Depuis un an, des lobbyistes bien-pensants, plus ou moins inféodés à l’Opus Dei, manipulent l’opinion publique pour remettre en cause la liberté d’expression. Attentifs à leurs initiatives, nous vous en présentons une liste éloquente. Quand on vous dit que ces gens ne font plus que de la politique...
Le 28 septembre 1994, se tenait à Rome la convention du cinquantenaire de l’Office catholique du spectacle. Placé sous le haut patronage de Silvio Berlusconi, éditeur de Jean-Paul II et alors président du Conseil des ministres italien, la manifestation était présidée par Mgr Dionigi Tettmanzi, par ailleurs président de la Conférence épiscopale d’Italie. Mais le véritable maître des lieux n’était autre que Mgr Enrique Planas y Comas, délégué du conseil pontifical pour les communications sociales, directeur de la cinémathèque du Vatican et membre de l’Opus Dei. Si la première partie des travaux porta sur le partage du contrôle des médias de la péninsule entre l’Eglise et Forza Italia, l’essentiel fut consacré à la promotion des valeurs morales dans les médias de masse à travers le monde.
Les participants décidèrent d’abord de multiplier les structures de production catholiques, comme Lux, une officine de l’Opus Dei dirigée par Ettore Barnabei et dont on a pu voir récemment Abraham sur France Télévision. Ils examinèrent divers projets de télévision planétaire, comme Lumen 2000, le satellite de Piet Derksen grâce auquel Jean-Paul II devrait damer le pion aux télévangélistes protestants. Puis, les participants en vinrent aux "limites de la liberté d’expression". Comment mettre un terme à cet étalage de sexe, de violence et de blasphème ? Comment aussi empêcher la presse de pousser trop loin la dénonciation de la corruption du monde politique et économique ?
Il fut décidé de renforcer les législations répressives en Europe, sur le modèle de la loi Jolibois récemment adoptée en France, de soumettre les programmes de télévision à l’approbation préalable d’"unions nationales des téléspectateurs" et de subordonner les professionnels du spectacle et des médias à une autorisation d’exercice délivrée par "un ordre des journalistes".
Ce programme politique vous paraît délirant ? Et pourtant...
Interdiction du sexe et de la violence
En septembre 1993, le Parlement européen a envisagé l’interdiction, sous trois ans, de la production, diffusion et détention de tout matériel pornographique dans l’Union européenne. Cette proposition, défendue par l’archiduc Otto von Habsburg-Lothringen, a été repoussée à quelques voix de majorité à la suite du rapport de Jean-Thomas Nordmann.
Adoptée en France à la fin de la dernière législature socialiste, et applicable depuis le 1er mars 1994, à l’initiative de Charles Jolibois (par ailleurs auteur en 1991 d’une proposition de loi visant à repénaliser l’homosexualité), l’article 227-24 du nouveau code pénal sanctionne de trois ans d’emprisonnement et 500.000 francs d’amende la diffusion de messages "pornographiques, violents, ou gravement attentatoires à la dignité humaine, susceptibles d’être vus ou perçus par un mineur". A titre d’exemple, sur plainte de l’Association familiale catholique de la Manche, le parquet de Cherbourg a considéré comme "pornographique" une bande dessinée de prévention du sida, Toxico Sida & Co, illustrée par l’équipe de Charlie hebdo et préfacée par les professeurs Montagnier et Olievenstein.
Une loi identique vient d’être adoptée en Slovaquie, une autre est sur le point de l’être en Albanie à la demande de l’épiscopat catholique.
En octobre 1994, la commission des affaires culturelles de l’Assemblée nationale adoptait un rapport intitulé "Enfant et télévision", de Christine Boutin (1). L’honorable parlementaire y décrit les ravages de la petite lucarne : elle induirait la passivité chez les enfants, empêchant le développement de leur imagination et de leur vocabulaire ; elle renforcerait l’échec scolaire en détournant les enfants de leurs devoirs ; elle amoindrirait leur capacité de concentration par la pratique du zapping ; elle les imprégnerait d’un monde irréel source de frustrations.Munie de ce diagnostic tout en nuances, Christine Boutin définit le mal : la violence ne se limite pas à la brutalité des images, il faut aussi considérer la violence psychologique, la violence faite à l’enfant abandonné par ses parents devant la télévision, et cette "forme particulière de violence que constitue le mépris du téléspectateur, qui aboutit à lui assener n’importe quel programme". Tout est violence au petit écran, y compris les jeux télévisés où l’on peut gagner très rapidement de grosses sommes d’argent et qui accréditent l’idée "auprès des jeunes issus de milieux défavorisés et en particulier des jeunes immigrés" qu’ils pourraient aussi prétendre à l’aisance économique.
Pour exorciser ce démon, Christine Boutin avançait dans son rapport une série de propositions qui devrait faire l’objet d’une prochaine loi : création d’un "observatoire de la télévision" (mis en place par le CSA le 18 janvier 1995) ; réforme de la commission de contrôle du cinéma, dont les pouvoirs seraient étendus à tous les médias audiovisuels et qui serait majoritairement composée de représentants des associations familiales ; politique volontariste d’aide à la production pour "transmettre au jeune public les valeurs de notre civilisation" ; création d’une "union nationale des associations de téléspectateurs" (sur le modèle de l’UNAF dont Mme Boutin fait partie) ; répression de la pornographie, de la violence et des atteintes à la dignité humaine selon l’arsenal juridique en vigueur ; réforme de la "commission de contrôle des publications destinées à la jeunesse" (dont Mme Boutin est membre) pour étendre ses compétences à l’audiovisuel et ses pouvoirs de sanction administrative ; enfin, rédaction d’une déontologie unique pour l’audiovisuel.
En décembre 1994, la IVe conférence ministérielle du Conseil de l’Europe sur la politique des médias se tenait à Prague. La délégation du gouvernement suisse a demandé l’application de la directive "Télévision sans frontières" pour endiguer "la multiplication des scènes de violence, d’agressivité et de pornographie à la télévision".
Curieusement, pour étayer ses propos, la délégation suisse a exhibé le rapport Boutin à l’Assemblée nationale française.
Le 6 janvier 1995, Marcelino Oreja-Aguirre, ancien ministre du dictateur Franco et membre de l’Opus Dei, a été désigné à Bruxelles commissaire européen chargé des questions audiovisuelles. Il a rapidement fait connaître sa double intention de supprimer les quotas de diffusion et de moraliser les programmes.
Le 7 février 1995, le tout nouveau directeur de l’IHESSI (Institut des Hautes Etudes de la sécurité intérieure), Jean-Michel Roulet, organisait un séminaire intitulé "Médias et violences", avec la participation de Jean-Frédéric Poisson, directeur de cabinet de Christine Boutin. Malgré une évidente volonté du ministre de tutelle, Charles Pasqua, de faire établir un lien de causalité entre violence télévisée et criminalité, les experts de l’IHESSI se sont plutôt attelés à démonter avec élégance les outrances du rapport Boutin. A l’issue de ces travaux, leur maître d’oeuvre, Thierry Vedel, rédacteur en chef de la revue de l’IHESSI, a été définitivement remercié de plusieurs années de collaboration.
Interdiction du blasphème
Sur plainte de l’Association familiale catholique de Nice, le parquet a considéré que les plaisanteries du journal satirique "Barre à mine" étaient gravement attentatoires à la dignité humaine car blasphématoires à l’égard de la religion catholique "dont les valeurs universelles sont inscrites au coeur de chaque homme (sic)" . Le 30 juin 1994, le tribunal de grande instance de Nice, s’appuyant sur la loi Jolibois, a interdit la diffusion du journal et condamné ses auteurs à 60.000 francs d’amende.
Le 20 septembre 1994, la Cour européenne des droits de l’homme a donné raison à l’Autriche dans le litige qui l’opposait à l’institut Otto Preminger. A la demande de l’évêque catholique d’Innsbruck, les autorités autrichiennes avaient interdit la projection du film Le Concile d’amour (adaptation réactualisée d’une pièce anticléricale d’Oscar Panizza) et en avait détruit les copies. La Cour européenne a considéré que l’Autriche était fondée à censurer un film blasphématoire à l’encontre de la religion catholique afin de préserver l’ordre public.
Le 21 février 1994, sur plainte de l’Alliance générale contre le racisme et pour le respect de l’identité chrétienne et française, la XVIIe chambre du tribunal de grande instance de Paris a condamné le journal satirique "Charlie hebdo" pour avoir caricaturé le pèlerinage intégriste de Chartres. Le tribunal a estimé que le droit à l’outrance, habituellement reconnu au caricaturiste, ne s’appliquait pas en l’espèce car le dessin incriminé n’était pas drôle à son goût.
Interdiction du journalisme d’investigation
Le 21 novembre 1994, soit deux mois après la Convention de Rome, Alain Marsaud, député (RPR) de la Haute-Vienne, et Philippe Houillon, député (PR) du Val-d’Oise, faisaient adopter nuitamment par l’Assemblée nationale un amendement de séance censurant la publication de toute information relative à une enquête ou instruction en cours. Ce qui, compte tenu de la durée des procédures et des appels, interdit à la presse de rendre compte de la quasi-totalité des scandales politico-financiers actuels.
Pour le situer, Alain Marsaud, magistrat (également auteur d’une proposition de loi autorisant le contrôle d’identité au faciès), est considéré comme un des parlementaires les plus proches de Charles Pasqua.
Le 21 mars 1995, la Commission nationale consultative des droits de l’homme remettait au Premier ministre un avis "portant sur la liberté de la presse et la responsabilité des journalistes". Pour remédier aux atteintes à la présomption d’innocence, la Commission, dont la majorité des membres représentent des associations humanitaires catholiques, préconise la rédaction d’un code de déontologie des journalistes dont la violation entraînerait le retrait de la carte de presse. Cette carte deviendrait donc obligatoire pour bénéficier du droit d’expression dans les médias, et la Commission de délivrance se trouverait transformée en ordre professionnel.
Le 3 avril 1995, la Cour de cassation a confirmé la condamnation du "Canard enchaîné" dans le litige qui l’opposait à Jacques Calvet, P-DG de PSA. La Cour a considéré qu’en publiant des photocopies des avis d’imposition du P-DG, le journal satirique s’était rendu coupable de recel d’information. En effet, ces avis d’imposition sont des documents administratifs couverts par le secret fiscal. Ce que la Cour ne rappelle pas, c’est que la publication d’information de ce type non accompagnée de preuves est, elle, passible de poursuite en diffamation.
Le 7 avril 1995, la mission d’information de la commission des lois du Sénat sur le "respect de la présomption d’innocence" a rendu public un rapport de Charles Jolibois, intitulé "Justice et transparence". Il écarte en premier lieu toute réforme de la procédure pénale qui permettrait de résoudre le fond des problèmes et propose diverses mesures d’exception. Parmi celles-ci l’interdiction de publication de toute pièce d’un dossier d’instruction en cours sous peine d’une amende de 200.000 francs, et l’interdiction de publication de tout commentaire de la rédaction à côté d’un "droit de réponse".
Thierry Meyssan
1. Madame Boutin est député (CDS) des Yvelines et aujourd’hui consulteur du "conseil pontifical pour la famille".
Bibliographie :
– "Media and democracy in the single market", actes du colloque organisé les 13 et 14 mai 1993 au Parlement européen sous la présidence d’Yves Frémion. "Cahiers verts" numéro 7.
– "Enfant et télévision". Rapport d’information de l’Assemblée nationale numéro1581, 12 octobre 1994 - Commission des affaires culturelles. Rapporteur : Christine Boutin. (20F).
– "Avis portant sur la liberté de la presse et la responsabilité des journalistes (pour une déontologie de la liberté d’expression)" - Commission nationale consultative des droits de l’homme, services du Premier ministre, 21 mars 1995.
– "Médias et violence" in Cahiers de la sécurité intérieure numéro 20, 2e trimestre 1995 - IHESSI, Paris (110 F).
– "Ethique et audiovisuel : régulation et autorégulation en Europe et en Amérique du Nord" in "La Lettre du CSA" numéro 67, avril 1995 (20 F).
– "Justice et transparence" - Rapport du Sénat numéro 247, 7 avril 1995. Mission d’information de la Commission des Lois sur le "respect de la présomption d’innocence et le secret de l’enquête et de l’instruction", présidée par Jacques Bérard. Rapporteur : Charles Jolibois. (55 F).
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