Ce dossier (1) va formuler des soupçons gravissimes, envers quelques-uns des plus hauts responsables de la République, et/ou de ceux qui aspirent à le devenir. Se posent immédiatement deux questions : pourquoi ? comment ? Ces questions se renvoient d’ailleurs l’une à l’autre : pourquoi poser publiquement des accusations sur des réalités dont sont convaincus les meilleurs observateurs, mais sur lesquelles l’arsenal habituel des procédures probatoires a beaucoup de mal à s’exercer, empêchant ces observateurs d’en parler autrement que de manière allusive, à mots couverts ? Ce type de difficulté est bien connu : il apparaît lorsque l’on se trouve face à une criminalisation systématique, qu’en Italie l’on nomme mafia.
La mafia européenne n’a pas encore gangrené l’Etat français. Celui-ci est par contre en train de s’accoutumer aux pratiques mafieuses via son " ventre mou ", la Françafrique - cette connexion permanente avec la " politique du ventre " que la France a contribué à instaurer en maints pays d’Afrique. Cette " politique " dégénère sous le double effet d’une crise économique et d’une crise morale. Les brèches énormes ouvertes dans une économie africaine livrée à la corruption et au racket généralisés, les contre-coups d’un contrôle accru sur les sources françaises de financement des activités politiques, partout la prévalence du sauve-qui-peut individuel ou familial, ont conduit quelques-unes des plus éminentes personnalités françaises à " protéger " des activités indiscutablement mafieuses (trafics de pierres et métaux précieux, de drogues, d’armes, blanchiment d’"argent noir" et de narco-dollars,... ), à y brancher des circuits de dévoiement de l’aide publique au développement (APD), à y impliquer leurs réseaux.
L’accoutumance à de telles pratiques n’a pas seulement de terribles conséquences pour les populations africaines victimes d’un pillage démesuré, sous couvert d’une anarchie souvent sanglante. Elle ne contribue pas seulement à dégrader très dangereusement l’image de la France en Afrique, ce continent immense, en pleine expansion démographique, avec lequel nos enfants devront forcément négocier des relations moins inéquitables. Elle banalise le double langage et l’impunité, elle fraie les chemins d’une internationalisation de ces pratiques criminelles. Les marchés de la drogue, le blanchiment des narco-dollars, le trafic d’armes, connaissent en effet de moins en moins les frontières : il est illusoire de croire que nous pourrions bénéficier ici, longtemps encore, des bienfaits d’une relative vertu publique, sans subir les chocs en retour des activités criminelles dans lesquelles certains de nos principaux dirigeants s’impliqueraient là-bas, de plus en plus systématiquement.
Cette systématicité devient telle qu’il nous a paru urgent de la dénoncer, avant l’élection d’un nouveau Président, en proposant au lecteur-électeur une série d’arguments, démonstrations et présomptions. En Italie, certains contestent encore que l’ " inoxydable " Giulio Andreotti ait été lié à la mafia, ou que Bettino Craxi ait porté à l’échelle industrielle le détournement des deniers publics : fallait-il attendre 20 ans pour dénoncer la menace qu’ils représentaient pour l’avenir de la République italienne ? les indices ne sont-ils pas suffisants pour dissuader les électeurs italiens de leur confier de nouveau les rênes de l’Etat ?
Comment exposer ces présomptions ? Elles résultent d’abord d’une trame générale. La stratégie foccarto-gaullienne fondait le maintien de la présence et l’influence françaises en Afrique sur un système clientéliste : nous montrerons comment il a dérivé vers une corruption généralisée, qui a ouvert la porte, par facilité puis par nécessité, à des pratiques d’extorsion violente et de criminalité mafieuse. Les " parrains " français et leurs réseaux ont accompagné cette lente évolution, sur trois décennies. Celle-ci s’est tôt radicalisée au Zaïre du maréchal Mobutu, puis au Togo de son émule, le général Eyadéma - et en des places secondaires comme la Guinée équatoriale de Teodoro Obiang ou le Rwanda du général Habyarimana. D’autres pays sont en train de basculer : le Cameroun, le Congo, le Tchad, et même le " modèle ivoirien ". On remarquera que le processus concerne surtout les pays riches en matières premières aisément commercialisables (pierres et métaux précieux, pétrole), qui sont aussi les principaux destinataires de l’APD française. On observera la montée de la criminalisation dans les Etats concernés, et les connivences ou " amitiés " de personnages ou réseaux français avec les responsables locaux.
On exposera ensuite quelques filières criminelles. Si les " gros bonnets " de la Françafrique s’y laissent si facilement impliquer, c’est que la faiblesse voulue des instruments de contrôle public rend extrêmement difficile la fourniture de preuves. A défaut d’une photographie complète de ces activités criminelles, on apportera un certain nombre de pièces permettant de reconstituer, au moins partiellement, une sorte de puzzle - que la trame permet de positionner. On y ajoutera le stupéfiant réseau des " fils " : dans sa relation franco-africaine, la République est en effet redevenue la " famille " ; en-deça du népotisme, elle a généralisé le " filialisme ". La colle - ou le liant - sera extraite du jugement des observateurs les plus avertis. Le lecteur se forgera lui-même son intime conviction, à partir d’une description encore sommaire et parcellaire, qui nécessiterait certainement de nombreuses enquêtes complémentaires. Celles-ci, d’ailleurs, ne suffiraient pas à persuader ceux qui ne peuvent admettre des réalités aussi dérangeantes et déplaisantes.
Pour nous, il a semblé que l’information des citoyens-électeurs nécessitait la diffusion de ce dossier, dès aujourd’hui, et en l’état. Ce qui y est dit nous déplaît et nous dérange aussi. Nous nous faisons une toute autre idée du rôle que la France peut tenir en Afrique, de la manière dont elle peut coopérer avec ce continent plutôt que de l’enfoncer. Nous ne pensions pas que le degré de compromission de certaines des plus hautes sphères de la République était si avancé. Les informations collectées nous ont détrompés.
Un indice parmi d’autres : l’interview accordé le 10/11/94 à L’Express par Jean-François Bayart, Directeur du Centre d’études des relations internationales (CERI). Qu’il prenne le risque de dire ce qu’il dit est aussi révélateur que le contenu même de ses propos. A propos de l’invité vedette de Biarritz, le président Mobutu, que l’ensemble des réseaux françafricains ont poussé à réhabiliter, il résume : " A Kinshasa, le phénix autoritaire renaît de ses cendres. Et l’on découvre un bien vilain volatile : hier "kleptocrate", aujourd’hui criminel. On tue les journalistes mal-pensants, on tue pour la maîtrise du trafic de drogue ou de diamants ".
Le candidat Jacques Chirac ? " C’est l’Afrique du clientélisme pétrolier ". " Si la ligne Pasqua prévaut, on assistera alors à la reconstitution d’un clientélisme classique, propice à la criminalisation des régimes autoritaires rénovés. Certains donnent dans le blanchiment de l’argent de la drogue, le contrôle ici des casinos, là de l’émeraude." Jean-François Bayart ne parle pas ici (il l’a fait dans des interviews précédents) du réseau de Jean-Christophe Mitterrand, aux méthodes et objectifs proches de celui de Charles Pasqua. Il ne dit pas pourquoi la " ligne Pasqua " - qui n’est pas isolée est " propice à la criminalisation ". Nous tenterons ici d’aller plus loin.
1. Diffusé le 09/01/95.
"Les liaisons mafieuses de la Françafrique" / Dossier Noir numéro 2 / Agir ici et Survie / L’Harmattan, 1995
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