Il y a un an, dans la région des grands lacs, au cœur de l’Afrique, les machettes s’abattaient à tour de bras, afin d’exterminer un peuple qui avait le mauvais goût de n’être pas compris de l’Elysée. Il y a un an, se dressait aussi le mur du silence. Les bataillons de la désinformation montaient en rangs serrés à l’assaut de nos consciences. Relisez tous les journaux de ce mois d’avril (1994), vous n’y trouverez pas un mot concernant les responsabilités directes de l’armée française aux côtés des génocideurs rwandais.
Les flots de sang coulaient sans motif ni raison, nous renvoyant l’image de la "sauvagerie africaine". Or, ce que nous avions sous les yeux, bien plus que cette prétendue sauvagerie, c’était le cynisme d’un empire en déconfiture prêt à tout pour sauver quelques restes de puissance.
À la tête de cet empire, François Mitterrand dirigeait les opérations du Rwanda au jour le jour et suivait le dossier avec une extrême attention depuis que la crise avait commencé quelques années auparavant. C’était son domaine - le "domaine réservé du Président", dit-on en jargon institutionnel français.
François Mitterrand croyait avoir compris le Rwanda - même les imbéciles ont le droit de se croire intelligents - et, comme il est lettré, il avait ouvert son encyclopédie et avait lu : "Rwanda : 85% d’Hutus, minorité tutsie." Ça tombait bien. Le chef de l’État - hutu - du Rwanda était un "ami" à lui. Et la guérilla qui menaçait son ami était majoritairement tutsie. Il ne tarda pas à fixer sa doctrine. Comme il est démocrate - même les fascistes ont le droit de se dire démocrates -, il allait appuyer la majorité contre la minorité. Ainsi Hitler et les juifs. Mais le président de la République française est un homme bien renseigné. Il savait aussi que son ami Habyarimana, après vingt ans de dictature, ne représentait plus que son clan, c’est-à-dire sa famille élargie à son village.
Une spécialité française : la torture
Pour les experts de la cellule africaine de l’Élysée cela ne présentait pas un problème insurmontable. Il n’y avait qu’à faire adhérer la réalité politique à la "réalité ethnique". Toutes les politiques coloniales du monde avaient toujours su recourir à cet artifice, souvent avec succès.
On peaufina un discours raciste pour l’État rwandais en perdition. On embaucha tous les idéologues de merde qu’il fallait. On finança leur propagande. Pour être sûrs d’être entendus des masses, on inventa une radio musicale, sur le modèle de NRJ qu’on avait eue l’occasion d’admirer à Paris. Cette radio su capter la quasi totalité des auditeurs rwandais, au détriment de la triste radio officielle que personne n’écoutait et qui colportait de toutes façons le même genre de messages.
L’Afrique aime danser. Radio Mille Collines, grâce à une programmation musicale très en vogue, bénéficiait d’un excellent taux d’écoute. Et, entre deux chansons, les animateurs bien payés par les services de monsieur Mitterrand, distillaient à longueur de journée la rhétorique raciste préconçue à l’Élysée.
Mais tout ça ne suffisait pas. La majorité politique du pays, Hutus et Tutsis confondus, ne voulait plus du régime du général Habyarimana. Et la guérilla tutsie se renforçait de jour en jour.
La France avait armé l’État rwandais. Nos conseillers techniques, grands experts des guerres coloniales, formaient sans relâche les officiers et les soldats rwandais pour leur apprendre, entre autres choses, une grande spécialité de l’armée française depuis la guerre d’Algérie : le meurtre et la torture. Les subventions pleuvaient. L’argent des contribuables français, lorsqu’il sert à de telles choses, n’est soumis à aucun contrôle. L’État tout-puissant, prétendument omniscient, a la garde de nos intérêts "stratégiques". Ceux-ci sont secrets.Avec cet argent, l’armée rwandaise passa en quelques années de 5 à 40.000 hommes - en face, la guérilla en alignait à peine plus de 10.000 - et les avions gros porteur livraient autant d’armes qu’il fallait à cette nouvelle armée rwandaise, sans que celle-ci ait à se soucier de questions d’argent. L’Élysée payait. Les fabriquants d’armes sud-africains et autres pouvaient se frotter les mains. Les chèques du Crédit lyonnais n’étaient pas en bois.
La presse fait son travail : distiller des vérités partielles
Dès 1992, le scandale éclatait. Des associations - américaines - de défense des droits de l’homme publiaient de lourds rapports dénonçant la torture et le meurtre pratiqués à grande échelle par l’armée rwandaise avec l’aide de ses conseillers techniques français.Le scandale éclatait ? Non. Le scandale aurait éclaté dans une vraie démocratie. Les gens de France, préoccupés par leur taux de chômage et leurs SDF, n’avaient pas le temps de lire les rapports d’Africa Watch. Pour s’informer, ils regardent la télé qui appartient à l’industrie du bâtiment. Celle-ci fait d’ailleurs de très bonnes affaires en Afrique, sous l’aile de notre politique coloniale. Parfois, ils lisent des quotidiens. Ceux-ci font de très mauvaises affaires. Ils dépendent annuellement, pour survivre, des subventions que l’État, bon prince, veut bien leur accorder.
Certains lisent des hebdomadaires. Ceux-ci appartiennent majoritairement à l’industrie de l’armement, Matra ou Alcatel. Celle-ci n’a rien à refuser à l’armée française et encore moins à dire contre la politique étrangère cynique de l’État dont elle tire sa prospérité. Une prospérité telle qu’elle a pu racheter l’essentiel de la presse du pays.
Il y a des exceptions. "L’Événement du jeudi" avait beau être un mauvais journal totalement dépourvu d’intelligence politique, il n’en était pas moins fondé sur un réel mouvement populaire. Ses lecteurs s’étaient cotisés un à un pour lui payer son capital. Et semaine après semaine, ils acceptaient de l’acheter plus cher que la moyenne des autres hebdomadaires, simplement pour défendre cette liberté. À "L’Événement du jeudi" on savait lire Africa Watch. Au moins deux articles ont rendu compte alors de ce scandale majeur. Mais ça n’intéressait pas son éditorialiste, ni sa couverture, ni personne. Un journaliste faisait son travail. La France menait la plus obscène et la plus secrète de ses guerres coloniales, mais ni "L’Express" ni L’"Observateur", pourtant fondés jadis sur le rejet de celles-ci, n’y trouvaient à redire.
La politique africaine de la France n’intéressait plus personne - et le meurtre pouvait ainsi se commettre en silence. Il restait toutefois un "spécialiste" de cette politique : Stephen Smith, du journal "Libération". Ses lecteurs savouraient, depuis des années, ses audaces. Il osait décrire, ce qui n’était pas vraiment un secret, comment "Papa m’a dit" - Jean-Christophe, le fils de François Mitterrand - dirigeait la politique africaine en se vautrant dans la corruption avec les dictateurs les plus infâmes du continent. C’était folklorique, mais ça faisait mauvais genre. Fin tacticien, le Président, enleva à son fils son royaume quelques mois avant la prise du pouvoir par Balladur, des fois qu’on serait tenté de lui chercher les poux.
Mais la politique africaine de la droite, c’était l’affaire de Pasqua, de Chirac et de son adjoint issu des services spéciaux, Michel Roussin. Les exécutants de cette politique, c’était les mêmes services dits spéciaux - la part de l’ombre. C’est dans cette ombre que survivait le rêve impérial. Mitterrand, Pasqua et Chirac s’y nourrissaient également. Ce qui leur vaut la possibilité de fructueux comptes en Suisse, à côté de ceux du maréchal Mobutu, et leur permet de continuer à rêver qu’ils sont à la tête d’une puissance mondiale.
Je ne sais pas combien la famille Mitterrand a gagné dans ce juteux trafic, mais ne doutez pas qu’ils ne s’abaisseront pas à me poursuivre en diffamation. Il faudrait alors qu’ils expliquent à quoi sert l’aide publique au développement, dont les 40 milliards de francs annuels s’engloutissent méthodiquement dans la poche des dictateurs qu’ils protègent. Et pourquoi cet argent serait ainsi distribué, s’il n’y avait pas de retour. Les experts évaluent que ce retour est de l’ordre d’un minimum de 30%. Ce ne sont pas les rares campagnes politiques sérieuses de notre système septennal qui justifient de telles sommes.
Michel Charasse pourrait nous expliquer alors comment il organise la "fuite de capitaux" pour le compte de son maître. Qu’est-il advenu du rapport des renseignements généraux dont on me dit qu’il décrivait tout ceci en détail ?
Contrairement à moi, Stephen Smith est un journaliste "sérieux". Jamais il ne se serait hasardé à décrire pareille réalité. Son métier, c’était de distiller des vérités partielles, afin que tous aient le sentiment que la vérité était dite... et qu’elle n’était pas si terrible.
Sur le Rwanda, il s’est battu avec une mauvaise foi éblouissante pour camoufler autant que faire se peut la dimension du scandale. Les propriétaires de son journal, les Chargeurs réunis, qui, tout comme Bouygues, font d’excellentes affaires en Afrique, ne pourront pas lui en vouloir. Quant au général Jeannou Lacaze, le capitaine Barril ou Me Jacques Vergès - pour ne citer qu’une poignée de ceux qui se nourrissent de cette Françafrique cynique, corruptrice et meurtrière - ils sauront lui en être reconnaissants.
La politique du carnage
Puisque tout marchait si bien, les maîtres de la politique française en Afrique - ce petit club de délinquants d’extrême droite qui squatte les sommets de notre État - se sont senti pousser des ailes. La guérilla semblait gagner ? Le Rwanda allait voir ce qu’il allait voir. Riches de l’enseignement qu’ont valu à l’armée française ses guerres coloniales perdues contre des peuples en armes, nos stratèges ont eu cette lumineuse idée : il n’y avait qu’à armer le peuple.
Après des années de propagande raciste terrorisante, on forma des milices, on donna des machettes à la populace, en lui expliquant que les Tutsis arrivaient pour manger les enfants. Si le peuple ne marchait pas, on lui envoyait l’armée pour l’aider à comprendre.On établit méthodiquement des listes d’"opposants" - c’était l’essentiel du pays.
On fabriqua des machettes par centaines de milliers et on les distribua à chacun, pour tuer son voisin. Il y avait beaucoup de voisins au Rwanda, ce pays catholique surpeuplé d’Afrique où la contraception est interdite malgré le sida, comme le pape a eu le bon goût de venir le leur rappeler il y a quelques années. Soumis à la terreur et à la propagande, chacun pouvait trouver intérêt à tuer son voisin pour récupérer un lopin de terre ou une maison. Et le sang enivre. C’est un bon moyen, pour calmer la culpabilité d’un premier meurtre que d’en commettre un deuxième.
Le général Habyarimana, lui, connaissait son pays. Il savait que cette logique ne mènerait à rien. Il ne marchait plus. Pour tenter d’enrayer la machine infernale armée par l’Élysée, il accepta de signer la paix avec la guérilla. Ce n’était pas conforme avec la politique de François Mitterrand. Après avoir tellement investi dans ce pays, il n’était pas question de lâcher prise.
L’un des rares génocides du siècle
Puisque cette guerre était si difficile, on allait la gagner en noyant le pays dans le sang. On envoya deux experts en missiles de l’armée française et on élimina Habyarimana, devenu encombrant pour mener la politique du carnage. On mit au pouvoir à sa place, le parti extrémiste qu’on avait nourri depuis des années. Les fauves étaient lâchés.
Personne n’a su - ou osé - évaluer le nombre de morts qu’a valu au Rwanda la politique du gouvernement français. 500.000 est le chiffre minimum retenu aujourd’hui. On peut légitimement penser qu’on tend à minorer les résultats de l’hécatombe. Dans le feu de l’action un des meilleurs connaisseurs du terrain, responsable de la Croix-Rouge là-bas depuis des années, parlait de un à deux millions de morts.
Quoi qu’il en soit, nous sommes face à un des quelques génocides du siècle. Le gouvernement turc a beau tenter de nier les responsabilités de son prédécesseur, en 1915, envers le peuple arménien, elles ne font de doute pour personne. Les pratiques génocidaires de l’État nazi sont rituellement dénoncées et assez bien connues aujourd’hui. Les assassinats de masse pratiqués par le régime de monsieur Pol Pot au Cambodge, dans les années soixante-dix, ont eu aussi leur heure de publicité. L’élimination de dizaines de millions d’individus par Mao Tsé Toung ou Staline ne sont plus, non plus, un secret. Même l’Indonésien Suharto se voit souvent accusé des centaines de milliers de communistes, puis d’habitants de Timor-Est, dont il a ordonné la mort.
François Mitterrand mourra peut-être demain, sanctifié par le peuple français, en laissant un sillage plus sanglant qu’aucun de ses prédécesseurs, Napoléon et Philippe Pétain compris. Ce n’est pas la peine d’être assassin, si on ne sait camoufler son arme. François Mitterrand a ce talent. À ce stade, reconnaissons-lui du génie. L’opération de couverture de sa responsabilité dans le génocide rwandais s’appelait "Turquoise".
Bon nombre d’experts de sa cellule africaine et du gouvernement déconseillaient vivement de retourner sur les lieux du crime. Il valait mieux se faire petit après une bavure de cette envergure. Mais à son grand âge, celui que ses camarades socialistes appelaient affectueusement "le vieux" avait mieux compris que monsieur Léotard comment fonctionne la propagande moderne. Il ordonna et fut obéi. On envoya à grands frais un deuxième corps expéditionnaire, après avoir retiré le premier déjà couvert du sang du peuple rwandais. La mission de ces soldats n’était plus la torture, mais l’aide"humanitaire".
Cette fois toutes les télés et les journaux avaient mandat de parler. Les cadavres qui s’empilaient dans le rectangle du petit écran et sur les couvertures des magazines ne mouraient pas sous les coups des miliciens que nous avions endoctrinés et armés, mais plus prosaïquement de choléra.
Médecins sans frontières avait beau crier au scandale de la manipulation, l’opération était merveilleusement réussie : ces morts avaient remplacé les autres. La conscience collective télé-guidée a besoin de messages simples. Tant de machiavélisme n’est pas à la portée de son entendement.
Ainsi, notre stratège de l’Élysée avait peut-être lamentablement perdu une guerre et son honneur, mais il sauvait les meubles. Le corps expéditionnaire humanitaire permettait de secourir les assassins de l’État rwandais en débandade et, mieux encore, de leur offrir un nouvel espace de manoeuvre, la zone de sécurité humanitaire et les camps de réfugiés au Zaïre, au Burundi et en Tanzanie.
Depuis, les assassins, toujours encouragés et protégés par les soins des services de l’État français, continuent leur oeuvre. Ayant pris en otage les centaines de milliers de réfugiés qu’ils empêchent, par la terreur qu’ils savent si bien pratiquer, de rentrer au pays pour le reconstruire, ils les poussent dans tel ou tel sens pour déstabiliser le Burundi d’un côté, et le nouvel État rwandais de l’autre. À chacune de leurs manoeuvres, la propagande, toujours docile, tente d’émouvoir l’opinion mondiale contre ces "horribles Tutsis" qui sont peut-être aujourd’hui l’honneur de la conscience africaine.
Qui a perdu son honneur, par contre, ce n’est pas seulement monsieur Mitterrand, c’est la France ! Et pas seulement pour avoir organisé et couvert un tel crime, mais pour n’avoir pas su demander pardon.
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