Présidence de M. Raymond FORNI, Président
M. Jean-Pierre Lacave est introduit.
M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête lui ont été communiquées. A l’invitation du Président, M. Jean-Pierre Lacave prête serment.
M. le Président : Mes chers collègues, nous allons recevoir maintenant M. Jean-Pierre Lacave qui a été préfet adjoint pour la sécurité en Corse de 1993 à 1995. Je vous mets immédiatement à l’aise en vous disant que, des opinions que nous avons recueillies, le moins que l’on puisse dire est qu’elles comportent des divergences assez grandes, y compris pour la période allant de 1993 à 1995 qui vous concerne donc directement, selon que l’on entend les responsables ministériels ou les responsables de la fonction publique, qu’ils soient policiers ou gendarmes : tout cela paraît très compliqué.
M. Jean-Pierre LACAVE : Si vous le voulez bien, je vais répondre tout de suite à la question que vous m’avez posée et qui est très directe : non, cette institution n’est pas essentielle et ne mérite pas de perdurer ! D’ailleurs, dans le courant de l’année 1994, à la fin de l’année, vers le mois de septembre ou d’octobre, la question m’a été posée par le ministre de l’Intérieur du moment, à qui j’ai répondu que, de mon point de vue, il fallait rentrer dans la norme et faire en sorte que chaque préfet dispose de ses prérogatives, comme c’est le cas dans les autres départements de France et de Navarre. Malheureusement, trois meurtres successifs, dont celui de M. Filippi, d’un nationaliste du nom de Muzy, et d’un bandit de type habituel, sont intervenus et il n’était pas opportun, évidemment, compte tenu de la situation psychologique née de ces trois meurtres, de supprimer ce poste. Je suis fondamentalement convaincu néanmoins, non pas de son inutilité, mais du fait qu’il ne peut pas être maintenu dans un Etat de droit commun...
M. le Président : ... à cause des problèmes que cela peut entraîner en raison des personnalités de tel ou tel et des difficultés de l’exercice de cette fonction ?
M. Jean-Pierre LACAVE : Exactement !
M. le Président : Comme cela s’est vu au moment de M. Bonnet et de son préfet adjoint chargé de la sécurité, par exemple ?
M. Jean-Pierre LACAVE : Oui, et, pour tout dire, cela a fonctionné à peu près convenablement, de mon point de vue, entre 1993 et 1995, uniquement parce que j’avais pu obtenir de la part des cinq ministres directement concernés une lettre de mission dans laquelle était confirmée ma responsabilité pleine et entière dans le domaine de la sécurité, ainsi que ma responsabilité de coordonnateur des forces de police et de gendarmerie. Ceci en me demandant évidemment de rendre compte systématiquement et notamment aux préfets des deux départements.
C’est donc probablement parce que cette coordination a été convenablement organisée que les choses ne se sont pas si mal passées que cela. J’ai d’ailleurs eu quelques difficultés, au début, à obtenir de l’un des deux préfets une délégation de signature et il a fallu que le ministre intervienne pour que, au bout de trois mois, je puisse la décrocher.
M. le Président : Quel préfet ?
M. Jean-Pierre LACAVE : Cela n’a pas d’importance et d’ailleurs cela tombe sous le sens : c’est le préfet de la Haute-Corse qui, étant un peu loin, considérait qu’il devait tenir les rênes directement. Donc nous avons un peu bataillé, mais cela n’a pas duré très longtemps puisqu’au bout de trois ou quatre mois la délégation m’a été accordée.
Par conséquent, selon le vieux principe militaire " on fait avec " notamment avec les hommes et les femmes que l’on trouve, aucune équipe n’a été constituée ou reconstituée de manière systématique et nous nous sommes beaucoup investis dans la coordination puisque j’ai tenu, chaque semaine, une réunion de travail, dite " de police ", une semaine sur deux à Ajaccio avec les représentants de police et de gendarmerie de la Haute-Corse et, la semaine suivante, à Bastia, avec les représentants des forces de police et de gendarmerie de Corse-du-Sud ce qui fait que nous n’avons pas cessé de nous voir et de nous coordonner à chaque instant.
Globalement, la délinquance a baissé, ce qui n’était d’ailleurs pas totalement impossible à obtenir, parce que les actions terroristes n’étaient pas plus importantes, voire l’étaient un peu moins qu’à l’accoutumée et parce que nous avons réussi un certain nombre d’actions qui nous ont permis de faire reculer l’aura des organisations clandestines.
Evidemment, la Corse est une île. C’est un pays qui existe depuis très longtemps et où, depuis quelques milliers d’années, les gens se marchent sur les pieds à tel point que l’on ne sait d’ailleurs plus très bien pourquoi les gens s’en veulent, pas plus qu’on ne sait pourquoi ils sont plutôt amis. Dans un microcosme aussi compliqué, il faut essayer d’être le plus professionnel et le plus rigoureux possible : ce sont les deux clés d’une administration de l’Etat convenable et pendant les deux années et quinze jours où j’ai été en responsabilité - car c’est le temps exact de ma mission - j’ai tenu à ce que ces deux principes - rigueur et professionnalisme - soient respectés par chacun dans son domaine de compétence, les policiers dans le leur, les gendarmes dans le leur !
Evidemment, comme il y a, en Corse, beaucoup de policiers et beaucoup de gendarmes, il y a également beaucoup de responsables et ce n’est pas une mince affaire que d’arriver à coordonner tout ce système, au point que l’on se demande parfois si c’est possible, mais il s’avère que ce n’est pas une tâche démesurée et qu’on peut y arriver...
M. le Président : Cela signifie, monsieur Lacave, que vous ne ressentiez pas au poste qui était le vôtre, la " guerre des polices ", formule qui revient de manière assez régulière, y compris d’ailleurs sur le continent. Y avait-il au contraire une concurrence, une rivalité, une stimulation, encore que la stimulation conduit normalement à des résultats alors que dans le cas qui nous intéresse je ne suis pas certain que ces derniers aient été à la hauteur...
M. Jean-Pierre LACAVE : Je crois qu’il y avait une bonne émulation et que les résultats, s’ils n’étaient pas tout à fait à la mesure de nos espérances, allaient néanmoins dans le bon sens. Il est vrai que chacun a son style. Les policiers ont des qualités tout à fait remarquables : ils font un métier dur, plutôt complexe car les ressorts de l’individu, que nous connaissons les uns et les autres, sont difficiles à cerner, mais j’ai trouvé chez eux une très grande loyauté, une très grande disponibilité ainsi qu’un grand professionnalisme. A de rares exceptions près ceux qui n’étaient pas compétents ont été, au bout d’un certain temps, moins employés, si j’ose dire.
Pour ce qui est des gendarmes, ils sont probablement les forces de l’ordre les plus mal à l’aise en Corse, parce qu’ils ont une double mission, celle d’être présents sur le terrain avec leur famille, et celle de lutter contre l’insécurité, ce qui fait qu’ils sont en permanence obligés de composer entre ces deux impératifs. Je n’ai pas toujours trouvé chez eux les mêmes qualités que celles que j’ai pu trouver chez les policiers.
M. le Président : Vous n’êtes pas, vous-même, d’origine policière ?
M. Jean-Pierre LACAVE : Pas du tout ! Je suis plutôt d’origine, non pas gendarmesque mais militaire, puisque je suis un ancien officier : j’ai passé quinze ans de ma vie dans l’armée française avant de faire un virage vers la préfectorale, à trente-cinq ans. Par conséquent, j’ai plutôt des accointances, une affinité avec les militaires, mais cette affinité ne veut pas dire pour autant que les militaires se soient montrés plus efficaces pour m’aider dans ma tâche de responsable, si ce n’est, peut-être, dans l’utilisation de l’EOGM (Elément organique de gendarmerie mobile) regroupant 3 escadrons de gendarmerie mobile, à travers le groupement des gendarmes mobiles des trois escadrons affectés de façon permanente en Corse qui, durant ces deux années, ont accompli un travail remarquable.
M. le Président : Par rapport aux brigades ?
M. Jean-Pierre LACAVE : Par rapport aux unités territoriales qui, elles, comme je vous le disais à l’instant, se trouvent confrontées à cette dichotomie d’être présentes sur le terrain, noyées dans la population, tout en ayant l’obligation d’assurer la sécurité des endroits les plus reculés, ce qui est compliqué.
M. le Président : Pardonnez-moi d’employer un terme trivial mais les gendarmes n’ont-ils pas " la trouille " ? Ils sont plongés dans le milieu si j’ose dire, au cœur de la population, ils sont assez régulièrement mitraillés - il y a quand même un certain nombre de gendarmeries qui ont été l’objet d’attentats y compris durant la période où vous occupiez des responsabilités en Corse - et n’est-il pas compréhensible, dans ces conditions, que l’efficacité ne soit pas leur souci premier ?
M. Jean-Pierre LACAVE : Disons qu’ils sont circonspects. Bien entendu, vous savez que les gendarmes ont une triple hiérarchie alors que les policiers n’en ont qu’une : les policiers dépendent du ministre de l’Intérieur et les préfets sont leur autorité immédiate, de telle sorte que lorsqu’un préfet donne un ordre à un policier, il l’exécute, sans quoi il y a manquement et automatiquement sanction.
Le gendarme dépend, lui, avant tout de sa hiérarchie, il est noté par elle, mais il est officier de police judiciaire et, à ce titre, il est noté par les magistrats du siège ; il reçoit son habilitation d’officier de police judiciaire du procureur général et le préfet est, pour lui, finalement, un donneur d’instructions.
Lorsque - on a dû vous en parler - le 27 mars 1994, j’ai organisé l’opération à Spérone, j’ai donné comme instruction aux gendarmes d’être dans le troisième cercle avec pour objet dans le jargon militaire de " coxer " les gens qui, à l’aller comme au retour, pouvaient passer dans leur zone de responsabilité.
M. le Président : Et ils n’étaient pas là ?...
M. Jean-Pierre LACAVE : Si, ils étaient là puisque l’on a attrapé un certain nombre de personnes : quatre grâce à l’action du RAID sur le site, et dix, grâce à l’action des gendarmes et notamment l’EOGM qui s’est bien placée.
Mais il y a eu effectivement une autre aventure qui s’est déroulée peu après, au mois de septembre ou octobre 1994. Alors que la lecture d’un tract émanant du Canal historique faisait apparaître que trois cibles étaient désignées - Spérone, Cavallo et Cala Longa - dont les deux premières avaient déjà fait l’objet d’actions ce qui, très naturellement, laissait à penser que la troisième serait visée, j’avais donné l’instruction au colonel commandant la légion de gendarmerie, ainsi qu’aux deux lieutenants-colonels, l’un commandant le groupement de Corse-du-Sud et l’autre le groupement EOGM, premièrement, au moins d’empêcher que la destruction ne se produise et deuxièmement, au mieux, d’interpeller les individus qui auraient tenté de commettre cette action. Aussi, lorsque l’on m’a appris, à deux heures du matin, que Cala Longa avait explosé, mon réflexe a été de dire : " Comment est-ce possible et quid des gendarmes qui devaient se trouver à proximité immédiate ? " Je me suis enquis auprès de mon directeur de cabinet de l’époque, M. Démétrius Dragacci, de l’existence d’éventuelles victimes parmi les gendarmes, mais il n’y en avait pas pour la bonne raison qu’ils n’étaient pas là. C’est la raison pour laquelle le colonel, commandant la gendarmerie, qui avait demandé qu’une enquête de commandement soit diligentée pour virer son subordonné a fait l’objet, à son tour et à ma demande, d’une telle enquête qui a abouti à son renvoi qui n’a eu un effet que d’un an puisque ledit colonel, qui était sur la liste d’aptitude, en a été rayé cette année-là, mais a été nommé général l’année suivante... Il a eu un an de...
M. le Président : ... de purgatoire.
M. Jean-Pierre LACAVE : ... d’intermède, non pas pour avoir désobéi, mais pour avoir été indiscipliné intellectuellement. Or l’indiscipline intellectuelle dans des cas semblables coûte cher et de telles choses ne devraient normalement pas se produire !
M. le Président : On nous a dit, notamment le directeur de la police nationale, que Mme Ballestrazzi, qui était en poste en même temps que vous, déplorait régulièrement des dysfonctionnements à l’intérieur de son service et qu’elle s’en plaignait à vous qui faisiez, de temps en temps, remonter cette information jusqu’au ministère. De quels dysfonctionnements s’agissait-il et avez-vous des souvenirs précis sur ce point ?
M. Jean-Pierre LACAVE : Pas vraiment ! Mais parfois un mécontentement peut se manifester devant des résultats qui traînent. Quand on est impatient d’obtenir de bons résultats et qu’on estime que tel ou tel meurtre commis doit être résolu, il est vrai que l’on peut témoigner d’un certain agacement. Je ne me souviens pas avoir fait de rapports circonstanciés s’agissant de dysfonctionnements de la police judiciaire, mais j’ai, en revanche, toujours été déçu par l’action policière entreprise en général, qu’elle le soit par la gendarmerie ou par la police nationale. En effet, avec l’équipe qui avait été formée, on aurait pu espérer des résultats encore meilleurs, mais disons que c’est de la bonne émulation. Non, vraiment, je n’ai pas souvenir de choses susceptibles de répondre au terme de " dysfonctionnement "
M. le Président : Vous étiez déçu dites-vous. Cela veut dire que les résultats n’étaient pas exceptionnels : c’est ce que vous voulez nous expliquer ?
M. Jean-Pierre LACAVE : Non, je veux dire que les policiers et les gendarmes étant très nombreux en Corse - peut-être trop nombreux d’ailleurs - le ratio entre leur nombre et les résultats doit être considéré, ou peut être considéré de ce fait, comme mauvais ou insuffisant. De là à dire que l’on peut faire mieux avec moins, pourquoi pas ? Tout est possible à condition que les choses soient clairement définies. Pendant la période où j’étais en charge de cette responsabilité, il n’y a pas eu d’ambiguïté pour ce qui me concerne : j’avais pour mission de faire régresser la délinquance sous toutes ses formes ; les cibles étaient arrêtées d’un commun accord, mais j’avais le pouvoir de décision et je tenais régulièrement informées les autorités préfectorales et le ministère...
M. le président : Qui informiez-vous au ministère ?
M. Jean-Pierre LACAVE : Le directeur général de la police nationale.
M. le Président : Et au cabinet, vous aviez un correspondant ?
M. Jean-Pierre LACAVE : Oui, forcément le directeur de cabinet ! Cela a été Joël Thoraval, puis Edouard Lacroix. Je me rappelle que, pour l’opération de Spérone, par exemple, j’ai attendu le feu vert du ministre avant de la lancer. Il m’a donné le feu vert et nous l’avons faite.
Je voyais aussi assez souvent le patron de l’UCLAT, le commissaire Poinas qui détenait des informations intéressantes, qui me permettaient d’être un peu mieux au fait des différentes tendances, ainsi que le directeur central de la sécurité publique, le directeur central de la police judiciaire, le directeur central des renseignements généraux : lorsque je passais à Paris - ce que je faisais assez souvent, au moins une fois par mois - je les rencontrais tous sans exception.
M. le Président : En ce qui concerne votre appréciation sur les mouvements dits " terroristes " comment fixez-vous la limite entre l’action revendicative politique traditionnelle qui n’a d’ailleurs pas besoin de s’exercer dans la violence, même si c’est l’habitude en Corse, et les mouvements crapuleux liés à la criminalité habituelle, qui est motivée par une forme de pouvoir et par l’argent ? Comment parveniez-vous à discerner tout cela ? Durant la durée de votre mandat en Corse, je pense que les organismes nationaux tels que la DNAT n’intervenaient pas souvent par rapport aux services locaux. Comment, aujourd’hui, feriez-vous la part de ce qui relève de la criminalité habituelle et de ce qui relève de cette action politique un peu romantique, folklorique - appelons-la comme on voudra - qui est liée à la revendication d’autonomie ou d’indépendance ?
M. Jean-Pierre LACAVE : Pendant tout mon séjour, je n’ai jamais vu le patron de la DNAT.
M. le Président : Jamais ?
M. Jean-Pierre LACAVE : Jamais ! Nous n’avons jamais fait de distinguo entre le grand banditisme et le terrorisme nationaliste : il nous apparaissait que c’était la même forme de délinquance et nous avons été convaincus, ou plus exactement j’ai été convaincu, très vite, qu’au moins un des deux mouvements était complètement intégré, si j’ose dire, dans le grand banditisme et que le second l’était à un degré à peine moindre...
M. le Président : Veuillez préciser.
M. Jean-Pierre LACAVE : Je veux parler du MPA et des historiques.
M. le Rapporteur : Quel était, selon vous, le plus impliqué ?
M. Jean-Pierre LACAVE : Disons que le plus anciennement impliqué est peut-être le MPA, mais c’est à peu près la même chose...
M. le Rapporteur : Mais, à votre époque, le MPA avait plus ou moins renoncé à la violence ?
M. Jean-Pierre LACAVE : Non, pas encore ! Il avait d’ailleurs fait une démonstration de force : je ne sais pas si vous vous en souvenez mais il y avait eu, à un moment donné, une conférence clandestine, une fois de plus, organisée par le FLNC-Canal historique et, comme le MPA ne voulait pas être en reste ou considéré comme affaibli, il avait sorti la grosse artillerie dont une mitrailleuse 12-7 et un lance-roquettes antichar. On s’est d’ailleurs aperçu que ces armes étaient démilitarisées et qu’elles avaient servi à la bandera locale qui se produit tous les 14 juillet avec les vieilles Jeeps pour commémorer le débarquement de 1944 en Corse...
Je crois qu’en fait les deux organisations s’étaient partagé le territoire, soit par vallée, soit par tranche de gâteau - mais souvent la vallée équivaut à une tranche de territoire. Chacun avait ses machines à sous et nous avons fait d’importantes opérations contre ces dernières, les unes dépendant du MPA et les autres du FNLC-Canal historique. On sentait bien qu’il y avait là, chez les uns et chez les autres, une interpénétration et l’on a dit un peu rapidement - mais il n’y a pas eu de vérifications précises - que les uns étaient plus proches de la Brise de mer et les autres, de Colonna,...
M. le Président : Un Colonna qui n’a rien à voir avec celui qui s’est enfui ?
M. Jean-Pierre LACAVE : Non, c’est celui qui a fait beaucoup de prison : le parrain !
M. Robert PANDRAUD : Ce n’est pas celui qui a eu les jambes coupées ?...
M. Jean-Pierre LACAVE : Non celui dont vous parlez, c’est le cousin qui régnait sur la côte orientale ! Ce n’est pas le même, mais ils sont de la même famille et de la même trempe en fait !
Je suis convaincu - et c’est d’ailleurs une constante du terrorisme - que l’on commence comme bandit d’honneur pour récupérer un peu d’argent pour la bonne cause, qu’on s’en met dans la poche, qu’on va ensuite en chercher pour soi parce que c’est l’habitude, et que l’on finit bandit de droit commun.
Lorsque j’ai été nommé par M. Pasqua comme préfet dit " de police " en Corse, cela ne m’a pas fait plaisir du tout, puisque je m’attendais plutôt à être nommé dans un département pour y faire le préfet traditionnel. Il m’a nommé je crois pour deux raisons : d’une part parce que j’avais été officier de la légion étrangère pendant quelques années, et en poste notamment à Bonifacio et à Calvi, et d’autre part, parce que ma mère est corse. Il lui a semblé que ce mélange de connaissances de la psychologie du pays et d’une formation militaire un peu poussée pouvait produire des effets heureux. A ma nomination, il m’a donné pour instruction d’éradiquer les délinquants et d’en mettre le plus possible hors d’état de nuire : c’était vraiment très clair et je me suis attaché, pendant deux ans, à faire le maximum pour cela !
M. le Pprésident : Vous étiez en poste à Calvi jusqu’à quelle époque ?
M. Jean-Pierre LACAVE : Oh, cela fait très longtemps, monsieur le Président ! C’était dans les années 1967-1968. J’étais à Mers-el-Kébir en 1966 et j’ai fait mouvement avec mon régiment de Mers-el-Kébir à Calvi, où je suis resté deux ans avec ma femme et mon enfant avant de rejoindre les longues capotes, les régiments traditionnels, un peu plus tard.
Mais, encore une fois, je crois que la cible était bien celle de combattre la grande délinquance qui nous semblait très étroitement mêlée au terrorisme : le terrorisme et le banditisme, c’était la même chose ! D’ailleurs les indices qui apparaissaient le prouvaient souvent comme cela a été le cas pour le meurtre du maire de Grosseto-Prugna, qui est intervenu en 1990, probablement pour des affaires crapuleuses, alors qu’on l’a fait endosser aux nationalistes. Bref, il y a un mélange de tout ! Tout est d’autant plus imbriqué qu’en Corse, au lieu de ne pas avoir de témoignages, on en a toujours trop et parfois exprès pour mieux emberlificoter les choses, de sorte que les enquêtes sont extrêmement difficiles à mener.
M. le Président : Vous étiez informé des négociations sur le plan politique ?
M. Jean-Pierre LACAVE : Non, je n’avais pas d’informations officielles !
M. le Président : Non, mais vous pouviez avoir des informations officieuses ou vous douter de certaines choses, à partir de certains éléments...
M. Jean-Pierre LACAVE : Forcément, monsieur le Président, mais nous n’avions pas, dans le rôle qui était le nôtre, à nous préoccuper de ce genre de choses, même s’il fallait que l’on en tienne compte. Cela ne nous a pas fait dévier d’un iota de notre trajectoire et pas un instant les choses n’ont changé d’objectif.
M. le Président : Monsieur Lacave, lorsque vous voyiez, à vos côtés, un responsable de l’autorité judiciaire demander à ce que soient approchés les problèmes des terroristes " avec circonspection ", qu’est-ce que vous en pensiez, vous qui aviez la charge de la sécurité et de la police en Corse ? Je vous prie de m’excuser mais " avec circonspection " signifie que l’on y va sur la pointe des pieds et que l’on rend compte au moindre problème touchant à ce type de personnage de manière à ouvrir au maximum le parapluie - vous voyez que je parle un langage simple...
M. Jean-Pierre LACAVE : Tout à fait, j’ai bien compris ! Cela a constitué un sujet de préoccupation, dès le départ. J’ai été en bagarre contre le procureur général pendant deux ans...
M. le président : ... et quinze jours !
M. Jean-Pierre LACAVE : ... et quinze jours mais, il s’agissait d’une bagarre feutrée. Nous avions deux caractères paraît-il assez tranchés l’un et l’autre et je puis vous dire qu’il était très ami avec le colonel commandant la légion de gendarmerie... C’est lui qui l’avait fait venir - voilà le type d’une équipe reconstituée - car ils se connaissaient de Melun où l’un était procureur et l’autre colonel commandant de groupement.
M. le Président : Cela ne s’est pas soldé par un incendie...
M. Jean-Pierre LACAVE : Non, par le déplacement du colonel commandant la légion. Je me souviens d’un coup de téléphone que j’ai reçu la veille d’une manifestation à Calacuccia, où traditionnellement, chaque année, des gens tirent en l’air, se mettent des cagoules sur la tête et défient l’Etat de droit. Il est vingt-deux heures, ce soir-là, quand je reçois un coup de téléphone du colonel commandant la légion de gendarmerie qui me dit : " Monsieur le préfet, je vous indique que, demain, il y aura probablement des manifestations intempestives à Calacuccia. Quelles sont vos instructions ? " Ce à quoi j’ai répondu : " Mon colonel, mes instructions sont les instructions habituelles dans ces circonstances : faites attention, ne créez pas d’incidents majeurs ; s’il vous semble possible d’intervenir, faites-le, mais je vous indique que, ne connaissant pas bien le dispositif, je ne vous donne pas l’instruction d’interpeller, ni de faire en sorte que... ". Eh bien, le directeur général de la gendarmerie nationale a été prévenu immédiatement, le directeur général de la police nationale a été prévenu immédiatement, et on a fait dire que Jean-Pierre Lacave ne voulait pas intervenir, alors qu’il était notoire qu’il allait se passer quelque chose d’important sur le site ! C’est un premier exemple.
M. le Président : La confiance règne !
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : Et l’information remonte...
M. Jean-Pierre LACAVE : Le second exemple est très caractéristique. Je n’ai pas prévenu le procureur général de la République lorsque j’ai lancé l’opération de Spérone et j’ai convoqué les trois colonels commandant la gendarmerie à vingt-trois heures trente, le samedi qui précédait l’opération.
M. le Président : Parce que vous n’aviez pas confiance ?
M. Jean-Pierre LACAVE : J’étais circonspect !
M. le Président : Voilà un exemple de langage militaire : très bien !
M. Jean-Pierre LACAVE : Finalement l’opération a été lancée et elle a marché ! Quant au procureur général, je l’ai tenu informé le matin même de l’opération en lui disant qu’il allait se passer quelque chose.
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : Vous étiez devenu procureur général !
M. Jean-Pierre LACAVE : Non !
M. le Président : Il était surtout devenu méfiant !
M. Jean-Pierre LACAVE : J’essayais de m’organiser pour ne pas être complètement mis hors circuit ou mis en accusation au motif que les choses n’auraient pas été convenablement conduites. Cela étant, je n’ai pas manqué de tenir tout de suite informé le procureur de la République d’Ajaccio, et cela le plus tôt possible, puis le procureur général avec un léger décalage.
M. le Rapporteur : J’aurai plusieurs question sur Spérone qui reste un point très important. Vous avez vu que les personnes interpellées, grâce à vous, sont semble-t-il sorties assez vite de prison et n’ont, à ma connaissance, toujours pas été jugées. Est-ce que cela n’a pas été un peu décevant dans la mesure où il s’agit d’une opération pour laquelle vous aviez investi beaucoup de temps et monté un dispositif important, Mme Ballestrazzi nous l’a confirmé.
M. Jean-Pierre LACAVE : Ce n’était tout de même pas un déplacement de troupes énorme !
M. le Rapporteur : La préparation a duré plus d’un mois nous a-t-elle dit...
M. Jean-Pierre LACAVE : Monsieur le député, nous nous sommes préparés très longtemps à l’avance, entre nous, et lorsque nous avons déclenché l’opération, il y a eu 55 hommes du RAID, 60 hommes du SRPJ et 100 gendarmes. Pas plus, ce qui n’est vraiment pas énorme quand on regarde le nombre d’hommes sur le terrain, surtout pour un site aussi étendu...
M. le Rapporteur : On a dit que les procédures n’avaient pas été bien montées...
M. Jean-Pierre LACAVE : J’ignore si les procédures ont été bien montées ou pas : c’est une affaire de police judiciaire. Cela ne me regarde pas et, en tout cas, cette question ne relevait pas de mon autorité, mais de celle du procureur de la République qui était prévenu et qui, normalement, aurait dû être présent. Il ne l’était pas... Les armes ont-elles bien été répertoriées, étaient-elles bien tenues par untel ou untel ? C’est une autre affaire. Evidemment, les choses auraient pu être mieux conduites qu’elles ne l’ont été.
M. le Rapporteur : Il paraît - j’ignore si c’est officiel ou pas - que la DNAT n’était pas très contente et estimait que, l’affaire touchant au terrorisme, aurait dû lui revenir : en avez-vous eu des échos ?
M. Jean-Pierre LACAVE : Non, mais j’ai entendu dire que la procédure n’avait pas été bien conduite.
M. Robert PANDRAUD : Très brièvement, que pensez-vous de M. Dragacci ?
M. Jean-Pierre LACAVE : Dragacci est un type bien, loyal, c’est un bon policier qui ne m’a pas manqué une seconde.
M. Robert PANDRAUD : C’est tout : votre réponse me suffit !
M. le Président : Comment expliquez-vous qu’il soit aussi mal avec un certain nombre de responsables nationaux, notamment de la DNAT ?
M. Jean-Pierre LACAVE : Ce sont des affaires de personnes : il y a, depuis longtemps, une lutte entre Marion et Dragacci. Depuis longtemps et tout le monde le sait...
M. le Président : Et que pensez-vous du fait qu’il soit dans le milieu corse, qu’il soit originaire de Cargèse ? On a lancé contre lui des accusations extrêmement graves, je ne vous le cache pas, y compris celle qui consiste à dire qu’il aurait informé un certain nombre de terroristes sur les procédures judiciaires en cours, de manière à ce qu’ils échappent à l’arrestation. Vous n’en croyez pas un mot ?
M. Jean-Pierre LACAVE : Pas un mot ! A tel point que je me demande même d’ailleurs, si un membre de sa famille avait été impliqué, s’il ne l’aurait pas poursuivi et incarcéré.
M. le Président : Avez-vous remarqué l’existence de liens entre le monde politique corse, composé de clans - tout cela est très compliqué aussi - et les milieux auxquels vous aviez affaire traditionnellement ?
M. Jean-Pierre LACAVE : Non !
M. le Président : Une complicité ?
M. Jean-Pierre LACAVE : Non !
M. le Président : Une compréhension ?
M. Jean-Pierre LACAVE : C’est compliqué, il faudrait deux heures pour répondre à une telle question, mais je ne crois pas que cela existe, en tout cas pas de façon visible : aucun fait n’a été porté à ma connaissance qui ait pu laisser croire à ce type de rapports. Aucun fait pendant les deux ans et quinze jours où j’ai été préfet adjoint en Corse, mais ce que je sais c’est que les familles sont très unies en Corse, qu’indépendamment de la sensibilité politique des uns et des autres, on se regroupe autour de la famille et que devant un problème d’ordre familial tout le monde est uni, politiciens et non-politiciens... On le constate à l’occasion des décès, on le constate à l’occasion des naissances : c’est comme cela ! Quand mon beau-frère est mort en Corse des hommes de gauche, de droite, des policiers et des malfrats étaient présents à son enterrement, parce qu’ils étaient de la famille...
M. le Président : Nous n’allons pas vous retenir plus longtemps. Nous vous remercions pour votre déposition et vous souhaitons un bon retour.
Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr
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