Présidence de M. Raymond FORNI, Président

M. Bernard Pomel est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête lui ont été communiquées. A l’invitation du Président, M. Bernard Pomel prête serment.

M. le Président : Nous allons entendre M. Bernard Pomel qui a été préfet de Haute-Corse de décembre 1996 à avril 1998.

Monsieur le préfet, vous avez exercé vos fonctions sous deux gouvernements différents. Nous souhaiterions que vous nous expliquiez comment ont fonctionné les forces de sécurité en Corse pendant la période où vous y serviez, quelles étaient les difficultés que vous avez pu rencontrer et, le cas échéant, quelles réformes vous paraissent de nature à y remédier - le rôle de notre commission étant de dégager quelques pistes de réflexions pour l’avenir.

M. Bernard POMEL : Je n’ai pas préparé d’introduction écrite à cette audition, parce que je me suis imposé la règle de ne rien écrire et de ne rien dire publiquement sur la Corse depuis que j’ai quitté l’île en avril 1998 et, en toute hypothèse, tant que je serai en fonction. Je n’ai même pas répondu aux allégations fausses ou erronées que j’ai pu découvrir, soit dans la presse nationale, soit dans des ouvrages sur les événements récents en Corse.

Je développerai successivement trois points : premièrement, le sentiment d’avoir vécu une période exceptionnelle pour l’exercice de l’autorité préfectorale ; deuxièmement, cette situation exceptionnelle justifiait une grande espérance ; enfin, j’ai vécu un événement dramatique aux conséquences désastreuses, mais qui ne me semble pas devoir remettre en cause l’aspiration profonde à la normalité qui existe sur l’île.

Tout d’abord une période exceptionnelle pour l’exercice de l’autorité préfectorale, puisque je suis arrivé en Haute-Corse en décembre 1996, c’est-à-dire après Tralonca et après l’attentat contre la mairie de Bordeaux. La position du gouvernement était alors extrêmement claire, simple, lisible, facile à mettre en œuvre. La seule indication que m’ait donnée le ministre de l’Intérieur était la suivante : " Vous appliquerez dans le département de la Haute-Corse la loi, toute la loi, rien que la loi. " Cette formule a été ma seule ligne de conduite. Cela a été d’une simplicité extraordinaire et d’une grande sécurité pour l’ensemble des fonctionnaires de l’Etat. Je n’ai jamais reçu d’instructions de faire ce que je n’aurais pas eu envie de faire, ni de ne pas faire ce que j’aurais voulu faire. Je considère comme une chance extraordinaire de ne pas m’être trouvé dans la situation qu’ont pu connaître mes prédécesseurs, à savoir d’être soumis à des instructions diverses et de rencontrer sans doute beaucoup de difficultés à exercer l’autorité au nom de l’Etat et du gouvernement dans un département comme celui de la Haute-Corse.

J’ai conçu des inquiétudes au moment du changement politique de juin 1997. Mais j’ai immédiatement été rassuré, à la fois par la déclaration de politique générale du premier ministre et par le discours du ministre de l’Intérieur venu sur l’île et que j’ai accueilli à Bastia le 18 juillet 1997. Ce discours confirmait et confortait la ligne politique claire, limpide, préalablement définie. J’ai essayé de la mettre en œuvre jusqu’au 6 février 1998, jusqu’à cet événement dramatique qu’a été l’assassinat de Claude Erignac.

Ce fut une période exceptionnelle durant laquelle j’ai, au moins à certains moments, beaucoup utilisé les forces de sécurité. Mais je n’ai jamais eu à leur demander - à la suite d’instructions - autre chose que l’application pure et simple du droit dans le département.

Deuxièmement, cette situation exceptionnelle justifiait une grande espérance. Je suis arrivé à une période d’extrême violence en décembre 1996. Elle coïncidait avec l’arrestation des leaders de A Cuncolta et du FLNC-Canal historique, c’est-à-dire l’arrestation de François Santoni, de Marie-Hélène Mattei et de Jean-Michel Rossi, marquée par des manifestations devant le commissariat de Bastia. Trois jours après mon arrivée, la façade du bâtiment de la préfecture destiné à l’accueil des invités a été mitraillée d’une rafale d’armes automatiques. Des impacts de balle criblaient les chambres et les salles de bain. Je n’ai donné aucune publicité à cet acte. Ma seule réponse a été d’ouvrir tous les volets et toutes les fenêtres et de vivre dans cette ville, en donnant le sentiment de ne craindre rien ni personne.

J’ai pourtant vécu deux mois extrêmement difficiles - jusqu’au 15 février 1997 - avec occupation du dépôt pétrolier, que j’ai dû faire évacuer par les forces de police. Après qu’il fut libéré par une intervention tout à fait normale et réussie des forces de sécurité, les manifestants se sont livrés à des actes d’intimidation sur les chauffeurs des camions citernes. Le dépôt était libéré, mais les camions ne circulaient pas et les pompes n’étaient pas alimentées. J’ai dû mettre en place un système de distribution d’urgence pour les usagers prioritaires. J’ai vécu le blocage des carrefours de la Haute-Corse. C’est très simple. Il suffit de bloquer deux carrefours stratégiques pour paralyser la circulation sur le département et en partie sur l’île : le carrefour de Casamozza au sud de Bastia entre la route de la plaine orientale et la route qui part à travers la vallée du Golo vers Calvi et Ajaccio ; le carrefour de Morosaglia, à l’embranchement de la route vers Calvi et Ajaccio. Avec ces deux carrefours, toute circulation dans le département est bloquée ! J’ai vécu des incidents graves, comme l’incendie d’un véhicule de la légion étrangère qui se rendait de Solenzara à Calvi. Les militaires n’ont eu que le temps de fuir à travers champs.

Ce fut une période extrêmement dure, traversée d’attentats toutes les nuits. Je n’ai traité que de questions d’ordre public pendant deux mois. Je l’ai écrit dans mes rapports. Si je n’ai rien rédigé pour cette audition, j’ai sélectionné quelques déclarations que je vous remettrai, monsieur le Président. J’y ai souligné ce qui avait trait à l’état de droit, à la violence et au terrorisme. J’ai apporté également mes rapports destinés au ministère de l’Intérieur. Ils relatent la façon dont j’ai vécu l’exercice de l’autorité préfectorale dans le département de Haute-Corse. Cette période fut donc extrêmement dure, marquée par la dernière nuit bleue, du 1er au 2 février 1997 avec 95 attentats, dont les deux tiers en Haute-Corse - je ne crois pas qu’il y en ait eu, depuis, de cette ampleur.

Le 15 février au soir, on a assisté à l’occupation d’un ferry par des manifestants. Cette action était menée par " une cellule interprofessionnelle de crise " qui traitait à la fois des problèmes de nationalisme pur, suite à l’arrestation des principaux leaders, et des revendications agricoles, rejointes par celles des représentants du secteur hôtelier. Les uns et les autres demandaient l’effacement de la dette et refusaient les mesures gouvernementales d’étalement du remboursement. Ils avaient constitué cette cellule interprofessionnelle de crise, qui a mené les manifestations tout au long de la période. Ces perturbations ont pris fin le 15 février au soir par l’occupation du ferry Danièla Casanova, sur le port de Bastia. Dans des conditions un peu limites - je le reconnais volontiers -, j’ai ordonné l’intervention des forces de l’ordre de nuit sur le port, parce qu’il ne me paraissait pas possible de laisser les manifestants s’installer sur le bateau, risquant d’entraîner le lendemain des perturbations sur la navigation. Quand on sait l’importance de la navigation maritime pour la vie de l’île, il ne semblait pas possible de courir un tel risque. J’ai donc préféré prendre celui d’une intervention de nuit. Elle s’est bien passée et les manifestants ont quitté le bateau au petit matin. L’opération a cependant donné lieu à une polémique, car les occupants du bateau ont simulé un tir venant du bas, comme si les forces de sécurité avaient pu tirer du quai. Ils ont alimenté, deux jours durant, la polémique sur le thème " des forces de police tirent sur d’honnêtes manifestants qui occupent pacifiquement un bateau, pour défendre de légitimes revendications ". La polémique a duré deux jours et n’a pas tenu au-delà. En fait, l’évacuation du bateau, de nuit, dans des conditions difficiles, a marqué la fin de la période d’extrême violence des derniers jours de 1996 et des premiers jours de 1997.

L’atmosphère, ensuite, s’est détendue. Il y a eu, bien sûr, quelques petits attentats relevant de la violence crapuleuse, mais les attentats terroristes ont pratiquement disparu de Haute-Corse, à l’exception du jour du premier tour des élections législatives de 1997, marqué par deux attentats : le premier, la veille au soir, contre la brigade de gendarmerie d’Oletta, l’autre à midi et demi, le jour du scrutin, contre l’immeuble de la DDE à Bastia. Je venais de réconforter les femmes des gendarmes d’Oletta et je m’apprêtais à attendre 16 heures pour envoyer le télégramme de participation de l’après-midi quand j’ai dû aller constater sur place, avec le maire de Bastia, les dégâts énormes provoqués par une charge considérable, évaluée par les artificiers à douze kilos. C’était le premier dimanche des élections à Bastia.

L’été est passé sans violence terroriste et la saison touristique a été bonne. L’automne a été marqué par un retour des manifestations paysannes, mais elles n’avaient plus du tout la même ampleur. Les leaders rencontraient désormais les pires difficultés pour mobiliser quelque trente à cinquante manifestants qui ont occupé l’ODARC. Cet essoufflement confirmait la thèse que je défendais depuis le début de l’année : il fallait bien entrer dans le processus vertueux du remboursement de la dette agricole. Nous avions engagé, avec Claude Erignac, des efforts quotidiens de pédagogie pour expliquer qu’il convenait, sur cette île comme ailleurs, de payer ses impôts et ses cotisations sociales et de rembourser ses emprunts. Le mécanisme commençait à pénétrer les esprits, si ce n’est à entrer dans la pratique. Ceux qui le refusaient, se marginalisaient un peu plus chaque jour.

Il est vrai - et je l’ai dit - que subsistait un noyau d’agriculteurs extrêmement violents appartenant au milieu des agriculteurs nationalistes qui, depuis Aleria, se trouvent au cœur des problèmes nationalistes de l’île. En raison de leur situation, ils ne pouvaient entrer dans l’application simple de la règle telle qu’elle avait été définie. Ils étaient, depuis trop longtemps, dans une situation tellement irrégulière qu’ils n’auraient pu, en toute hypothèse, entrer dans l’application pure et simple du droit. Ceux qui me préoccupaient, c’étaient moins ceux-là que les quelques dizaines d’agriculteurs qui composaient la frange intermédiaire, lourdement endettée, mais moins marquée par un passé nationaliste, et que l’on devait faire entrer dans l’application de la règle. On ne pouvait pas laisser un nombre élevé d’agriculteurs en marge du droit, surtout s’agissant de vrais agriculteurs. L’existence d’un nombre restreint d’individus incapables de rentrer dans l’application de la règle de droit était un fait incontestable et justifiait la démarche dans laquelle nous étions engagés, visant à résoudre les problèmes des agriculteurs et de l’agriculture en isolant les faux agriculteurs, ceux qui, depuis vingt-cinq ans, défiaient la morale et le droit sur l’île.

J’ai reçu trois d’entre eux, les leaders du mouvement. Ils n’étaient plus, alors, capables de mobiliser des troupes comme ils l’avaient encore fait en début d’année, en bloquant les carrefours ou le dépôt pétrolier. Ils bloquaient l’ODARC. Un attentat avec une charge légère venait juste montrer qu’ils étaient capables de passer de l’intimidation à l’acte. J’ai reçu à cette occasion - et c’est la seule fois que je les ai vus d’aussi près - Mathieu Filidori, Simon Fazi et Roger Simoni, les trois leaders de ce mouvement, qui sont également trois leaders nationalistes de la côte orientale. Je les ai reçus en présence de mon directeur de cabinet - je n’étais pas seul avec eux. La réunion et le dialogue furent extrêmement tendus, mais ils étaient marginalisés par rapport à la grande masse des agriculteurs qui étaient psychologiquement entrés dans la démarche, en acceptant, selon des modalités qui restaient à préciser, le remboursement avec étalement de la dette, en renonçant au moratoire complet.

Les premiers jours de 1998, le mouvement s’est achevé sans qu’ils obtiennent satisfaction et le calme revenu esquissait l’image d’un retour à la paix civile. Nous avions acquis le sentiment qu’une page se tournait. Des amis corses me disaient : " Il se passe quelque chose ! Ce ne sera pas sans soubresauts, mais une ère se termine ". Les vingt-cinq années de violence et de revendications semblaient s’achever. Le mouvement nationaliste était marginalisé, émietté, il n’était plus capable de réunir 50 personnes devant les grilles du palais de justice ou devant le commissariat de Bastia. Même avec les gens de Bastia Securità en face du commissariat, ils ne parvenaient plus à mobiliser. Au point que, dans mes pronostics pour les élections territoriales, je considérais qu’aucune des listes nationalistes ne dépasserait la barre des 5 %. Je me souviens du débat que j’avais eu avec des fonctionnaires de l’Etat, comme avec des amis corses, sur la question de savoir s’il était préférable qu’ils passent la barre des 5 %, pour disposer d’une représentation dans la future assemblée territoriale, ou s’il valait mieux qu’ils ne l’atteignent pas. Pour ma part, je considérais que le message le plus fort serait qu’aucune de ces listes ne passe la barre des 5 %. C’est dire si, à ce moment-là, aussi bien le milieu agricole le plus violent, que les nationalistes, étaient marginalisés. Voilà ce qui justifiait une grande espérance.

Le troisième point, c’est l’événement dramatique que j’ai vécu très douloureusement, tant j’avais des relations amicales et confiantes avec Claude Erignac. Nous avions le sentiment de partager la même conception de l’administration sur l’île. J’avais un léger point de divergence avec lui qui tenait à la répartition des crédits régionaux. Il appliquait la règle du 50/50 et je prétendais qu’elle pénalisait la Haute-Corse qui, tant pour la population que pour la superficie ou le poids économique, appelait une répartition plus juste de 45/55 ou de 47/53. Mais, hors ce débat que nous aurions pu avoir dans n’importe quelle région de France, aucune divergence ne nous séparait sur la manière de mener notre action, chacun dans notre département. Claude Erignac était d’ailleurs très respectueux de la règle d’organisation des pouvoirs publics et n’a jamais interféré dans les attributions du préfet de la Haute-Corse. Cet événement, je l’ai ressenti douloureusement et j’ai vécu plus douloureusement encore les deux mois qui ont suivi et que j’ai passés sur l’île dans l’exercice de fonctions qui n’étaient pas l’exercice normal des fonctions de préfet. Je suis très sévère à l’égard de Bernard Bonnet, car, à mes yeux, il a pris, dès le départ, des positions qui devaient conduire inéluctablement à la situation actuelle. Je considère comme un abominable gâchis la suite des événements sur cette île, après l’assassinat de Claude Erignac. Je pensais que cela devait être l’occasion de réaffirmer la nécessité d’appliquer la loi dans la sérénité, mais avec la plus grande fermeté sur l’île comme sur l’ensemble du territoire national, et non de soumettre la Corse et les Corses au lynchage médiatique, à la gesticulation, et de se livrer à une chasse aux fonctionnaires de l’Etat qui affaiblissait l’Etat au lieu de le renforcer.

Je n’ai pas l’habitude d’utiliser la langue de bois et je vais vous dire comment j’ai ressenti les événements. Peut-être suis-je trop marqué par l’espérance, que j’ai vécue sur cette île, de voir la Corse abandonner les démons du passé et sortir de ces vingt-cinq années très pénibles pour tout le monde, en tout cas pour les honnêtes gens. La Corse attendait beaucoup de l’Etat. J’ai vécu les manifestations qui ont suivi l’assassinat de Claude Erignac. J’ai perçu l’attente en direction de l’Etat, auquel il était simplement demandé de jouer son rôle, d’arrêter les assassins, d’assurer la protection des personnes et des biens, sur l’île comme sur le reste du territoire national. Ce n’était pas du tout l’attente de la reconnaissance d’une situation particulière ou d’une spécificité corse. Pour cela, il me semble souhaitable de ne pas tirer de cet événement, et des conséquences qu’il a pu entraîner, des leçons hâtives sur l’organisation des pouvoirs publics en Corse et sur la règle de droit à y appliquer. J’ai perçu, durant les quatorze mois antérieurs, l’attente d’un traitement normal. S’il existe une aspiration sur cette île, c’est à l’égalité de traitement et à l’équité. Prévalait également une aspiration très forte à ne pas reproduire des comportements réprouvés par une très large masse de la population. Comment accepter que l’on ne sanctionne pas des comportements que chacun considérait comme anormaux ? On impute à l’omerta des comportements humains, trop humains. N’importe qui, dans une situation comparable, aurait la même attitude. Comment dénoncer des crimes et délits si vous n’êtes pas assuré que ces comportements seront sanctionnés ? Comment dénoncer des crimes et délits si vous pensez que, le lendemain, les auteurs de ces actes seront blanchis, parfois récompensés ou considérés comme des interlocuteurs et des partenaires reçus officiellement ? Je suis intimement convaincu que l’aspiration de la grande majorité est à la normalité, que la seule voie possible est le maintien d’une organisation des pouvoirs publics conforme à celle de l’ensemble du territoire national et l’application de la même règle de droit.

Un point m’inquiète beaucoup : la tentation de procéder par exception dans l’application du droit. A ce titre, les modifications intervenues dans les relations entre le préfet de Corse et le préfet du département de la Haute-Corse me semblent dangereuses. Lorsque je servais en Haute-Corse, j’ai assumé la totalité des attributions du préfet du département, y compris dans le domaine de la sécurité. J’ai assumé la plénitude de mes responsabilités et j’estime impossible qu’il en aille autrement. J’ai refusé d’être le sous-préfet de Bastia parce que j’avais été nommé préfet de la Haute-Corse et qu’il ne me revenait pas d’exécuter des instructions qui ne me paraissaient pas conformes à l’organisation des pouvoirs publics. Je suis entré en conflit très rapidement avec le préfet de Corse et j’ai écrit pourquoi je n’exécuterais pas de telles instructions. Il me semble que la règle doit être la même partout et rien ne justifie une exception à l’organisation des pouvoirs publics et à l’application de la règle de droit.

Je considère comme un danger grave la remise en cause de l’organisation territoriale de la Corse. Je lis, j’entends un certain nombre de propositions, de suggestions visant à trouver une solution institutionnelle qui pourrait tenir dans la suppression de la bi-départementalisation. Il s’agit, selon moi, d’une erreur. D’abord, parce que la bi-départementalisation traduit, en termes contemporains, ce qui marque profondément cette île, son histoire, sa géographie, sa sociologie. L’île a toujours été divisée en deux selon la même ligne de partage. Au surplus, l’existence des deux départements manifeste le rattachement de la Corse au droit commun de la République. La Collectivité de Corse n’est déjà plus dans le droit commun des régions françaises, le département manifeste encore son appartenance aux institutions de la République. J’ajoute que la suppression du département poserait des problèmes énormes à Bastia qui a longtemps été la " capitale " de l’île. Je vois mal comment Bastia, qui reste la capitale économique, culturelle, juridictionnelle, accepterait de retrouver un statut de sous-préfecture. Quand on a vécu à Bastia et que l’on mesure les difficultés des relations entre Ajaccio et Bastia, on conçoit qu’il est préférable de disposer à Bastia d’une autorité investie de la plénitude des attributions de représentant de l’Etat plutôt que de devoir dépendre d’Ajaccio. Enfin, cette revendication reste une revendication des mouvements nationalistes, qui ne sont pas à une contradiction près. Pour eux, la fin de la bi-départementalisation est un moyen de montrer, davantage encore, que la Corse n’est pas la France. Si cette audition peut me permettre de faire passer un message, celui-ci en est un.

L’organisation des pouvoirs en matière de sécurité constitue une autre application du même principe. Je n’ai pas, durant mes fonctions à Bastia, perçu l’avantage qu’offrait la présence d’un préfet adjoint pour la sécurité sur l’île. Il était affecté auprès des deux préfets. Cela fut pour moi, une gêne plus qu’un atout, dans la mesure où j’ai eu la totale responsabilité de la sécurité et que je l’ai prise, quand il s’est agi de faire intervenir les forces de l’ordre. J’ai entretenu les meilleures relations qui soient avec les deux préfets adjoints pour la sécurité que j’ai connus. Ils avaient pour mission de médiatiser la relation avec la direction générale de la police nationale pour demander des renforts, ce que j’aurais pu faire tout aussi bien. Ils avaient également pour mission de rendre compte. C’était plutôt un inconvénient, car il fallait, non seulement que je gère les problèmes, mais que je tienne informé le préfet adjoint pour la sécurité qui était à Ajaccio, car je ne pouvais imaginer qu’il soit coupé de l’information sur ce qui se passait en matière d’ordre public. Suite à ce que j’ai vécu sur l’île, s’il est un préfet à supprimer sur l’île, c’est le préfet adjoint pour la sécurité, certainement pas celui de la Haute-Corse.

Je ne me prononcerai pas sur l’intérêt que peut revêtir un préfet adjoint pour la sécurité pour le préfet de Corse-du-Sud, compte tenu de ses tâches au niveau régional. Je crois que Claude Erignac faisait une entière confiance au préfet adjoint pour la sécurité, qui était à la préfecture, à ses côtés, en charge de ces problèmes. Je ne puis donc me prononcer sur la question, dans la mesure où je n’ai pas vécu cette situation-là. Cela dit, je considère qu’il n’est pas nécessaire à Bastia et que, parfois, son existence peut être un inconvénient.

En matière de sécurité, pour les raisons déjà évoquées, j’ai pris les responsabilités lorsqu’il fallait les prendre. J’ai géré les périodes de calme - elles furent très longues - comme dans n’importe quel autre département de France, avec une réunion hebdomadaire de l’ensemble des responsables de la sécurité, au cours de laquelle nous échangions des informations. Et nous nous réjouissions des affaires auxquelles la police et la gendarmerie apportaient une conclusion, car rien n’est plus mauvais sur cette île que de donner l’impression que les crimes et les délits restent impunis. A chaque fois que s’opérait une arrestation ou que nous avions la preuve tangible de la responsabilité de certains individus, nous nous en sommes tous réjouis. Nous avons parfois éprouvé quelques difficultés avec les lenteurs de la justice. Nous avons tous regretté que les procédures judiciaires ne permettent pas, dans certains cas, de donner plus rapidement le signe que l’on aurait espéré. Sur une île qui est un gros village, il n’est nul besoin de procéder à des gesticulations. Les signes les plus discrets sont souvent les plus efficaces. Un mois après l’assassinat de Claude Erignac, j’ai exprimé ma crainte forte de la gesticulation. Je citerai l’exemple d’un dossier, celui de l’Alba Serena, complexe hôtelier situé sur la plaine orientale. La décision de justice définitive était intervenue en janvier 1998. J’avais engagé la procédure de mise en demeure de démolition, puisque les décisions de justice étaient devenues définitives, après une très longue procédure. J’avais obtenu la quasi-assurance du propriétaire qu’il entamerait lui-même la démolition des constructions illégales. Quinze jours après mon départ du département, on a fait intervenir les engins du Génie pour démolir les bâtiments. Je reste persuadé qu’un tel signe n’était pas le plus approprié. Celui qui aurait eu la plus grande efficacité dans l’application simple, sereine, mais ferme de l’état de droit, eût été la démolition par le propriétaire des constructions illégales, non la venue des engins du Génie, perçue comme une provocation à l’égard de tous, car tout le monde, dès lors, se sent en état d’insécurité.

J’ai déclaré, mais il était trop tard - j’en fus moi-même victime - qu’il fallait éviter le lynchage médiatique de la Corse, des Corses et sans doute des fonctionnaires de l’Etat, car quitter l’île dans le cadre d’une opération présentée comme une " opération mains propres ", lorsque l’on a eu le sentiment d’avoir fait quotidiennement son devoir et d’avoir, sans complaisance aucune, appliqué le droit, rien que le droit et tout le droit, c’est très dur à supporter. Il ne se passe pas un jour, depuis mon retour, sans que je pense à la Corse et aux Corses, même si je m’interdis d’en parler ou d’écrire quoi que ce soit sur ce sujet.

M. le Président : Je vous remercie, monsieur le Préfet, de votre exposé liminaire à la fois complet et emprunt d’une grande sincérité, d’une grande dignité.

Je reviens un instant sur le préfet adjoint chargé de la sécurité. Vous nous avez dit ce que vous en pensiez : vous êtes plutôt pour sa suppression. Si vous souhaitez la suppression de ce poste pour la Haute-Corse, il n’y a aucune raison, selon moi, qu’il subsiste en Corse-du-Sud. Il n’a d’utilité que dans la mesure où il peut éventuellement assurer un lien entre les deux préfectures, Bastia et Ajaccio. Pour le reste, les choses sont clairement dites par vous.

Comment avez-vous vécu la spécificité qui consistait à traduire bon nombre de dossiers criminels à Paris, à la DNAT, à la section antiterroriste et aux juges spécialisés chargés de ces questions ? Etes-vous partisan d’un traitement sur place des dossiers, y compris terroristes, dont il faut d’ailleurs faire la part entre le terrorisme lié à une action politique et celui lié à une démarche mafieuse, criminelle, traditionnelle, relevant du droit commun ? Que pensez-vous de l’existence de ces structures ? Quand on est fonctionnaire représentant l’Etat en Corse, peut-être se sent-on quelque peu privé de l’action au quotidien ?

M. Bernard POMEL : Dès lors que l’on distingue précisément le terrorisme politique du terrorisme crapuleux - car les deux se mêlent souvent et le terrorisme politique justifie souvent le terrorisme crapuleux -, autant il me semble que le terrorisme crapuleux doit être traité sur l’île, autant, lorsque j’étais à Bastia, il me semblait qu’il était préférable d’éloigner de la pression locale le traitement de ces affaires. Il est inutile de susciter des manifestations, même si elles réunissent peu de monde, avec photos et banderoles sur les grilles du Palais de Justice d’Ajaccio ou de Bastia, chaque fois que se déroule une audition. La spécialisation parisienne se justifie par la nécessité, dans certains cas, de marquer le caractère très exceptionnel de ces actes et d’éloigner le juge des pressions locales. C’est ce qui me semblait, en tout cas lorsque j’étais sur l’île.

M. le Président : La coopération entre police et gendarmerie vous semblaient-elles différentes de celle prévalant sur le continent ou y avait-il une spécificité de " cette guerre des polices " qui, malheureusement, perdure là comme ailleurs ?

M. Bernard POMEL : Non. Malgré des traitements différents, malgré le fait que l’on construisait un hébergement pour les CRS et que l’on installait les gendarmes dans un ancien camp militaire, bien que l’on n’ait pas cherché à regrouper les forces de gendarmerie et de police sur un même site, ce qui aurait pu faciliter le choix d’utiliser les unes et les autres dans certaines circonstances, je n’ai jamais eu à me plaindre de difficultés relationnelles entre les services de police et de gendarmerie. Dans les périodes de grande difficulté, les uns et les autres ont été mobilisés. Nous avons eu recours aussi bien à des renforts de CRS que de gendarmes mobiles. Dans la vie quotidienne, les relations entre les hommes étaient excellentes et aucun exemple d’affaires qui n’auraient pas été traitées comme elles auraient dû l’être, suite à des difficultés d’ordre relationnel entre la police et la gendarmerie, ne me vient en mémoire.

M. le Président : En tant que préfet de Haute-Corse, aviez-vous confiance en la police - je parle de la police dépendant du ministère de l’Intérieur ?

M. Bernard POMEL : Dans les services de police comme dans les autres services de l’Etat, le problème est celui de l’organisation de la mobilité des agents. Elle existe au niveau supérieur de la hiérarchie. Les personnes les moins impliquées localement, les moins soumises aux pressions du milieu ambiant, sont celles qui ont les responsabilités les plus hautes et que l’on fait tourner le plus rapidement. Mais l’on ne peut organiser les mutations, la mobilité géographique des agents présents depuis longtemps sur l’île et qui n’ont pas l’intention de quitter leurs fonctions avant leur mise à la retraite. Ainsi que je l’ai souligné dans un rapport adressé au ministère de l’Intérieur et au ministère de la Fonction publique, il me semble que le problème majeur est celui-là. Quand on se livre à ce que j’ai qualifié - avec beaucoup de guillemets - de " chasse aux sorcières ", en mutant les agents de l’Etat en position de responsabilité, on mute ceux qui ont le moins de raisons d’être moins vigilants, moins actifs, moins dynamiques, et je me demande si l’on ne renforce pas davantage le phénomène de sclérose.

J’ai eu beaucoup de mal à lutter contre les pesanteurs administratives à la préfecture de Haute-Corse. Je m’étais attelé à un exercice que j’ai mené à bien, mais qui n’aura pas résisté au changement de préfet : il consistait à ce que ce ne soit pas les directeurs de la préfecture qui décident de la politique administrative dans le département, afin de redonner au corps préfectoral la marge d’appréciation qu’il avait totalement perdue face à une technostructure qui bloque le fonctionnement de l’administration, qui par le biais syndical, qui par l’autorité hiérarchique, qui par les réseaux locaux. Cette technostructure empêche toute initiative et toute modification même de l’organigramme. Une modification, aussi modeste soit-elle de celui-ci, est extrêmement difficile à faire accepter, dès lors qu’elle heurte le pouvoir des directeurs. J’ai agi en ce sens, car je voulais montrer que l’on ne pouvait indéfiniment accepter cette pesanteur sociologique administrative !

M. le Président : Connaissiez-vous M. Dragacci ? Si oui, qu’en pensez-vous ?

M. Bernard POMEL : Je le voyais occasionnellement, puisqu’il était en fonction à Ajaccio, et que mon correspondant était le responsable de l’antenne du SRPJ à Bastia, où il devait se rendre tous les deux ou trois mois. A cette occasion, il me rendait visite. Je ne suis pas en mesure de porter un jugement, ni sur l’homme, ni sur l’efficacité de son action. Pour des raisons propres à la police judiciaire, ce service est peu enclin à informer sur son activité, mais ce trait s’attache à la nature de ses missions. Il est vrai que, parfois, j’eusse aimé en savoir un peu plus sur un certain nombre d’affaires que nous suivions.

Mme Nicole FEIDT : Il nous a été indiqué que des réunions étaient organisées avec l’unité de coordination de la lutte antiterroriste (UCLAT) Avez-vous participé à ce type de réunions ?

M. Bernard POMEL : Non, je ne crois pas y avoir participé. J’ai été, en fait, associé à une réunion élargie à Paris, au ministère, sur les problèmes du terrorisme. Cela ne s’est produit qu’une seule fois au cours de mon séjour sur l’île. Mais je n’en avais perçu ni l’originalité, ni la périodicité. Cette réunion avait suivi une réunion des préfets. Elle était exceptionnelle et ne s’inscrivait pas dans un cadre régulier.

Contrairement à ce que l’on a pu lire dans la presse, les 365 jours ayant précédé l’assassinat de Claude Erignac ont constitué la période qui a incontestablement connu le moins d’attentats sur l’île. C’est pourquoi cet attentat nous a pris complètement à revers, car nous ne nous inscrivions pas dans une spirale de la violence, mais, au contraire, dans des perspectives de paix civile. Dans les vœux du début de l’année 1998, ce que je trouvais le plus extraordinaire - ce que j’ai souligné - c’était le retour à la paix civile. Peut-être ceci explique-t-il la moindre périodicité de ces réunions.

Pour ma part, j’avais organisé des réunions entre les services de l’Etat concernés du département de la Haute-Corse pour essayer d’identifier les individus sur lesquels il fallait que nous concentrions nos efforts, pour trouver le point d’entrée qui nous permettrait de les poursuivre devant les juridictions. J’ai donc tenu un certain nombre de réunions en présence du préfet adjoint pour la sécurité - je voulais qu’il soit partie prenante -, car, au bout de quelques mois dans ce département j’étais persuadé qu’en mettant fin aux agissements de quelques personnes qui bravaient la morale et le droit depuis des années et qui, souvent, étaient sur les estrades et au premier rang des manifestations, nous aurions donné un signe extrêmement fort d’une volonté de l’Etat d’appliquer la règle de droit à tout le monde. Nous nous sommes heurtés à une difficulté : les services fiscaux ne pouvaient nous donner les clés, ni entrer dans l’analyse de ces dossiers avec les moyens dont ils disposaient et sans avoir le feu vert de Paris. La seconde difficulté résidait moins dans les relations entre les services de gendarmerie et de police, que dans les relations entre les services de gendarmerie et de police et la douane, s’agissant des contrôles de véhicules. Je ne suis pas arrivé à obtenir des contrôles conjoints. Nous avons donc organisé des contrôles coordonnés en essayant, le même jour, sur les mêmes itinéraires, de les faire participer à la même action dans le cadre de leurs attributions. Mais il eût été plus simple d’organiser des contrôles communs, permettant plus facilement de mettre en évidence des pratiques irrégulières.

Mme Nicole FEIDT : Vous appliquiez donc une politique de sécurité dans un département, pendant qu’une autre s’appliquait dans l’autre.

Avez-vous bénéficié ensuite, comme M. Bonnet, des mesures de sécurité dont lui-même s’était entouré ?

M. Bernard POMEL : Oui. Pendant les deux mois où je suis resté sur l’île, après l’assassinat du préfet Erignac, j’ai été obligé de supporter la présence de trois policiers, alors que j’étais habitué à me promener seul, le samedi et le dimanche, jours au cours desquels nous étions très peu mobilisés. Les Corses allant au village, les inaugurations comme les assemblées générales sont peu nombreuses en fin de semaine, à la différence de la Haute-Loire, département au comportement très rural, où je suis mobilisé jour et nuit le samedi et le dimanche. Je me promenais donc seul sur les plages, sur les petites routes de montagne au volant de ma voiture. Je n’ai jamais eu le sentiment d’être en situation d’insécurité. C’est vrai qu’il y a eu ce drame horrible. Le lendemain, on m’a imposé trois policiers, qui m’accompagnaient au bureau, passaient leur matinée dans l’antichambre et qui traversaient avec moi la cour qui sépare le bâtiment administratif de la résidence. J’ai échappé quelques fois à leur vigilance, car je voulais me prouver que l’on pouvait encore circuler librement et vivre normalement sur cette île. Bien évidemment, ils s’en sont aperçus. La deuxième fois, j’avais rédigé un papier par lequel je déclinais leur responsabilité, car je ne voulais pas qu’ils soient pénalisés, si jamais je connaissais un quelconque incident. J’avais donc écrit, de ma main, que je dégageais la responsabilité du groupe chargé de ma sécurité, puisque je prenais la liberté d’aller et de venir sur l’île. Je ne considère pas que s’enfermer dans un bunker, se couper de la population et montrer que l’on n’est pas capable de vivre normalement soit le meilleur exemple que l’on puisse donner du bon fonctionnement des institutions sur l’île.

M. le Président : Votre propos, monsieur le préfet, est tout à fait intéressant. Le droit, l’application du droit, l’état de droit, ce sont là des choses tout à fait souhaitables et je pense que tous les membres de la commission vous rejoignent. Mais il y a eu l’affaire de Tralonca qui montre l’existence de cette négociation entre l’Etat et un certain nombre de mouvements nationalistes, conduisant à une conférence de presse dite " clandestine ", à une déclaration du ministre de l’Intérieur le lendemain, le même d’ailleurs que celui qui vous a nommé. D’après vous y a-t-il eu, après l’attentat intervenu à Bordeaux, une fermeté de la part du gouvernement qui l’a conduit à couper les ponts avec les mouvements nationalistes ?

M. Bernard POMEL : Je l’ai vécu comme tel. Je considère que, par rapport à mes prédécesseurs, j’ai eu la chance extraordinaire de vivre une situation marquée par un discours extrêmement clair, lisible par tous : pour les fonctionnaires de l’Etat, pour la population, pour les candidats terroristes qui auraient pu s’interroger. Ce discours a été confirmé par le nouveau Premier ministre, dans sa déclaration de politique générale, avant d’être conforté par le ministre de l’Intérieur. Je ne demandais rien d’autre. Cela me plaçait dans une situation qui me permettait d’assumer la plénitude de mes responsabilités - ce que j’ai fait. Je ne me suis jamais interrogé pour savoir si j’allais être désavoué lorsque je faisais intervenir les forces de sécurité, pas plus que je ne me suis jamais interrogé pour savoir si on allait me demander de faire libérer l’un ou l’autre, s’il était arrêté. Ce fut d’une simplicité totale ! J’ai vraiment beaucoup apprécié de me trouver dans une telle situation et j’ai souvent imaginé la situation vécue par mes prédécesseurs.

M. le Président : Vous avez vécu sous la férule, si j’ose dire, de M. Bernard Bonnet pendant à peu près deux mois.

M. Bernard POMEL : Si peu, puisque nous n’avons plus communiqué verbalement au bout de quelques semaines.

M. le Président : Comment expliquez-vous cette dérive à laquelle on a assisté au fil des mois pour se terminer dans les conditions que vous savez ?

M. Bernard POMEL : Sans doute s’est-il senti investi d’une mission qui allait bien au-delà de la commande gouvernementale. Y compris de trouver lui-même les assassins de son prédécesseur. Je n’ai jamais vu que les préfets soient chargés des enquêtes policières ! Il y a aussi le phénomène de situation exceptionnelle. Je crois qu’il a cultivé ce caractère exceptionnel : au lieu de s’inscrire dans une logique de la continuité, il s’est inscrit dans une logique de la rupture, ce qui était désobligeant pour son prédécesseur et pour tous ceux qui avaient travaillé sur cette île. Avoir voulu marquer qu’avant lui on n’appliquait pas la loi, mais qu’avec lui, désormais, on allait voir ce que l’on allait voir, était insultant pour tout le monde, et particulièrement pour Claude Erignac, qui avait laissé sa vie en appliquant la règle de droit sur l’île. S’ajoute le phénomène d’enfermement : vivre coupé de la population, de ses problèmes...

M. le Président : La bunkérisation.

M. Bernard POMEL : L’île était tétanisée. Les dossiers ont cessé d’être traités. L’administration préfectorale n’a plus rempli ce qui est son rôle habituel dans un Etat normal, à savoir accompagner des initiatives. Aucune initiative prise, plus aucun dossier traité. On s’est mis à fouiller dans les dossiers pour voir si l’on n’y trouverait pas quelques irrégularités, sachant très bien que, si l’on en découvrait, elles mettraient en cause la façon dont l’administration de l’Etat les aurait cautionnées, couvertes. Je ne me suis jamais senti la vocation de mettre en cause les actes de mes prédécesseurs. Dans le cadre de cette démarche, j’ai été extrêmement réticent, pour ne pas dire plus que réservé, car je ne voyais pas l’intérêt d’affaiblir l’administration de l’Etat au moment où il fallait la conforter. Non pas que je défende en quoi que ce soit des comportements anormaux, irréguliers, illégaux ou répréhensibles - loin de moi cette idée ! -, mais la sécurité de l’ordonnancement juridique est l’une des conditions de la démocratie. Et l’on ne peut exhumer de vieux dossiers, si cela doit perturber la vie normale, empêcher toute initiative, mettre en cause des gens. J’ai vu livrer en pâture à l’opinion publique le nom de personnes que je considère comme des gens honnêtes. Vraiment ! J’estime que Bernard Bonnet porte une lourde responsabilité dans ces actions de gesticulation et de lynchage.

On ne pouvait que s’attendre aux effets que l’on sait : l’administration de l’Etat n’en est pas sortie grandie ; le nationalisme est remonté à 20 %, là où je le donnais en dessous de 5 % ; là où l’on ne parvenait pas à mobiliser cinquante personnes, on en mobilise entre 4 000 et 5000 dans les rues d’Ajaccio. On mesure quantitativement des conséquences désastreuses, dévastatrices d’une action personnelle, en tout cas d’une action où je considère la responsabilité personnelle très importante. Je ne parle pas des derniers avatars. Je me demande si l’affaire de la paillote n’est pas la bienvenue, car elle aura permis de mettre fin à cette situation. Au fond, c’est l’aspect le plus positif de cet acte scandaleux.

M. le Président : Espérons que ce soit le seul !

Je voudrais maintenant aborder l’organisation particulière mise en place par M. Bonnet au travers de la structure du GPS. Comment expliquez-vous qu’il ait voulu privilégier la gendarmerie plutôt que d’avoir recours aux services traditionnels de la police judiciaire ?

M. Bernard POMEL : En se mettant dans une situation exceptionnelle, en revendiquant des moyens exceptionnels, on ne peut pas faire passer un message clair, celui de l’application normale du droit sur cette portion du territoire. La majorité des insulaires attend l’application normale du droit sur l’île et l’utilisation de moyens normaux. Certes, des moyens exceptionnels peuvent parfois se justifier, comme les dépaysements judiciaires, actes exceptionnels en France, aujourd’hui. Mais si l’on veut montrer que l’on applique la loi avec fermeté et sérénité - ce qui est le discours tenu et réaffirmé par le gouvernement après cette malheureuse affaire -, il ne faut pas s’installer dans l’exceptionnel. Un cadre juridique exceptionnel et des comportements exceptionnelles peuvent justifier des actes aussi anormaux que ceux que l’on a vécus.

M. le Rapporteur : Que pensez-vous de l’organisation territoriale de la gendarmerie ? Ne pensez-vous pas nécessaires des adaptations liées à l’évolution démographique, la population ayant effectué un mouvement de l’intérieur vers le littoral ? Ne pensez-vous pas que l’organisation actuelle est quelque peu inadaptée ?

M. le Président : Que pensez-vous de la localisation du commandement à Marseille ? Pourquoi n’y a-t-il pas, sur place, de structure spécifique à la Corse qui pourrait se justifier par l’insularité, qui est en soi un élément géographique important ?

M. Bernard POMEL : Je n’ai pas vécu comme un handicap le fait qu’il y ait une légion et un groupement pour le département. Je travaillais en relation avec le commandement du groupement. Pour les raisons évoquées précédemment, je considère qu’il ne faudrait surtout pas modifier cette organisation de groupement correspondant au département de la Haute-Corse. Sur le maillage des brigades de gendarmerie, après les périodes de grande violence, j’étais demandeur du maintien d’une présence importante des forces de sécurité : tout d’abord, pour éviter de montrer des effets d’à-coups, ensuite pour répondre à des sollicitations immédiates et surtout pour répondre à une attente des maires, qui souhaitaient une présence plus grande des gendarmes. Il faut souligner qu’ils furent souvent mobilisés pour assurer la sécurité et la surveillance des brigades. Mobiliser des personnes peu nombreuses pour assurer la surveillance de la brigade de gendarmerie revient à dire qu’il y a très peu de monde sur les routes le jour et la nuit, en dehors des brigades. J’avais enregistré la demande des maires d’une plus grande présence. Il est vrai qu’elle portait essentiellement sur la plaine orientale. Je suis favorable à un redéploiement des forces de gendarmerie, comme d’ailleurs je le souhaite sur l’ensemble du territoire national. En Haute-Loire, j’ai indiqué que j’étais toujours candidat pour mener cette opération, dès que l’on obtiendrait le feu vert. Il me semble normal de supprimer quelques brigades en milieu rural, dès lors qu’elles ont une très faible activité, surtout lorsqu’une autre brigade est présente sur le même canton.

En Haute-Corse, un redéploiement renforçant la présence des gendarmes, notamment là où les risques, de jour comme de nuit, sont les plus perceptibles - les foyers les plus actifs étant dans la plaine orientale, autour d’Aleria et de Ghisonaccia - me paraîtrait une très bonne chose. En tout cas, j’étais demandeur, et je n’ai pas obtenu satisfaction, d’un meilleur lissage dans le temps de la présence des renforts des forces de police, afin de ne pas donner l’impression de répondre par une présence massive à des actes de violence, pour ensuite la retirer tout aussi massivement, d’autant que cela me semblait devoir répondre à une demande sociale locale.

M. Michel VAXÈS : Dans la période qui a précédé l’assassinat du préfet Erignac, vous avez constaté une évolution plutôt positive de la situation en Corse que ce soit en matière de délinquance ou d’acceptation des règles de l’Etat de droit.

La première commission d’enquête sur la Corse a, non pas révélé, mais mis l’accent sur des pratiques de délinquance économique et financière lourdes, sans doute plus ou moins connues. De ce point de vue, je pense que la commission a bien éclairé les enjeux majeurs auxquels on est confronté en Corse. Je me suis demandé pour quelles raisons, alors qu’il avait été dit, ici même, dans le cadre de la commission d’enquête - je l’avais moi-même indiqué sur place lorsque des observations avaient été faites à propos de paillotes plantées ici ou là - que cela ne me paraissait pas du tout l’urgence du moment, qu’il y avait de grands dossiers, que la nécessité était de s’y attaquer et que la pire des choses consisterait à s’accrocher à tous les petits cailloux, même si, parmi eux, il pouvait y en avoir un d’important.

Partagez-vous cette appréciation et comment expliquez-vous ces prises de décision qui, au bout du compte, ont masqué le débat le plus important sur la délinquance économique et financière ?

M. Bernard POMEL : Il est vrai que l’affaire de la paillote est un prétexte futile. Ce n’était certainement pas le problème majeur. Sans doute fallait-il trouver une solution, dans le respect du droit, aux irrégularités commises en Corse comme sur d’autres parties du littoral, de Dunkerque à Menton. Il est également vrai que, depuis le début, le message le plus fort que l’on puisse faire passer, consistait à mettre fin à ces comportements scandaleux pour les honnêtes gens et qui durent depuis très longtemps. J’ai laissé des gribouillis dans le coffre à Bastia, parce que je n’ai jamais signé la moindre note sur ce sujet et que je n’aurais jamais donné à taper une liste de noms. Mais nous avions identifié un certain nombre de personnes, peu nombreuses, sur lesquelles nous souhaitions des enquêtes. Car, pour donner un signe clair, il fallait s’attaquer au maximum à une dizaine de personnes. Et si nous avions pris les cinq premières, c’eût déjà été un signe pour les cinq suivantes. C’est dire qu’il fallait commencer ! Au cours de nos réunions, nous avons cherché par quel fil nous pouvions dévider l’écheveau sur ces cas particuliers. Bien souvent, le fil aurait été fiscal, mais nous n’en avons pas eu les moyens. La réponse des services fiscaux a toujours été : " Nous n’avons pas les moyens, ici, de nous lancer dans une telle opération. "

Je pense que des moyens supplémentaires, renforcés, sans être pour autant exceptionnels, étaient nécessaires. Car on ne pouvait laisser aux seuls fonctionnaires locaux le soin de s’attaquer à des dossiers aussi sensibles. De ce point de vue, je n’ai pas le sentiment que l’on ait véritablement avancé. Il faut donner des signes extrêmement clairs : on ne peut plus admettre que des gens dans des situations irrégulières aussi scandaleuses, aussi anormales sur le plan de la morale comme sur le plan du droit, continuent de tenir le haut du pavé, continuent à braver tout le monde, car ils constituent une provocation pour les honnêtes gens. Je regrette de n’avoir pu régler cette question. Ce n’est pas faute d’avoir essayé, car j’ai multiplié les réunions sur ce sujet. Cela pourrait d’ailleurs être - je me le reproche parfois - une explication à la note Bougrier, car elle s’inscrivait dans la logique de la démarche que j’avais engagée en Haute-Corse, que celui-ci a dû étendre à la Corse-du-Sud. Cette méthode me semblait la plus susceptible - dans la sérénité et dans une relative discrétion - de donner le signe le plus fort à la population.

M. le Président : Monsieur Pomel, nous vous remercions de votre déposition.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr