C’était vers la mi-avril, dans la cour de l’hôtel Cortés, à Mexico, à l’heure du petit déjeuner, je lisais le journal. Une dépêche, en bas à gauche de la page sept, annonçait que le président du Rwanda et un haut responsable de la guérilla d’opposition - "tutsi" - étaient morts dans un accident d’avion - peut-être un attentat.
Parfois on pose son journal, soufflé. Je ne savais pas grand chose du Rwanda, mais la nouvelle semblait de très mauvaise augure. Je savais au moins que ce pays était dans une spirale de violence où la disparition de ses chefs pouvait signifier quelque chose de terrible. Comme des journaux mieux informés ont pu le dire, la nouvelle était fausse. Le président du Rwanda, Juvénal Habyarimana, était mort, positivement, mais le second mort notable n’était pas le chef du FPR - tutsi -, mais le président du Burundi -"hutu". Ce que cette erreur du journal mexicain révélait de vrai, c’est que l’attentat suivait une négociation - fructueuse semble-t-il - entre le FPR et le chef de l’Etat rwandais.
Mais pourquoi s’émouvoir spécialement ? La mort violente d’un chef d’Etat n’est pas une affaire courante, mais un petit pays perdu au coeur de l’Afrique mérite-t-il une pause entre le café et le jus d’orange à l’autre bout du monde ? A vrai dire, non. Seules d’étranges perversions donnent du sens à ceci. La manie de l’information. Etre à l’écoute du monde. Nous sommes de plus en plus nombreux a être victimes de cette maladie. Et le siècle, en même temps que ce mal, nous a donné de bonnes raisons d’y succomber. Ainsi, le Rwanda du mois d’avril.
De retour à Paris, au mois de mai, j’ai lu un premier article dans Courrier international, repris de The Nation - l’hebdomadaire de la gauche américaine -, qui décrivait l’implication du Crédit lyonnais dans l’approvisionnement en armes de l’Etat rwandais. Entre-temps, on avait eu quelques informations sur l’ampleur des massacres en cours dans ce pays. J’avais tendance à croire The Nation. Cet article semblait très documenté et procéder d’une bonne méthode d’investigation. De plus, les nombreuses mésaventures du Crédit lyonnais portaient à croire depuis longtemps que cette banque nationalisée exécutait très docilement les missions de l’Etat français. Ceci pouvait signifier littéralement que la France avait armé l’Etat rwandais qui commettait les massacres.
Quelques jours plus tard, au hasard de mes lectures, un article savant dans "Actuel" explique en quoi les notions d’ethnies tutsie et hutu sont très relatives, élaborées en grande partie par le pouvoir colonial. Ainsi, il ne pouvait s’agir d’une simple guerre tribale.
Le tableau était complet. Sur la base d’une analyse politique bidon, la France avait armé un régime sanguinaire contre un peuple - hutu et tutsi confondus - où avait l’audace de se dresser une opposition. Et les morts ne se comptaient plus.
Dès lors j’ai suivi la presse - française - avec une assez grande attention, à la recherche de cette histoire. Sans vouloir médire de ces honorables confrères, j’ose dire que je n’y ai rien trouvé. Le black-out était total.
Il m’a été rapporté qu’un soir, au journal de TF1, Rony Brauman, de Médecins sans frontières, de retour du Rwanda, avait "mangé le morceau". Ses déclarations fracassantes ont-elles été considérées comme farfelues ? Quoi qu’il en soit, le lendemain, ceci ne faisait pas la moindre vague.
L’audimat de TF1 s’était-il soudainement écroulé ce soir-là ? C’était comme si personne ne l’avait entendu. Aucun journal ne semblait s’intéresser à ce que pouvait dire un responsable humanitaire indigné.
Jusqu’au 18 mai. Ce jour-là, Libé fait sa une sur les responsabilités de la France au Rwanda. Trois pages expliquent dans les détails comment la France a armé, entraîné, financé l’armée rwandaise coupable du génocide. Comment, pièces à l’appui, le ministère de la Coopération a débloqué 200.000 francs de fonds spéciaux pour rappatrier la veuve du Président et son équipe de tortionnaires. Comment messieurs Foccart - sorti de la naphtaline dirent les méchantes langues - et Aurillac, ancien ministre de la Coopération, sont allés négocier avec le maréchal Mobutu l’approvisionnement discret de l’Etat rwandais en armes, au moment des massacres.
J’étais soulagé. Le scandale avait éclaté. On ne pourrait pas faire autrement que d’aller jusqu’au bout de ces questions. Mitterrand allait devoir répondre. Mais j’aurais dû accorder plus d’importance à l’édito de Patrick Sabatier, en marge des articles d’Alain Frilet, et qui les contredisait : la responsabilité des massacres revenait d’abord aux massacreurs, ensuite à l’ONU, accessoirement aux colonisateurs et néocolonisateurs belges et français. Ainsi, en même temps que Libé faisait lumière sur le scandale, il ne l’assumait pas. Le monstre était mis à nu mais le commentaire était : "Circulez, y’a rien à voir !"
Le soir même, Le Monde publiait un petit article sur le Rwanda sans même évoquer les informations publiées le matin par Libé. Peut-être ne savaient-ils pas lire ? Le lendemain, tout était à nouveau pour le mieux dans le meilleur des mondes et Libé ne reprenait pas l’information. Le black-out était déjà revenu, après un instant de lumière. Pendant toute cette période - jusqu’au déclenchement fin juin de "l’opération Turquoise" -, aucun journal de ce pays n’a cru bon de s’intéresser à cette affaire. A part "L’Huma", mais ça ne mange pas de pain, les communistes sont des gens bizarres, n’est-ce pas ?Quelques semaines plus tard, "L’Express" publiait un grand article où les images d’horreur s’enchaînaient comme à la télé, sans faire sens, et à la fin duquel l’accusation était explicite : un haut fonctionnaire "dégoûté" affirmait que la responsabilité de François Mitterrand dans ce dossier était écrasante et totale. Mais ce n’est qu’au terme d’une lecture attentive que l’on avait accès à cette information. Ni le titre, ni le sous-titre, ni un mot de commentaire n’évoquaient l’essentiel qui était en quelque sorte "caché", noyé dans le texte, comme une information secondaire.
Sans plus mettre en relief le scandale, Le Nouvel Observateur publiait la même semaine une interview d’un éminent "africaniste", sur la question "ethnique". Quant au rôle de la France, il confirmait les plus noires hypothèses. Et ajoutait quelques informations. Madame Habyarimana, la veuve du président, rapatriée sur instruction de Mitterrand pour motif "humanitaire", avait personnellement trempé dans l’organisation des escadrons de la mort. Et les soldats français avaient partagé les mêmes casernes que ces escadrons. J’essayais d’imaginer alors ces soldats. On aimerait bien voir leurs témoignages. Quel effet ça leur faisait de voir les assassins partir puis revenir un peu ensanglantés, et de partager après la tambouille avec eux ?
Les experts des guerres d’Indochine et d’Algérie avaient donc formé les tortionnaires et les assassins du régime rwandais en déconfiture. Tout ça figurait en détail dans un rapport d’une commission des droits de l’homme, paru un an avant le génocide. Personne ne s’en était ému.
Ainsi la France était entrée en guerre sans qu’on le sache. Sans que ça n’intéresse ni le Parlement, ni la presse, ni les citoyens de ce pays. Non seulement elle menait une guerre clandestine, mais c’était une très sale guerre, qui avait débouché sur un des plus grands massacres de tous les temps.
Dès le début de "l’opération Turquoise", par contre, les informations commencèrent à affluer. Même Le Figaro fit de pleines pages pour expliquer la genèse du drame et l’historique de l’intervention française au Rwanda. Suivies d’autres pleines pages relatant la deuxième intervention,"humanitaire", celle-là. On avait admirablement noyé le poisson. Le commun des lecteurs ne pouvait plus rien comprendre, donc on pouvait tout dire. On était abreuvé d’images terribles où nos soldats héroïques combattaient pour le Bien. Comment instruire l’accusation dans ces conditions ? Les Juppé, Balladur , Mitterrand et Léotard multipliaient les déclarations honorables et s’indignaient des critiques qui perçaient en filigrane, irrésistiblement. Ils osaient s’indigner. La Fédération internationale des droits de l’homme dénonça à son tour le scandale. L’Elysée lui répondit d’un communiqué et l’affaire semblait pouvoir s’arrêter là.
Dans le même temps, à Bruxelles, une journaliste faisait son travail. Ça existe. Colette Braeckman est reconnue comme une des meilleures spécialistes de la région. Elle publie dans "Le Soir" un article à sensation : elle avait reçu un témoignage crédible selon lequel l’attentat contre l’avion du président Habyarimana aurait été perpétré par deux soldats français du DAMI (Détachement d’assistance militaire à l’instruction). Elle donnait même le surnom d’un des deux : Etienne.
Démenti scandalisé de l’Elysée. Cette accusation de l’étranger était une pure calomnie, d’ailleurs c’était pas vrai : c’était des mercenaires belges qui avaient fait le coup. A ce jour aucune enquête n’a été ouverte pour vérifier s’il existe un "Etienne" au DAMI, et s’il n’était pas par hasard au Rwanda ce jour-là, et ce qu’il y faisait. Il y a suspicion de meurtre de deux chefs d’Etat. Pas de quoi ouvrir une enquête peut-être ?
Quelques temps plus tard, plus subtil qu’un communiqué de l’Elysée, paraissait une double page dans Libé, signée Stephen Smith, sur - justement -, la question de l’attentat. Sans apporter le moindre début de preuve, ce journaliste - jusque-là réputé sévère critique du système Mitterrand en Afrique - laissait entendre que les auteurs de l’attentat pouvaient aussi bien appartenir au FPR - tutsi. La preuve ? C’est qu’ils avaient gagné la guerre... A qui profite le crime ? Ce vieil adage suffisait à dresser un nouvel écran de fumée. Stephen Smith s’était distingué depuis le début du génocide par un silence exemplaire. L’Afrique était bien sa spécialité, mais sur cet "épisode", il ne voyait rien d’intéressant à dire, jusque-là. A part un petit billet "historique" paru un peu avant, où, au fil d’une exemplaire chronologie de l’histoire du Rwanda, il passait subitement de 1988 à 1992, oubliant malencontreusement l’intervention française de 1990...Du haut de sa notoriété de journaliste intègre, il a réussi à semer le doute.
D’abord, cette Colette Braeckman, ne travaille-t-elle pas avec les services secrets belges ? Et puis, tout ça n’est pas clair. Enfin, le FPR n’est pas une bande de saints. Et Libé d’insister à maintes reprises - là, Stephen Smith trouve des choses intéressantes à dire - sur les massacres commis à son tour par le FPR. Effarés par la nouvelle, les enquêteurs internationaux se sont précipités au Rwanda pour établir la réalité de ces nouveaux "massacres".
Sans grand succès. Il ressort nettement par contre que les informations sur lesdits massacres provenaient toutes de sources douteuses. Typiques de la vaste opération de désinformation qui entoure tout le dossier depuis le premier jour. Même après le démontage méticuleux de cette désinformation, Libé titrait à la une sur ces "massacres".
A Biarritz, entouré de trente-quatre chefs d’Etats africains d’une servilité hallucinante, Mitterrand poussait le bouchon en parlant "des génocides". Deux génocides, le second à charge du FPR. Interrogé sur cette flagrante contre-vérité, il s’énerve : "Vous voulez dire qu’il y a eu un génocide qui s’est soudainement arrêté avec la victoire des Tutsis ? C’est ça ce que vous voulez dire ?... Oui, et bien moi aussi je m’interroge." Ainsi, cet homme-là se pose des questions...
Le journaliste irrespectueux lui redemande : "Un ou deux génocides ? " Par écrit - dans son communiqué publié -, c’était au pluriel. Oralement, c’était au singulier. Ce sont les mystères de l’éloquence. C’est beau, l’humour !Restent quelques questions : l’Etat français a-t-il une quelconque responsabilité dans l’attentat contre l’avion du président Habyarimana ? Si non, qu’il fasse toute la lumière. Puisqu’il ne semble pas sur le chemin de la faire, le soupçon de sa culpabilité reste entier.
Deuxième question : l’attentat contre le président Habyarimana coïncide avec le déclenchement du génocide méticuleusement préparé à l’avance. Les commanditaires de l’attentat semblent pouvoir être les mêmes que ceux du génocide - la faction "hutu power" de l’Etat rwandais. Si l’Etat français a une complicité dans l’exécution de l’attentat doit-on en déduire qu’il est aussi le complice des auteurs du génocide ?
De même, toute la lumière sur la question doit être faite. Ce journal s’est fait pour répondre le mieux possible à ce type d’interrogations. Si ces questions vous intéressent, abonnez-vous. Et soyez nombreux à le faire. C’est la seule garantie de notre indépendance dans un environnement où ces choses semblent loin d’être faciles à vivre.
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