On ne s’attardera pas sur l’accueil à l’ambassade de France de Kigali et le " rapatriement " en France de quelques-uns des principaux responsables du génocide : on pouvait encore prétendre, à l’époque, ne pas en pressentir l’ampleur. Tandis que l’on abandonnait aux massacreurs " des centaines de familles accrochées au portail de l’ambassade, auxquelles on refusait l’entrée (36)", se retrouvaient à l’intérieur " tous les dignitaires du régime et leur famille, ainsi que le directeur de la radio et ses subalternes connus pour leurs appels aux massacres ". A tout moment, ces dignitaires sortaient avec leurs escortes de militaires pour " circuler dans les quartiers en flammes et à leur tour tenaient des réunions à l’ambassade pour parler de l’évolution de la situation, dresser le bilan des victimes ou regretter que telle ou telle personne n’ait pas encore été tuée ou tel quartier pas encore nettoyé (37) ".

Le 9 avril, une partie de ces notables du Hutu power est convoyée à Bangui par un Transall militaire, puis mise dans l’avion pour Paris (38) : la veuve du Président, Agathe Habyarimana, dont la famille est au coeur du dispositif génocidaire ; Protais Zigiranyirazo, " Monsieur Z " (personnage central des réunions à la " synagogue ", le quartier général des escadrons de la mort) ; l’idéologue Fernand Nahimana, qui n’avait pas ménagé, sur Radio Mille Collines, ses encouragements aux éradicateurs (39) ; etc.

L’évacuation des quelque soixante enfants de l’orphelinat Sainte-Agathe a permis aussi celle de trente-quatre " accompagnateurs " rwandais - dont beaucoup n’avaient pas l’air de nounous... Il s’agirait, selon certaines sources, de membres de l’ancien parti unique MRND, dans la perspective de développements politiques ultérieurs...(40) Ce que l’on ignorait - mais que les organisateurs français de ce curieux vol humanitaire savaient forcément -, c’est qu’avant cette exfiltration avaient été assassinés sept authentiques employés de l’orphelinat.

Malgré ses liens étroits avec les responsables du génocide et ses déclarations incendiaires, Madame Agathe Habyarimana, accueillie avec une gerbe de fleurs du Président de la République, a pu séjourner sereinement en France durant plusieurs mois, avec l’aide financière du ministère de la Coopération. Mais la France ne s’est pas contentée d’entretenir ces expatriés : elle n’a cessé d’inviter sur son territoire des personnages-clefs du Hutu power, en pleine " action " - et notamment du Gouvernement intérimaire rwandais (GIR), dont elle avait supervisé la constitution.

En mai, c’est le " ministre des affaires étrangères " du GIR, Jérôme Bicamumpaka, flanqué du diplomate (et néanmoins chef du parti fasciste CDR) Jean-Bosco Barayagwiza (41). Ils viennent, entre autres, " normaliser " l’ambassade du Rwanda à Paris. La France tolère cette voie de fait. Vers la même époque, le général Huchon accueille, plus discrètement, l’émissaire des FAR Ephrem Rwabalinda.

Durant l’opération Turquoise (fin juin - 15 août), la France a ménagé la retraite du dispositif génocidaire :

" Rédigeant elle-même le mandat qui lui sera accordé par l’ONU (42), la France n’y prévoit pas l’arrestation des responsables du génocide. Edouard Balladur le confirmera au départ de sa tournée africaine : "La France n’a pas l’intention de jouer un rôle de police dans cette affaire (43)".

Sur place, les militaires font passer le message aux "humanitaires" : "On nous répète chaque jour que l’ordre de mission de Turquoise ne comprend pas le désarmement des milices (44) ", dira l’un d’eux. Il est vrai que cette consigne, si elle a choqué certains officiers (d’aucuns prendront même l’initiative de la transgresser), évitait certaines complications : "Les miliciens font la guerre. Par souci de neutralité, nous n’avons pas à intervenir. Sinon, demain, s’il y a des infiltrations de rebelles, on nous fera porter le chapeau", avouait ingénument le colonel Jacques Rosier, commandant du secteur sud du dispositif Turquoise (45).

Bref, la "Zone humanitaire sûre" n’est protégée que du FPR, l’adversaire de l’ex-alliance franco-rwandaise. Mi-juillet, l’ONU demande à la France de désarmer les soldats de l’armée gouvernementale réfugiés dans son enclave humanitaire. La France répond qu’elle n’a ni les moyens, ni les "effectifs requis". Outre les miliciens, des unités des FAR, et plusieurs membres du "gouvernement intérimaire" (le GIR) purent ainsi transiter par la zone humanitaire française, ou y trouver refuge (46). Quant à la radio du génocide, celle des Mille Collines, elle suit l’état-major des FAR dans ses retraites successives. Les "journalistes-animateurs" qui, en tenue de combat, plastronnaient jusqu’en juin à Kigali, se retranchent en juillet à Gisenyi, puis à Cyangugu, dans la ZHS des Français. Porte-parole du GIR et des FAR en déroute, ils ordonnent aux populations de prendre la route du Zaïre, menaçant de représailles et de mort ceux qui ne partiraient pas. Le 18 juillet, ils lancent : "Le FPR a mis quatre ans pour rentrer au Rwanda avec deux cent mille personnes. Nous mettrons un mois pour revenir avec cinq millions" (47).

Le lieutenant-colonel Jacques Hogard, commandant la partie sud de la ZHS, réagit "fermement". Il demande au président et aux ministres du GIR de quitter Cyangugu, et insiste pour que la Radio des Mille Collines parte aussi. L’officier a gain de cause (48), et tout ce beau monde traverse la frontière zaïroise vers Bukavu. Ainsi, l’armée française tenait sous la main ceux qui ont appelé au génocide d’une partie de la population rwandaise, puis ont embarqué le reste dans une fuite en avant mortelle. Mais les mots d’ordre de Paris restent : "neutralité" et "absence de provocation". On demande donc aux militaires d’inviter ces messieurs à continuer leur travail au Zaïre... Le ministre de la Défense François Léotard les rassure officiellement : il confirme "que le brouillage des émissions de radio ou la destruction d’un émetteur ne faisaient pas partie du mandat confié à la France par l’ONU (49)" " (50).

Human Rights Watch complète ce tableau de non-chasse :

" Dans la zone sous contrôle français, tant dans le secteur de Cyangugu que dans celui de Gikongoro, des officiers de la MINUAR déclarent avoir vu des listes de personnes accusées localement de génocide ou d’autres activités criminelles, préparées par les autorités françaises de la zone. Certaines de ces personnes étaient détenues. Pourtant, à leur départ, les troupes françaises ne transmirent pas ces listes aux forces de la MINUAR. Avant leur relève par d’autres contingents de l’ONU, elles relâchèrent les prisonniers [...].

Selon des officiels de l’ONU, les militaires français ont emmené par avion des chefs militaires de premier plan, dont le colonel Théoneste Bagosora et le chef des milices Interahamwe Jean-Baptiste Gatete, ainsi que des troupes d’élite des ex-FAR et des milices : une série de vols au départ de Goma les ont menés vers des destinations non identifiées, entre juillet et septembre 1994 (51)".

Début octobre, Mathieu Ngirumpatse, président de l’ancien parti unique MRND, a indiqué à l’AFP qu’il rentrait d’un voyage en France. Responsable des milices Interahamwe - qu’il a qualifiées d’" organisations de jeunesse " de son parti -, considéré comme l’un des principaux concepteurs du génocide (52), il a déclaré le 7 octobre : " Tous les gouvernements ne sont pas nos ennemis. Nous avons encore des amis qui comprennent nos problèmes, nous avons été victimes d’un malentendu ". C’est le même qui, le 27 avril, déclarait lors d’une conférence de presse à Nairobi, qu’il n’avait " jamais vu un soldat tuant un civil, ni les milices tuant des civils (53)". Les illusions d’optique se sont peut-être ajoutées au malentendu.

Jérôme Bicamumpaka se flatte d’avoir été, de nouveau, reçu officiellement en France début novembre 1994. On y partagerait son point de vue sur le contrôle des camps de réfugiés par le GIR (54).

Après la déroute des FAR et l’exode au Zaïre, nombre de responsables du génocide - ces criminels contre l’humanité dont les noms figurent sur toutes les listes remises aux Nations unies par les principales organisations de défense des droits de l’Homme -, ont pris leurs quartiers d’été dans des pays " amis de la France ", comme le Gabon. C’est au Cameroun (où le Président Paul Biya reçoit les conseils éclairés de l’ancien ambassadeur de France Yvon Omnès) que l’inspirateur de Radio Mille Collines, Fernand Nahimana, s’est porté candidat à un poste universitaire.

Plus tard, la justice belge s’est irritée des fréquents séjours que feraient en France deux leaders du Hutu power (ordonnateurs du génocide, mais aussi du massacre de 10 Casques bleus belges), dont le " cerveau " présumé de l’extermination, le colonel Théoneste Bagosora (55). Un membre éminent du Hutu power, Séraphin Rwabukumba, a pu sans problèmes participer à une réunion à Lille le 27 mai 1995. Et le chef des ex-FAR, le général Augustin Bizimungu, aurait, selon plusieurs diplomates, été reçu à Paris début septembre 1995 (56).


36. Ainsi que du personnel rwandais d’institutions françaises, et des compagnes de Français - auxquelles on refusait le rapatriement.

37. Selon un témoin rwandais amené par les Suisses à l’ambassade de France de Kigali. Colette Braeckman cite son témoignage devant la Commission des droits de l’homme de l’ONU (L’enfer du Rwanda et les bonnes intentions de la France, in Le Soir du 20/06/94).

38. D’après Alain Frilet et Sylvie Coma, Paris, terre d’asile de luxe pour dignitaires hutus, in Libération du 18/05/94.

39. Idem.

40. D’après Anne Crignon, Les assassins que la France protège, in Le Nouvel Observateur du 07/07/94.

41. D’après Alain Frilet et Sylvie Coma, art. cité.

42. Résolution 929 du 22/06/94.

43. Déclaration sur RFI le 27/07/94.

44. Carnet de bord de Samantha Bolton, déléguée de MSF à Goma, in Le Nouvel Observateur du 28/07/94.

45. Cité par Stephen Smith, in Libération du 27/06/94.

46. D’après Stephen Smith et Jean Guisnel, L’impossible mission militaro-humanitaire, in Libération du 19/07/94.

47. D’après Frédéric Fritscher, Sans abris, sans eau, sans soins, in Le Monde du 21/07/94.

48. Idem.

49. Cité par Alain Frachon et Afsané Bassir Pour, Radio Mille Collines épargnée ?, in Le Monde du 31/07/94.

50. François-Xavier Verschave, Complicité de génocide ?, op. cit., pp. 131-132.

51. Rwanda/Zaïre, Réarmement dans l’impunité, rapport cité.

52. Cf. Rwanda, Death, Despair and Defiance, African Rights, Londres, 1994, p. 102.

53. Idem.

54. D’après Alain Frilet, Le tranquille exil des chefs de guerre, in Libération du 23/11/94. Le ministère des Affaires étrangères s’abrite derrière les " visas de longue durée " dont ces personnages seraient détenteurs...

55. François Janne d’Othée, Rwanda : tensions franco-belges, La Croix du 13/07/95.

56. Elif Kaban, Reuter, 11/09/95.


"Rwanda : depuis le 7 avril 1994, la France choisit le camp du génocide" / Dossier Noir numéro 1 / Agir ici et Survie / L’Harmattan, 1995