargé des relations avec les syndicats de police. La personne qui suivait, à l’époque, les dossiers corses, au titre notamment du plan de développement de la Corse, était M. Bisch.
M. le Président : Considérait-on, au sein du Gouvernement de l’époque, qu’il y avait un " ministre pilote " qui était responsable de la Corse, en l’occurrence le ministre de l’Intérieur, selon l’expression employée par M. Charles Millon qui nous a dit que de ce fait il n’intervenait pas directement dans les affaires corses ? Cela explique peut-être aussi le manque de coordination entre les services de la gendarmerie placée sous l’autorité du ministre de la Défense et les services de la police nationale relevant du ministre de l’Intérieur.
M. Édouard LACROIX : Je crois effectivement que M. Charles Pasqua était un ministre ayant des compétences privilégiées sur la Corse mais qu’il les affichait davantage en termes d’aménagement du territoire que de maintien de l’ordre. D’ailleurs, lorsqu’il a annoncé qu’il lançait une campagne de rétablissement de la légalité républicaine, c’était dans un discours qu’il a prononcé à l’Assemblée de Corse pour présenter ce que devait être le plan régional de développement.
M. le Président : J’en viens à une question que vous allez sans doute juger insolente : comme vous avez été et restez - ce n’est pas du tout une critique de ma part mais un constat - fidèle à M. Charles Pasqua, puisque vous avez quitté la direction générale de la police nationale pour devenir son directeur de cabinet, d’abord au ministère de l’Intérieur et ensuite au conseil général des Hauts-de-Seine, prétendez-vous que les " réseaux Pasqua " n’existent pas et que vous ignorez tout de leur existence ? Nous n’avons même pas, devant nous, le sous-chef des " réseaux Pasqua " puisque M. Charles Pasqua nous a déclaré qu’il en était bien évidemment le chef ?
M. Édouard LACROIX : Vous me faites beaucoup d’honneur, mais non ! M. Charles Pasqua vous a dit que ces réseaux n’existent pas : comment voulez-vous que je vous dise le contraire ?
M. le Président : Vous pourriez être en désaccord avec votre chef ! Ce n’est pas forcément impensable !
M. Édouard LACROIX : J’ai effectivement quitté le ministère de l’Intérieur en mai 1995 pour suivre M. Charles Pasqua, car si je ne l’avais pas fait, j’aurais été purement et simplement placé hors cadre, c’est-à-dire que je me serais retrouvé chez moi, alors que M. Charles Pasqua m’offrait un poste intéressant : celui de directeur de son cabinet au conseil général.
M. le Président : C’est-à-dire que M. Jean-Louis Debré avait envisagé de vous mettre hors cadre ?
M. Édouard LACROIX : J’étais de toute façon hors cadre pour être directeur de cabinet de M. Charles Pasqua et lorsque les élections présidentielles ont donné les résultats que vous savez, on m’a bien fait connaître que je n’aurais pas immédiatement d’affectation...
M. le Président : On considérait, si je comprends bien, que vous étiez un préfet politique ?
M. Robert PANDRAUD : C’est la règle du jeu !
M. Édouard LACROIX : De facto, on le devient. Oui, c’est la règle du jeu !
M. le Rapporteur : On a le sentiment, sans que cela soit péjoratif dans ma bouche, que M. Charles Pasqua, après avoir expérimenté la solution répressive, entre 1986 et 1988, a voulu essayer de trouver une solution politique, suivant un peu la ligne tracée par M. Pierre Joxe.
Je voudrais donc savoir comment cette solution politique a été mise en œuvre. Cela s’est-il traduit, dans certaines affaires, par le fait que la police était amenée à lever le pied ? Y-a-t-il eu des consignes de ce genre, encore une fois pour essayer de trouver une solution politique qui, intellectuellement, peut se défendre puisque l’on peut très bien estimer que 95 % des nationalistes ayant vocation à rejoindre la vie publique et démocratique normale, on traite les 5 % restants sur le plan répressif ? N’y a-t-il pas eu un pari de ce type ?
M. Édouard LACROIX : M. Charles Pasqua s’est exprimé assez souvent sur le comportement différent qu’il a adopté lors des deux périodes pendant lesquelles il fut ministre de l’Intérieur.
Pendant la première cohabitation, disait-il, on pouvait effectivement " faire beaucoup de répression ". Lorsqu’il est revenu aux affaires, en 1993, la composition politique de l’Assemblée de Corse était très différente puisqu’environ 25 % des électeurs avaient voté pour les mouvements nationalistes. Il est vrai qu’à cette époque-là, nous avions des interlocuteurs nationalistes élus, reconnus comme tels. L’originalité, me semble-t-il, de la position de M. Charles Pasqua était de faire porter l’effort d’abord sur le développement économique afin que les Corses définissent ce qu’ils entendaient faire à travers le plan de développement de la Corse. C’était donc sa priorité, mais n’oubliez pas qu’il était ministre de l’Aménagement du territoire en même temps que ministre de l’Intérieur.
M. le Président : Oui, mais enfin, monsieur le préfet, tout cela est très théorique, car dans ces mouvements chacun sait, et vous sans doute mieux que nous puisque vous avez pratiqué le ministère de l’Intérieur pendant quelques années, qu’en raison de la porosité entre la vitrine légale et l’action clandestine, il est difficile de tracer une frontière précise. Aujourd’hui encore, M. Talamoni est élu de l’Assemblée de Corse, mais il semblerait que, la nuit, il n’hésite pas à tenir des conférences de presse clandestines, la dernière en date, par exemple... C’est ce que nous ont dit les Corses que nous avons rencontrés sur place : la conférence de presse d’Armata Corsa, c’était Santoni et celle du FLNC-Canal historique, c’était Talamoni ! Par conséquent, lorsque vous nous dites qu’il n’y a eu aucun contact, à votre connaissance, entre les mouvements autonomistes et le ministère de l’Intérieur, cela ne peut pas être exact !
M. Édouard LACROIX : Non, je vous ai dit que, moi, je ne les ai jamais rencontrés.
M. le Président : Je n’accuse pas non plus M. Charles Pasqua de les rencontrer tous les matins au petit déjeuner : ce n’est pas du tout cela ! On peut très bien assurer les contacts par le biais de collaborateurs ou de personnes chargées d’une mission, et si j’ai évoqué le nom de M. Léandri c’est parce qu’il est quand même de notoriété publique qu’il a organisé des rencontres - même si la démonstration reste évidemment difficile à faire, je vous l’accorde. Si vous nous dites le contraire, vous paraîtrez nous prendre pour plus naïfs que nous ne le sommes...
M. Édouard LACROIX : Je ne vous dis pas le contraire mais on ne m’a jamais fait de comptes rendus et je n’ai pas eu d’informations sur ces relations de M. Léandri. Cela dit, je ne suis pas surpris que vous me posiez la question.
M. le Président : Mais, puisque vous étiez directeur de cabinet, les informations, à un moment donné, devaient bien arriver jusqu’à vous ?
M. Édouard LACROIX : Non, non, jamais !
M. le Président : Jamais ? Cela veut dire que les informations étaient recueillies par ces gens-là sur place grâce aux contacts qu’ils avaient. Si vous n’en aviez pas connaissance, à qui étaient-elles transmises ?
M. Édouard LACROIX : Au ministre de l’Intérieur, mais elles ne passaient pas par le cabinet, elles ne passaient pas par moi !
M. le Président : Sur l’urbanisme dont vous avez parlé, il y avait des décisions judiciaires qui, par exemple, - cela ne revêt pas une importance capitale à mes yeux - mettaient un terme à l’occupation illégale du domaine public maritime : comment se fait-il que ces décisions n’aient pas été exécutées ? Puisque l’on souhaitait remettre de l’ordre, il était quand même relativement simple d’exécuter une décision rendue par la justice de notre pays. Comment expliquez-vous qu’il n’y ait pas eu d’actions en ce sens ?
M. Édouard LACROIX : Le problème ne se posait pas uniquement en Corse. Il y avait un certain nombre d’actions sur le littoral méditerranéen notamment... Personnellement, je pense que si - je ne me souviens pas de cas précis - les préfets nous avaient fait savoir qu’il y avait une décision de justice à exécuter, nous leur avions dit de l’exécuter. Il faut quand même reconnaître que l’exercice de l’autorité de l’Etat est déconcentré : moi-même, étant préfet de Martinique, j’ai eu un certain nombre de décisions de justice à exécuter et j’ai fait démolir dans la zone des cinquante pas géométriques une ou deux maisons, mais je concède que ce type de décisions est difficile à mettre œuvre, qu’il faut convaincre, que cela exige du temps.
M. le Rapporteur : Quelques questions sur le dispositif antiterroriste : est-ce que l’UCLAT fonctionnait s’agissant de la Corse, en assuriez-vous personnellement la direction, était-elle un moyen utile d’échanges, d’informations et d’orientations stratégiques ?
M. Édouard LACROIX : Oui, le dispositif fonctionnait, mais moins sur la Corse que sur le pays basque et les mouvements islamistes, beaucoup moins.
M. le Rapporteur : Est-ce parce que peu de choses se passaient en Corse ?
M. Édouard LACROIX : Il se passait des choses, mais au premier rang de nos préoccupations se trouvaient le FIS et le GIA. Nous avons mené un certain nombre d’opérations contre le FIS et ce que nous croyions être le GIA ; elles étaient beaucoup plus nombreuses, sinon spectaculaires, que sur la Corse.
M. le Rapporteur : La DNAT, à cette époque, s’est finalement assez peu investie sur la Corse. Par qui étaient menées les enquêtes ?
M. Édouard LACROIX : C’est vrai, et les enquêtes, pour l’essentiel, étaient faites localement.
M. le Président : C’est vous qui avez choisi Mme Ballestrazzi pour devenir responsable du SRPJ d’Ajaccio ?
M. Édouard LACROIX : C’était le ministre, mais la décision a été prise de notre temps, si je puis dire.
M. le Rapporteur : Et pour quels motifs ?
M. Édouard LACROIX : D’abord, il fallait effectivement changer le chef du SRPJ de Corse, ensuite elle avait bien réussi là où elle était ; dans la hiérarchie policière consensuelle, elle occupait une place intéressante : on pensait qu’elle aurait un avenir brillant dans la police, ce qui est le cas d’ailleurs puisqu’elle est maintenant sous-directeur. Cela n’a pas du tout choqué, au contraire, les commissaires de police qu’elle soit nommée à la tête du SRPJ de Corse.
M. le Président : Elle ne vous a jamais fait part de dysfonctionnements des services de sécurité en Corse ?
M. Édouard LACROIX : Si, je me suis d’ailleurs rendu personnellement en Corse.
M. le Président : Mme Ballestrazzi a-t-elle alors formulé des remarques sur les dysfonctionnements qu’elle avait pu constater ?
M. Édouard LACROIX : Tout à fait ! Sur les dysfonctionnements au sein de son service et dans les relations entre services, mais ces informations étaient relayées par le préfet adjoint pour la sécurité.
M. le Président : Quelle était exactement la nature de ces dysfonctionnements au SRPJ, monsieur Lacroix ? La porosité ?
M. Édouard LACROIX : Qu’entendez-vous par là ?
M. le Président : L’impossibilité de conserver le secret à l’intérieur d’un service. En cas de porosité, ce qui se dit à l’intérieur d’un service se sait immédiatement à Ajaccio qui est finalement un petit village. C’est d’ailleurs ce que l’on observe avec constance en Corse...
M. Édouard LACROIX : Je crois qu’on peut le dire, oui !
M. le Président : Mme Ballestrazzi se plaignait quand même de la manière dont fonctionnait son service ?
M. Édouard LACROIX : De temps en temps, elle me faisait effectivement part de ses difficultés.
M. le Rapporteur : Vous avez d’ailleurs renforcé ce service ?
M. Édouard LACROIX : Oui, mais je m’interroge sur le fait de savoir si c’était bien une question de renforcement ou...
M. le Président : ... d’hommes ou de femmes ?
M. Édouard LACROIX : Non, Mme Ballestrazzi n’est pas en cause dans cette affaire-là.
M. le Président : Je voulais parler de fonctionnaires, hommes ou femmes peu importe ! Excusez-moi, mais comme nous avons voté la parité, je la respecte scrupuleusement.
M. Édouard LACROIX : Oui, et peut-être aussi de relations avec les deux parquets : à l’époque, le parquet d’Ajaccio et le parquet de Bastia n’avaient peut-être pas tout à fait le même comportement.
M. le Président : Mme Ballestrazzi se plaignait-elle de dysfonctionnements dans les relations avec les autres services de sécurité, la gendarmerie, par exemple ?
M. Édouard LACROIX : Les problèmes de relations qui existaient entre la police et la gendarmerie nous avaient été signalés par le préfet adjoint pour la sécurité, je me souviens d’un rapport datant du mois d’août ou septembre 1993...
M. le Président : Vous êtes formel, monsieur Lacroix : Mme Ballestrazzi vous a signalé des dysfonctionnements à la fois internes et extérieurs avec les services de sécurité et avec les services judiciaires ?
M. Édouard LACROIX : Pour ce qui concerne les services judiciaires, c’était plutôt le préfet adjoint pour la sécurité.
M. le Président : Oui, mais il tenait sans doute ses informations des services concernés ?
M. Édouard LACROIX : Oui !
M. le Président : Dans ces conditions comment se fait-il que Mme Ballestrazzi vient de nous déclarer exactement le contraire, que tout " baignait " si j’ose dire... Il apparaît qu’entre le politique - car vous étiez un politique finalement, et ce n’est pas péjoratif mais tout à votre honneur - et les fonctionnaires traditionnels, il existe une différence de discours qui me paraît surprenante...
M. Robert PANDRAUD : Je vais remettre un peu d’ordre dans les idées, monsieur le Président, si je puis me permettre, car je crois que tout le monde ne parle pas le même langage pour dire, en définitive, les mêmes choses.
Que l’ancien directeur général de la police nationale dise que le préfet adjoint pour la sécurité et Mme Ballestrazzi lui ont parlé de dysfonctionnements entre la gendarmerie et la police n’est pas surprenant : comme je vous l’ai dit ce matin, c’est un problème éternel et c’est un vrai problème d’Etat. Qu’il se retrouve posé avec plus ou moins d’acuité en fonction des hommes et des situations géographiques : sûrement ! Que l’on se plaigne des parquets : oui, mais mettez-vous à la place du pauvre chef du SRPJ qui a un directeur central, un directeur général, un procureur à Ajaccio, un procureur à Bastia, un procureur général à Bastia... il ne sait plus à quel saint se vouer, alors il est naturel qu’il parle de dysfonctionnements car il y en a en permanence. Cela relève davantage, à mon sens, d’un problème profond que nous devons étudier que de problèmes d’épiderme.
M. le Président : Ce ne sont pas simplement des problèmes d’épiderme : ce sont des contradictions.
M. Robert PANDRAUD : Le système ne peut jamais fonctionner totalement sans ratage...
M. le Président : Nous sommes d’accord, monsieur Pandraud, mais c’est à travers les différences de déclarations des uns et des autres que j’essaie de comprendre comment tout cela fonctionnait - et je ne parle même pas des contradictions entre les ministres successifs qui laissent quand même assez sceptique sur la continuité de l’Etat.
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : Ce sont des gouvernements différents avec des premiers ministres différents. M. Edouard Balladur et M. Alain Juppé ont eu des arbitrages différents sur l’organisation de l’Etat.
M. le Président : C’est vrai, sauf qu’à l’époque de M. Alain Juppé, il y a eu une différence dans la stratégie mise en œuvre à partir de l’attentat de Bordeaux : apparemment tout le monde s’accorde à dire que l’on a " resserré les boulons " à ce moment-là, après avoir tenté une politique d’approche qui n’était sans doute pas porteuse de résultats. Or, vous nous dites, monsieur Lacroix, qu’il n’y avait pas de contacts ! Alors, moi, je ne comprends pas ! Comment peut-on mener une politique qui vise à rapprocher les points de vue si l’on n’a pas de contacts avec les gens, y compris avec les mouvements qui existent en Corse, vitrines légales ou autres...
M. Édouard LACROIX : Ces gens-là étaient représentés à l’assemblée territoriale corse...
M. le Président : Oui !
M. Édouard LACROIX : ... donc effectivement, M. Charles Pasqua les a rencontrés à la préfecture, notamment quand il a présenté le plan de développement pour la Corse, et je ne crois pas que ce soit choquant...
M. le Président : Non, mais est-ce que vous n’aviez pas observé une dérive de ces mouvements et notamment une part croissante en leur sein de comportements plus proches de la criminalité que de la revendication politique ?
M. Édouard LACROIX : Non, ce que je craignais, c’est que la criminalité organisée ait tendance à se développer en Corse, peut-être sous couvert de mouvements nationalistes, parce qu’on n’a jamais eu la preuve que certains attentats n’avaient pas été des attentats de droit commun sans relation avec l’action terroriste.
M. le Président : Vous avez été en quelque sorte le témoin de règlements de compte entre bandes rivales : 40 assassinats et combien d’affaires élucidées ? Une seule ! Cela ne pose pas problème à celui qui a la responsabilité de la police nationale ?
M. Édouard LACROIX : Cela me pose un problème puisque je vous ai parlé tout à l’heure de dysfonctionnements.
M. le Président : Mais comment expliquez-vous cette absence de résultats ?
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : C’était une période plutôt calme...
M. Édouard LACROIX : Oui, tout est relatif !
M. le Président : Calme au sens politique du terme ? Oui, nous sommes d’accord !
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : L’actualité de l’époque, c’était le terrorisme islamiste.
M. le Président : Monsieur Donnedieu de Vabres, quand ils se flinguent entre eux, on est tranquille : il n’y a pas de revendications extérieures !
M. Robert PANDRAUD : Il y a peut-être un peu de cela : Dieu reconnaît les siens !
M. le Président : Même s’ils s’entre-tuent, il faut essayer d’identifier les coupables parce que, comme ils ne se descendent pas tous et réciproquement, on peut penser qu’il en reste quelques-uns...
M. Édouard LACROIX : La seule fois que je suis allé en Corse - et sans que cela ait la moindre relation -, c’était après l’attentat d’un nommé Poggioli, victime d’un tireur à motocyclette à qui il avait d’ailleurs répondu. A mon arrivée à Ajaccio, j’ai demandé où en était l’enquête et l’on m’a répondu que l’on avait effectué un certain nombre de prélèvements sanguins - il y avait du sang partout, tant de Poggioli que du tireur - mais cela relevait du parquet. Que sont devenus les flacons de sang, ont-ils été analysés, ont-ils donné des résultats ? Je l’ignore.
M. le Président : Mais qui donnait des instructions à la justice pour qu’elle fasse preuve de " circonspection " dans ces affaires, selon le terme employé par le procureur général Couturier, de sorte que si des responsables de tel ou tel mouvement étaient mis en cause, on y allait à pas plus que prudents ?
M. Édouard LACROIX : Je peux vous dire que ce n’est pas le directeur général de la police nationale et je vois mal M. Charles Pasqua donner des instructions à des parquets relevant de l’autorité du garde des sceaux.
M. le Président : Je ne dis pas que c’est M. Charles Pasqua, pas plus que je ne dis que c’est le directeur général de la police nationale... Dans un gouvernement, il y a une action et cette action est une. Par conséquent, est-ce que Matignon avait donné des instructions qui, forcément, passaient par le ministre de l’Intérieur puisqu’il était en charge de la Corse ?
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : Non, ce n’est pas vrai. M. Charles Pasqua n’était pas en charge de la Corse !
M. le Président : C’est exact, c’était durant les fonctions ministérielles de M. Jean-Louis Debré ! Rien de tel ne s’est produit lorsque M. Charles Pasqua était ministre de l’Intérieur ?
M. Édouard LACROIX : Je n’ai pas connaissance d’instructions données par le Gouvernement via le Premier ministre ou ses conseillers dans cette affaire.
M. Robert PANDRAUD : Il faudrait poser la question au garde des sceaux et au procureur général ! Comment voulez-vous que le ministre de l’Intérieur s’immisce dans ce système ? Ce n’est pas possible !
M. le Président : Il a déjà beaucoup à faire, c’est ce que vous voulez dire ?
M. Édouard LACROIX : Il avait beaucoup à faire avec l’aménagement du territoire et il disait que la sécurité publique était le préalable pour un bon aménagement du territoire et un bon développement économique.
M. Robert PANDRAUD : Monsieur le président, si un jour, vous trouvez un ministre de l’Intérieur qui donne des instructions à un procureur général, lesdites instructions se retrouveront dans Le Canard enchaîné dans la quinzaine qui suit, je suis prêt à parier tout ce que vous voudrez avec vous, sans parler du conflit que cela générerait avec le garde des sceaux. Demandez à M. Méhaignerie, qui était en fonction à l’époque, s’il aurait accepté de recevoir, en cette matière, des instructions de M. Charles Pasqua ! Demandez à Mme Guigou si elle aimerait recevoir des instructions de M. Chevènement...
M. Jean-Yves CAULLET : Vous avez parlé tout à l’heure de la déconcentration et indiqué que les préfets étaient chargés de faire exécuter les décisions de justice. Mais en Corse, comme dans les départements d’outre-mer puisque vous y avez fait allusion, les préfets savent très bien qu’ils sont dans une situation particulière à la fois en termes de risques en matière d’ordre public et d’observation de la part de leurs autorités centrales, notamment du ministre de l’Intérieur. N’y a-t-il pas là, d’après vous, une sorte d’engrenage ou de dérive, les uns ne donnant pas d’instruction, ni de faire, ni de ne pas faire, et les autres, sur le terrain, supposant qu’il vaut mieux être encore plus prudents qu’ils n’en avaient l’intention pour éviter les ennuis ? Finalement, n’y a-t-il pas une espèce d’intériorisation des contraintes de la Corse qui conduit chacun à en faire le moins possible ?
M. Édouard LACROIX : Je crois que oui !
M. Jean-Yves CAULLET : Puisque vous avez fait référence à votre expérience de l’outre-mer, avez-vous l’impression que le choix des hommes, à tous niveaux, par l’administration de l’Etat tient suffisamment compte de la particularité insulaire ? La corsisation des emplois n’est-elle pas aussi une forme d’acceptation d’un particularisme qui, finalement, est assez néfaste alors qu’une banalisation des affectations serait plus pertinente en la matière ?
M. Édouard LACROIX : Je me demande, au contraire, si dans des départements aussi difficiles il ne faudrait pas avoir des fonctionnaires dont on aurait bien mesuré le comportement psychologique.
M. Jean-Yves CAULLET : Est-ce vraiment le cas ? En tant que directeur général de la police nationale, avez-vous eu le sentiment que la gestion des personnels permettait d’aller jusqu’à ce degré de précision ?
M. Édouard LACROIX : Je pense qu’on peut le faire ou qu’on devrait le faire pour les commissaires de police et les responsables de circonscription. En dessous, le système est organisé de telle manière que les procédures de nomination, du fait des commissions paritaires et des règles d’avancement notamment, ne permettent pas ce genre de choses. Vous savez, la police nationale, c’est 135 000 personnes et 32 syndicats. D’ailleurs le directeur général de la police nationale doit, hélas, passer plus de temps à présider des comités techniques paritaires et des commissions paritaires qu’à faire son travail de bureau.
M. le Président : Vous connaissiez bien les hommes : que pensez-vous - c’est un exemple, mais il est emblématique de la corsisation dont on parlait - de M. Dragacci ?
M. Édouard LACROIX : Il était alors directeur de cabinet de M. Lacave, préfet adjoint pour la sécurité. Je l’ai beaucoup apprécié parce qu’il connaissait admirablement la Corse et je crois qu’il a été pour M. Jean-Pierre Lacave - peut-être vous le dira-t-il lui-même - un excellent collaborateur. C’était une sorte de " flic de référence "...
M. le Président : ... dont le sérieux, l’honnêteté...
M. Édouard LACROIX : ... ne faisaient pas le moindre doute. Il n’y avait aucune raison de mettre en doute ses compétences et son honnêteté.
M. Jean-Yves CAULLET : Vous avez évoqué la douane et vous avez cité un certain nombre de procédures administratives allant dans le détail de la vie quotidienne qui ne relevaient pas particulièrement du ministère de l’Intérieur mais faisaient partie de l’application des lois de la République. Est-ce que la situation particulière en Corse conduit les administrations de l’Etat, autres que celles relevant du ministère de l’Intérieur, à s’impliquer suffisamment ou y a-t-il un transfert sur la police et la justice au prétexte qu’en Corse tout est lié à la sécurité et que ce n’est que lorsque celle-ci sera établie que l’on pourra travailler. Y a-t-il une implication réellement interministérielle autour du préfet ?
M. Édouard LACROIX : Je répondrai d’une manière un peu normande ou auvergnate en disant qu’il existe un certain nombre d’actes administratifs élémentaires que la police ne peut pas faire tels que, par exemple, l’ouverture des coffres de voitures qui nécessite l’intervention des agents des douanes. Je sais qu’à une ou deux reprises nous nous sommes heurtés à de fortes réticences de ces derniers pour des raisons que je comprends ; il fallait sans doute faire intervenir le parquet pour qu’il apporte - si je peux me permettre l’expression - une forme de " dédouanement " à ces agents. Est-ce que le climat se prêtait à ce genre d’actions ? Je l’ignore.
J’ajouterai un autre exemple : l’été, les banques recevaient beaucoup de devises étrangères qui devaient ensuite être transférées sur le continent. Il fallait donc assurer leur transport et il y avait un certain nombre d’agences ou de sociétés de sécurité, en Corse, sur lesquelles moi-même je m’interrogeais - les banques refusaient pour leur part de garantir ce transfert - ce qui nous a conduits à mettre au point un dispositif particulier. A un certain moment, j’ai même dû imaginer un système de transport - auquel nous n’avons pas recouru finalement - par avion spécial d’Ajaccio, un jour vers Marseille, un autre vers Nice et ainsi de suite... C’est vous dire si nous nous interrogions sur la sécurité des transports de fonds ! Mais ce n’est pas une surprise...
M. Robert PANDRAUD : Dans cette matière, il n’y a aucun effort de réflexion de la part des banques, monsieur le Président. En mon temps - mais les choses n’ont pas dû tellement changer - un avion qui faisait escale à Biarritz pendant la période touristique, transportait toutes les devises usagées, en francs, en provenance d’Espagne et du Portugal. J’ai essayé à maintes reprises, mais en vain, de faire en sorte qu’il y ait dans les consulats d’Espagne et du Portugal, un procès-verbal d’incinération des devises, ce qui aurait considérablement limité les risques et les coûts. Quand on pense à tout ce que l’on est obligé de faire pour assurer le transport des devises et notamment aux rentes données aux agences de sécurité ; à l’aube de l’an 2000, il doit quand même y avoir des méthodes plus astucieuses ! Mais on préfère rester dans la routine : cela a toujours été le cas et le restera.
M. Édouard LACROIX : Ah non, j’espère qu’avec la monétique, on fera autre chose...
Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr
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