Messieurs,
Le numéro 10 de Maintenant a soulevé la question sans cesse refoulée de la responsabilité propre des journalistes dans la compréhension ou la non-compréhension du génocide rwandais et de ses séquelles. Comme par ailleurs les organes ou les journalistes concernés semblent ne jamais répondre aux lettres, même les plus argumentées, y compris (je pense à Africa Watch) quand le droit de réponse est demandé, il est heureux que des organes indépendants fassent écho à ce débat. Plusieurs articles du numéro de juillet des Temps modernes sont aussi très incisifs à ce sujet. J’ai néanmoins des observations à faire sur le style de votre contestation.
Vous avez publié de larges extraits de l’entretien où je m’étais efforcé, à travers le ton libre propre à ce genre, de respecter l’analyse la plus rigoureuse possible des motifs d’insatisfaction de beaucoup de connaisseurs du Rwanda. En particulier les positions de MM. Jean Hélène et Stephen Smith ressortent clairement de dossiers de presse qu’on peut consulter aisément (y compris des enregistrements sur radio ou télévision), et elles ont frappé nombre d’observateurs, en France ou à l’étranger.
Je me suis interrogé sur les contextes professionnels et intellectuels qui peuvent rendre compte de ces positions. Je n’ai donc pas apprécié que par des notes ajoutées après coup vous suggériez en marge de mes propos des liaisons de M. Smith avec des "services spéciaux" et des rémunérations correspondantes, sur lesquelles nous n’avons absolument aucune preuve. Ce n’est pas du tout en ces termes que je cherche à comprendre les échos donnés par tel ou tel journaliste à des positions officielles ou officieuses françaises.
Je m’interrogeais plus banalement sur des échanges d’informations, et donc de services, qui peuvent apparaître de bonne guerre à un journaliste avide de scoop. En gros, c’est le problème des sources et des conditions de leur obtention qui mérite d’être posé. Comme la note 4 est appelée après le passage où je parlais de ce "calcul", vous suggérez en quelque sorte que j’aurais pu inspirer vos suppositions "hors antenne". C’est pourquoi je demande à ce que ce quiproquo soit clarifié.
D’autre part, sans revenir ici sur les débats concernant l’affaire Sibomana-Golias et sur les positions de la direction de Reporter sans frontières dans ce cas, je trouve pour le moins choquant de traiter RSF d’"association pro-génocidaire" [Maintenant numéro 10, p. 3]. J’ai accepté de collaborer avec cette association depuis un an et je ne le ferais évidemment pas si c’était le cas.
Certes tout le monde peut se tromper ou être trompé et la critique est libre, mais elle est plus convainquante quand on se garde de ce genre d’amalgame insultant a priori. Les problèmes posés par la tragédie rwandaise sont d’une telle gravité et d’une telle complexité qu’on ne pourra avancer qu’en respectant le plus scrupuleusement les règles intellectuelles et morales qui s’imposent dans la communication, comme dans la recherche.
N’ajoutons pas une virulence verbale inutile à la violence des situations vécues dans un pays victime d’un génocide, étant entendu que la pire des attitudes serait le silence, la banalisation ou la justification insidieuse de cette entreprise d’extermination.
Sincères salutations.
Jean-Pierre Chrétien
Cher Monsieur,
Vous trouverez peut-être ça paradoxal mais c’est avec joie que j’ai reçu votre courrier me reprochant la violence verbale et les amalgames auxquels je n’hésite pas à recourir dans le traitement du dossier rwandais.
Avouons-le sans détour : cette pratique de violence verbale vise à provoquer le débat. En un mot, je serais ravi que Stephen Smith ou d’autres s’émeuvent un jour des accusations portées contre eux, et qu’on ait l’occasion d’en débattre. Un peu de lumière pourrait en surgir, qui sait ?
Votre courrier aussi est l’occasion qui nous est si souvent refusée d’aller plus loin dans ce débat, et si je parlais de joie, je ne vous cacherais pas que c’est aussi en raison de l’estime que j’ai pour votre travail comme pour vos prises de position.
Permettez-moi, donc, de répondre.
Vous évoquez les exigences de rigueur. Croyez-le ou non, nous en sommes tous là. Mais tous les termes de cet énoncé sont relatifs et c’est bien dans cet espace que nous semblons pouvoir adopter des postures diverses, voire divergentes.
Vous vous êtes interrogé sur les contextes qui ont pu influencer les positions de journalistes dont les écrits ont étonné nombre d’observateurs. C’est bien la même interrogation qui nous a amenés à penser qu’il ne s’agissait pas "banalement d’échanges d’informations et de services" . Soyons précis : c’est un phénomène tout à fait classique et très ancien, les journaux recherchent des informations sur "les pouvoirs". La plus simple façon d’obtenir ces informations est d’aller les demander aux pouvoirs en question. D’un autre côté, les pouvoirs ont besoin des journaux et les journalistes finissent par se trouver spontanément complices des politiques, en ayant simplement voulu bien faire leur travail.
Quant à l’affaire rwandaise, il semble malheureusement que l’approche de MM. Smith et Hélène relève d’une logique singulièrement plus complexe. Une des raisons qui m’amènent à mettre en doute l’idée qu’il s’agirait "banalement" de cette pratique classique, tient au génocide rwandais lui-même. Quiconque aura eu l’occasion de savoir ce que nous croyons savoir, vous et moi, sur les responsabilités de l’État français dans la gestation de cette horreur, ne peut qu’être saisi par la gravité des fautes politiques commises.
À ce niveau de présomption, il revient à la presse de réveiller l’opinion, de mettre en demeure le pouvoir de rendre des comptes, de travailler à ce que la lumière soit faite. Il n’y avait pas besoin d’être un expert pour s’apercevoir des multiples irrégularités de la politique menée par les gouvernements de François Mitterrand au Rwanda. Stephen Smith ou Jean Hélène avaient largement les moyens de faire ce travail. Ils ont au contraire travaillé méthodiquement à obscurcir les pans de vérité que Colette Braeckman ou Africa Watch avaient mis à jour.
À ce stade, il ne s’agit plus d’"échanges d’informations" mais réellement de "services". Service rendu à un crime contre l’humanité, ça n’est pas "banal". Toute conscience aurait du mal à collaborer à une telle oeuvre. Ces journalistes ne s’en sont pas encombré. Il faut donc qu’ils aient de puissantes motivations.Une analyse attentive de leur travail, ainsi que vous y avez procédé, indique que le point de vue de ces hommes se confond avec celui de l’État.
Que cette convergence de vue avec un État complice de génocide tienne au fait que ces hommes sont intégrés aux structures de l’appareil du pouvoir ou relève d’un simple parti pris idéologique est presque secondaire. Nombreux sont ceux qui agissent effectivement par conviction. Mais, étant donné la nature des opérations menées par l’État français en Afrique, il serait douteux que ces convictions ne s’accompagnent de corruption.
Nous savons tout ça. Faut-il le dire ou non tant que nous n’en aurons pas la preuve formelle ? Faut-il attendre d’avoir la fiche de paye de M. Smith à la DGSE pour dire que nous pensons qu’il travaille éventuellement pour cette noble institution ?
Nous savons aussi que François Mitterrand suivait au jour le jour le déroulement des opérations au Rwanda. Suivre un dossier, pour un président de la République française, ça veut dire commander. Faut-il attendre d’avoir la bande magnétique de ses conversations pour dénoncer ce que nous savons des ordres qu’il a donnés ?
Nous avons des informations selon lesquelles des soldats du DAMI se seraient trouvés à proximité du lanceur de roquettes qui a abattu l’avion du président Habyarimana. Nous constatons que, malgré ces informations, aucune enquête n’a été ouverte à ce sujet. Que faut-il attendre pour dénoncer ceci ?Quant à Reporters sans frontières, je conçois que la "formule rapide" les traitant d’"organisation pro-génocidaire" ait pu émouvoir.
Il n’empêche que, de ce que nous pouvons savoir de l’affaire Sibomana-"Golias", le comportement de cette organisation a été indigne en cette circonstance. Ceci jette une ombre très inquiétante sur la nature de RSF. On ne peut dès lors que se perdre en conjectures. Est-ce une vitrine des services spéciaux ? Est-elle infiltrée par ceux-ci ? Certains de ses dirigeants sont-ils simplement "convaincus" d’on ne sait quoi ?
J’avoue que ma virulence tient sa source du fait qu’il me semble radicalement inacceptable d’être complice de crime contre l’humanité. Précisons : ce n’est pas tant cette complicité même qui m’insurge mais le fait qu’elle puisse n’entamer en rien la crédibilité de ceux qui s’y livrent.
Tous les responsables du génocide rwandais, en France ou ailleurs, bénéficient d’une paix royale. Notre journal entend, malgré ses faibles moyens, déranger cette paix obscène autant que faire se peut. Il me semble justement que"la violence vécue par les rwandais" que vous évoquez impose - et c’est un minimum - toute la violence verbale dont nous serons capables.
Un dernier point : si demain, enfin, le Parlement ou la justice de notre pays avaient la bonté de se saisir de cet épouvantable dossier, je serais le premier à souhaiter que personne ne soit accusé ou a fortiori condamné, sans que soient prises les infinies précautions que le droit exige. Même un génocide mérite une justice sereine.
Mais nous ne sommes pas un tribunal. Nous sommes un journal. Le système politique français est responsable d’un des plus horribles massacres du siècle. Notre fonction à nous, telle que nous la comprenons, c’est d’appeler les consciences à regarder cette insoutenable vérité en face.
Michel Sitbon
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