Les mesures fiscales dérogatoires dont bénéficie la Corse et ses habitants sont, on l’a vu, nombreuses et pour certaines fort anciennes. Alors que les plus récentes ont été justifiées par le souci de contribuer au développement économique de l’île, il apparaît que leurs effets n’ont jamais fait l’objet d’un examen approfondi. Tout indique que cette sédimentation s’est plutôt réalisée parfois sans réflexion préalable327 ou par octroi de " grain à moudre " concédé à des interlocuteurs insatiables, sans analyse poussée des effets attendus et sans confrontation avec les résultats constatés.

( L’EVALUATION SANS TABOU DU STATUT FISCAL DEROGATOIRE EST INDISPENSABLE

Le fait que la Corse est friande de dispositions fiscales dérogatoires et est sentimentalement très attachée à certaines des plus anciennes d’entre elles ne saurait empêcher la communauté nationale de se livrer à l’analyse précise des effets des atteintes au principe d’égalité des citoyens devant les charges publiques qu’elle a admises au profit de l’île et de ses habitants.

L’évaluation n’est à ce jour pas systématique. Cependant, diverses données laissent à penser que certains éléments de ce statut fiscal particulier sont loin d’avoir atteint leur but.

( La fiscalité indirecte dérogatoire n’empêche pas un haut niveau des prix

Ainsi, l’existence de taux particuliers de TVA et d’une réfaction sur la taxe intérieure sur les produits pétroliers sont sans incidence sur le niveau du coût de la vie constaté en Corse.

Ainsi, le mensuel de l’Union fédérale des consommateurs a publié les résultats d’une enquête nationale sur les niveaux de prix constatés pour 145 produits de consommation courante dans les hypermarchés et les supermarchés. Il apparaît que ce niveau est particulièrement élevé en Corse : par exemple Ajaccio, ville la plus chère de France, se classant au dernier rang des 132 villes visitées par les enquêteurs de l’union.

Comme l’expliquait devant la mission d’information sur la Corse, le directeur général de la concurrence, de la consommation et la répression des fraudes, " les marges sur les produits sont souvent plus élevées en Corse que sur le continent.(...) Les analyses que nous avons faites montrent bien qu’il existe un surcoût lié au transport tout à fait évident. Celui-ci n’explique cependant pas l’écart de prix enregistré d’une manière générale chez le consommateur. Une marge est donc prélevée au passage, vraisemblablement en deux ou trois stades, avant la vente finale au consommateur, et au cours des phases intermédiaires ".

Il n’est pas sûr que l’effort non négligeable que consentent l’ensemble des contribuables français en matière de taux de TVA - qui représente, rappelons-le un coût annuel de 450 millions de francs - doive servir à arrondir les marges de quelques intermédiaires sans profiter au consommateur final.

Est-on sûr également que la fixation du droit de consommation sur les tabacs à un niveau permettant leur vente à des prix largement inférieurs à ceux observés sur le continent soit opportune, ne serait-ce qu’au regard des objectifs de santé publique ?

( Les premiers enseignements de la zone franche ne sont pas encourageants

L’évaluation des effets de la zone franche doit également être menée aussi rapidement que possible. Certes, les enseignements tirés d’une évaluation partielle d’un dispositif destiné à s’appliquer pendant cinq ans peuvent être délicats à tirer. Mais il importe que l’efficacité d’un dispositif qui représente aujourd’hui le tiers de l’effort fiscal consenti en faveur de l’île soit régulièrement appréciée.

D’après une brève étude transmise à la commission d’enquête par la direction générale des impôts, les premiers éléments d’information laissent dubitatif. En effet, ils font apparaître que " la zone franche a entraîné des allégements de charges significatifs qui, dans l’immédiat, ont surtout eu pour conséquence d’améliorer la trésorerie des entreprises ". L’étude montre, en effet, que " la situation des entreprises semble s’être améliorée et avoir facilité le paiement de la TVA. En effet, les recouvrements de TVA ont augmenté de 21,9% par rapport à 1996 alors que le chiffre d’affaires déclaré restait, dans l’ensemble, stagnant. Par ailleurs, le total des dépôts à vue et des dépôts rémunérés dans les banques a progressé de 9% entre le troisième trimestre 1996 et le troisième trimestre 1997. "

( La Cour des comptes doit se voir confier une mission d’évaluation

Cette évaluation doit être systématique et concerner l’ensemble des dispositions dérogatoires, même les plus anciennes et quels que soient les impôts concernés.

L’argument du " maintien des droits acquis " n’est pas recevable sans examen approfondi. Les habitants de l’île ont, au contraire, tout à gagner d’un retour à la normalité fiscale, assortie des seules dispositions dérogatoires dont l’efficacité à l’égard de la compensation des handicaps liés à l’insularité et à l’égard du développement économique durable de la Corse est avérée et contrôlée.

Il ne s’agit, rien de moins, que de revenir au fondement qui justifie le statut fiscal particulier, tel qu’il est défini au premier alinéa de l’article 1er de la loi du 27 décembre 1994 portant statut fiscal de la Corse328.

( L’APPLICATION DE LA ZONE FRANCHE DOIT FAIRE L’OBJET D’UNE GRANDE RIGUEUR

Les dispositions relatives à la zone franche ne sont pas, loin de là, exemptes de critiques. S’il ne convient sans doute pas de revenir sur le texte voté, il importe en tout cas de réaffirmer avec force son caractère temporaire et d’annoncer qu’il ne saurait être question de maintenir sans inventaire ni bilan, après 2002, un ensemble de dispositions aussi onéreuses et aussi peu ciblées et dont beaucoup ne constituent que des effets d’aubaine pour leurs bénéficiaires.

Il convient aussi, pour la période d’application de la zone franche, de faire preuve de la plus grande rigueur.

Il a été fait état devant la commission de d’enquête cas de transferts de sièges sociaux fictifs en Corse. La presse locale s’en est également faite l’écho.

Pourtant, dans l’un des quotidiens corses329, un agent des impôts souhaitant garder l’anonymat estimait que ce n’était pas seulement l’exonération des bénéfices à hauteur de 400.000 francs qui pouvait susciter de telles dérives, mais aussi le désir " d’échapper à un contrôle fiscal. Elles pensent, parfois à tort, mais aussi à raison, qu’elles ne feront l’objet d’aucune tracasserie de la part des services fiscaux. C’est un effet pervers de l’ambiance qui règne en Corse ! Elles pensent que le laxisme des contrôles allait continuer ". Et le journal de citer quelques exemples troublants, dont certains antérieurs à la mise en place de la zone franche :

* une société d’import-export de fleurs entre la France et l’Amérique du Sud, SARL au capital de 50.000 francs basée à Besançon et dont le siège social est situé à Monticello ; encore s’agit-il d’une résidence secondaire fermée la plus grande partie de l’année dans laquelle le numéro de téléphone n’aboutit qu’à un répondeur indiquant qu’il s’agit bien du siège social et demandant de laisser un message,

* une grande entreprise (au capital de 600.000 francs) de construction métallique qui possède plusieurs locaux en Isère et a transféré son siège social d’abord dans le Niolu puis à l’Ile-Rousse en avril 1997 ; le bureau indiqué est toujours fermé et personne ne répond au téléphone,

* une clinique du continent a installé son siège à Feliceto en 1995,

* une société de confection, dont le magasin est à Grenoble, a installé son siège à Monticello.

Ces faits troublants doivent à l’évidence faire l’objet d’une attention très rigoureuse de la part des services fiscaux de l’île, d’autant que la loi exclut les exonérations dans ces cas.

Une autre des difficultés d’application de la zone franche est sans doute plus lourde de portée. Il s’agit de la détermination de la part des bénéfices des entrepreneurs individuels qui ouvre droit à exonération. Aux termes de la loi, seule est exonérée, en effet, la part " maintenue dans l’exploitation ". Il a été dit devant la commission d’enquête que le contrôle du respect de cette condition pourrait s’avérer très difficile. Comme le soulignait le SNUI lors de sa conférence de presse : " certains contribuables ont sûrement la tentation de faire apparaître dans leurs déclarations, comme étant demeurés dans l’entreprise, des bénéfices qu’ils ont en réalité appréhendés. Une augmentation de la part du bénéfice non distribué par rapport aux années précédentes pourra être considérée comme un indice de fraude ".

Il importe donc, comme le plaidait ce syndicat, de multiplier les contrôles de comptabilité. Cette rigueur des contrôles est également indispensable du point de vue de l’équité fiscale. Plusieurs témoins entendus par la commission d’enquête ont souligné ce que cette exonération partielle des bénéfices pouvait avoir de socialement injuste si l’on comparait le sort respectif de l’entrepreneur individuel - exonéré jusqu’à hauteur de 400.000 francs - et ses salariés - imposés sur l’intégralité de leurs salaires330.

La commission d’enquête considère que cette inégalité flagrante des citoyens devant l’impôt revêt un caractère particulièrement choquant et mérite d’être corrigée.

De même, il apparaît indispensable, dans un évident souci de moralisation, de ne faire profiter des avantages consentis par la zone franche que les entrepreneurs individuels et les entreprises qui rempliraient normalement leurs obligations déclaratives et seraient à jour de leurs dettes fiscale et sociale.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr