Un certain nombre de personnes engagées à un titre ou à un autre dans la lutte contre les dangers que présente le phénomène sectaire considèrent que le dispositif juridique actuel devrait être profondément réformé. Les réflexions menées en ce domaine prennent deux directions différentes, les uns estimant nécessaire d’élaborer un régime juridique spécifique aux sectes, les autres étant favorables à la reconnaissance des sectes comme religions à part entière. Sans méconnaître l’intérêt de ces démarches, votre commission est parvenue à la conclusion qu’il ne serait ni utile ni opportun de bouleverser notre édifice juridique.
A) L’INOPPORTUNITE D’UN REGIME JURIDIQUE SPECIFIQUE AUX SECTES
Créer un régime juridique propre aux sectes pour répondre aux dangers spécifiques qu’elles présentent peut paraître a priori une idée séduisante.
En effet, plusieurs arguments militent en ce sens.
En premier lieu, il est vrai que le phénomène sectaire a des caractéristiques intrinsèques : la séparation avec les religions traditionnelles, la fréquente présence d’un gourou ou les fortes contraintes souvent imposées aux adeptes en témoignent. D’où l’idée qu’à ce phénomène singulier devrait correspondre un cadre juridique propre.
D’autre part, il s’agit, on l’a vu, d’un phénomène qui tend à s’amplifier et dont les formes changent. Il pourrait donc, là encore, justifier une adaptation du droit.
Troisièmement, il présente des dangers importants et multiples justifiant une action de plus grande ampleur des pouvoirs publics, ce qui passe le plus souvent par la mise en place de dispositifs juridiques nouveaux.
Certains spécialistes considèrent, en outre, que notre arsenal juridique n’est pas parfaitement bien adapté aux problèmes posés par les sectes. Ainsi, par exemple, le colonel Morin développe-t-il la thèse, exposée notamment dans Sectarus, selon laquelle le droit français ne permet pas de réprimer le viol psychique et déplore cette lacune.
Voici, par ailleurs, comment l’UNADFI, dans le numéro 36 (4ème trimestre de 1992) de sa revue " Bulles " , consacré aux sectes et au droit, envisage la question :
" Dès lors, sans en méconnaître la difficulté et même l’apparente impossibilité, est-il vraiment exclu de légiférer en la matière ? De même qu’un prévenu peut être relaxé du délit de diffamation s’il rapporte la preuve de la vérité des faits diffamatoires, de même ne pourrait-on reconnaître qu’un délit de " manipulation " est constitué à condition de pouvoir rapporter la preuve de la vérité des faits manipulatoires ?
" Pour ce faire, il ne serait pas forcément nécessaire de recourir à des expertises psychiatriques (des psychiatres peuvent aujourd’hui encore ignorer le processus de la manipulation mentale pratiquée par les sectes). Il semble qu’il soit possible d’apporter la preuve de la manipulation vécue dans une secte, à partir de critères vérifiés dans des faits précis, parfaitement démontrables, d’autant plus probants qu’ils ne sont pas individuels ou isolés mais collectifs et répétitifs. Ces faits permettraient de prouver que les adeptes ont perdu, en ce qui concerne les pratiques perverses de la secte, leur esprit critique et leur libre arbitre et sont devenus parfois des inconditionnels fanatisés, prêts à croire, dire et faire tout et n’importe quoi. (...) "
Et de citer l’existence en Italie du délit de " piaggio " , c’est-à-dire de l’envoûtement, destiné à condamner toute pression exercée sur une personne par des moyens de fascination personnelle relevant de la supériorité sociale ou culturelle.
D’autres spécialistes insistent enfin sur le fait que, non seulement le régime actuel ne permet pas de lutter efficacement contre les dangers des sectes, mais que, de plus, il traite de façon inégale les différents mouvements spirituels. Le professeur Joël Benoît d’Onorio note d’ailleurs sur ce dernier point dans " La Semaine juridique " (n\xfb 20, 1988) :
" L’assemblage de textes épars peut révéler un certain statut des institutions catholiques dans la communauté nationale : la loi et le décret de 1901, puis la loi de 1921 sur les congrégations religieuses, l’aide-mémoire avec le Saint-Siège sur la consultation gouvernementale préalable à la nomination des évêques, l’échange de lettres diplomatiques de 1923 sur les associations docésaines substituées, pour les catholiques, aux associations cultuelles de 1905 refusées par Rome, le concordat de 1801 pour les trois départements d’Alsace-Moselle ainsi que la prise en compte par la jurisprudence de certains éléments du droit canonique composent un ensemble juridique spécial. A la vérité, on ne peut rayer d’un trait de plume, fût-ce au moyen d’une loi voire d’une Constitution, une expérience historique de plusieurs siècles : la France est un pays laïque de tradition catholique. Elle est devenue, en quelque sorte, " catholaïque " .
" Dans une certaine mais moindre mesure, vu leur représentativité sociologique, les autres cultes anciennement reconnus (protestant et israélite) bénéficient aussi d’un traitement particulier de la part des pouvoirs publics qui ont appris à les connaître depuis bientôt deux siècles, ce qui n’est pas le cas pour les nouveaux mouvements religieux même inoffensifs.(...) "
D’où l’idée qu’il conviendrait d’élaborer un régime juridique propre aux nouveaux mouvements spirituels, susceptible à la fois de garantir qu’ils se conforment aux lois de la République et de mieux les reconnaître. Il pourrait, selon certains, prendre la forme d’un concordat ou de conventions passés avec ces mouvements. Ainsi par exemple, Philippe Gast écrit-il dans " Les Petites affiches " (n\xfb 90, 28/07/1995) : " A l’heure où l’actualité amène régulièrement les délires de telle ou telle secte, ou les abus de telle ou telle religion, il convient de se pencher sur la nécessaire élaboration de critères permettant de distinguer les mouvements religieux et les " mauvaises " sectes des " bonnes " . Pour cela, il faut d’abord envisager quelques réflexions conceptuelles sur ce thème avant de tenter d’élaborer des solutions positives qui pourront donner lieu à une charte des mouvements spirituels authentiques. "
Au terme de ses travaux, il n’apparaît toutefois pas souhaitable à votre commission de préconiser l’élaboration d’un régime juridique spécifique aux sectes.
Une telle entreprise se heurterait d’abord à un problème de définition. On a vu, en effet, combien il était difficile de définir la notion de sectes et les limites que présentaient les différentes approches possibles. Or, la mise au point d’un régime juridique propre aux sectes obligerait nécessairement à faire un choix en faveur de l’une d’elles, ce qui ne manquerait pas de prêter le flanc à toutes les contestations.
Supposons, par exemple, que l’on retienne l’acception la plus large, et que l’on considère comme des sectes l’ensemble des nouveaux mouvements spirituels, par différence avec les religions traditionnelles : comment alors justifier que ces mouvements, qui peuvent parfois présenter les mêmes caractéristiques qu’elles, soient soumis à un régime différent ? Comment expliquer aussi qu’on applique un même droit spécifique à des phénomènes aussi dissemblables que des courants spirituels pacifiques et des sectes dangereuses ? Si l’on optait, au contraire, pour une définition restrictive, selon laquelle les sectes correspondent à l’ensemble des mouvements spirituels présentant des dangers pour l’individu ou la collectivité, le problème se poserait alors de savoir quel(s) critère(s) de dangerosité choisir. Or, le caractère multiforme, nuancé et changeant du phénomène rend à l’évidence cette entreprise pour le moins périlleuse.
En deuxième lieu, ce régime paraît peu compatible avec plusieurs de nos principes républicains.
En effet, il conduirait à ne pas traiter de façon identique tous les mouvements spirituels, ce qui risquerait de porter atteinte, non seulement au principe d’égalité, mais aussi à celui de la neutralité de l’Etat vis-à-vis des cultes.
D’autre part, dans la mesure où il aurait notamment pour but d’empêcher les " dérives " sectaires, il se traduirait probablement par un encadrement plus étroit des activités des sectes auquel il serait très difficile de parvenir sans toucher aux libertés de religion, de réunion ou d’association.
Troisièmement, les arguments invoqués à l’appui de cette proposition ne semblent pas pertinents.
On a vu, en effet, que le droit français ne manquait pas de ressources pour combattre les dangers présentés par les sectes, bref qu’améliorer la situation actuelle supposait moins l’adaptation du dispositif existant que son application effective.
En ce qui concerne l’argument selon lequel le droit positif ne permettrait pas de combattre certaines formes de manipulation mentale telles ce que certains qualifient de viol psychique, il convient d’observer que les sanctions prévues par le nouveau code pénal à l’encontre de l’escroquerie, de l’exercice illégal de la médecine, de l’abus de faiblesse ou de l’abus de vulnérabilité constituent de bons moyens de défense face à ce genre de pratiques. D’autre part, il semble, en fait, difficile d’aller plus loin dans la répression des méthodes de persuasion, sous peine de porter atteinte au principe de la liberté d’expression.
Enfin, si l’ensemble des croyances spirituelles et religieuses ne sont pas soumises au même régime, elles ne sont pas non plus dans la même situation, ne serait-ce que parce que certaines présentent des dangers et d’autres pas. Il est vrai toutefois que certaines différences ne s’expliquent que pour des raisons historiques : c’est notamment le cas pour le régime spécial d’Alsace-Moselle.
L’idée de créer un régime juridique spécifique aux sectes a, d’ailleurs, dans l’ensemble, été rejetée par les pouvoirs publics et les spécialistes.
Ainsi, la Commission nationale consultative des droits de l’Homme déclare-t-elle, dans son avis du 10 décembre 1993, qu’elle " estime que la liberté de conscience garantie par la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen (1789), par la Déclaration universelle des droits de l’Homme, par la Convention européenne des droits de l’Homme (article 9) rend inopportune l’adoption d’une législation spécifique au phénomène dit des sectes, qui risquerait de porter atteinte à cette liberté fondamentale " .
De même, Alain Vivien déclarait-il dans une interview accordée au " Figaro " le 29 avril 1992 : " Il ne faut pas créer de législation particulière au risque de faire apparaître les sectes pour des martyrs. L’arsenal dont nous disposons est tout à fait suffisant, il suffit de l’appliquer ! " .
Enfin, au cours de ses travaux, votre commission n’a guère entendu soutenir l’idée d’une législation spécifique aux sectes, les rares personnes qui y seraient favorables dans l’absolu convenant qu’en fait toute initiative en ce sens serait à tout le moins inopportune.
B) LES RISQUES D’UNE RECONNAISSANCE DES SECTES COMME RELIGIONS A PART ENTIERE
D’aucuns considèrent qu’il conviendrait, sans créer de régime spécifique, de reconnaître les nouveaux mouvements religieux comme des religions à part entière.
Cette idée a été défendue, notamment au cours d’un colloque sur les Témoins de Jéhovah, organisé le 26 novembre 1993 à l’Assemblée nationale par le Centre de formation et d’études judiciaires.
La raison principale invoquée à l’appui de cette thèse, est que, bien qu’étant des religions, ces mouvements ne bénéficient pas du même statut que les religions traditionnelles.
Il est vrai, on l’a vu, que le statut d’association cultuelle et de congrégation est en général refusé aux mouvements communément appelés sectes. De plus, on peut arguer que leur accorder le bénéfice de ce statut permettrait aux pouvoirs publics de mieux les contrôler.
Toutefois, cette idée ne semble pas devoir être retenue.
En effet, on ne voit pas comment il serait possible de reconnaître comme religions à part entière des mouvements qui, comme un certain nombre de sectes, soit ne poursuivent pas un but exclusivement religieux, soit ont des pratiques contraires à l’ordre public et aux droits et libertés d’autrui.
De ce point de vue, l’équilibre sur lequel repose la loi du 9 décembre 1905 entre la liberté de conscience et d’association, d’une part, et le respect de l’ordre public, d’autre part, n’a pas lieu d’être remis en cause.
Cela dit, il est parfaitement normal que les mouvements dont l’objet est exclusivement cultuel et qui se conforment aux lois de la République se voient reconnaître, à leur demande, le statut d’association cultuelle ou de congrégation. Mais c’est, en application de la loi, à l’administration, voire au juge administratif en cas de contentieux, qu’il appartient d’examiner si ces conditions sont effectivement remplies.
Il n’est donc pas nécessaire de procéder à une réforme radicale du régime juridique existant pour résoudre les problèmes posés par les sectes ; il s’agit, en fait, plutôt, en s’appuyant sur lui, d’imaginer les moyens pratiques d’y faire face.
Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr
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