1 DIFFICULTES DANS L’APPLICATION DE LA NOTION DE " CRIME ORGANISE "

La discussion allemande n’en est cependant pas restée à la question de savoir si la Scientologie devait être considérée comme une entreprise religieuse ou commerciale.

Réfléchissant à cette dernière dimension du mouvement, certains observateurs allemands sont parvenus à la conclusion que, puisque ces activités contestées se fondaient sur un degré d’organisation élevé, qu’une intimidation semblait exercée à l’égard de ceux qui s’opposent au mouvement et que celui-ci cherchait en outre à exercer une influence sur la société, il serait possible de faire rentrer le groupe dans la catégorie de la criminalité organisée.

Il n’est sans doute pas inutile de rappeler ici la définition de la criminalité organisée telle qu’elle figure dans le mandat actuellement confié à la protection de l’Etat. Dans les directives sur la mise en application de la protection de l’Etat, la criminalité organisée est définie comme la " commission méthodique d’actes délictueux, caractérisée par la convoitise du gain ou la recherche de puissance et qui, considérés isolément ou globalement, sont d’une lourde gravité ; leur préparation et leur réalisation impliquent plus de deux personnes qui agissent en commun pendant une période plus ou moins longue ou indéterminée et qui, pour parvenir à leurs fins :

a) utilisent des structures professionnelles ou analogues ;

b) recourent à la violence ou à d’autres moyens d’intimidation, ou

c) s’efforcent d’exercer une influence sur la politique, les médias, l’administration publique, la justice ou l’économie. "[116]

A première vue, la classification de la Scientologie dans la catégorie de la criminalité organisée telle qu’elle est définie dans les directives sur la mise en application de la protection de l’Etat ne paraît pas complètement impensable, si l’on considère par exemple les éléments suivants :

* Le Tribunal fédéral a confirmé la condamnation de plusieurs scientologues pour escroquerie. Les caractéristiques d’astuce et de dessein d’enrichissement ont explicitement été confirmées[117].

* L’intention de développer une influence dans le domaine de la politique, des médias, de l’administration publique, de la justice et de l’économie est clairement exprimée dans le document stratégique de la Scientologie intitulé " Clear Switzerland "[118].

* La structure hiérarchique stricte et le degré d’organisation élevé de la Scientologie — qui poursuit par ailleurs au moins en partie des objectifs de nature économique — est manifeste.

Ces éléments ne sont cependant pas suffisants pour conclure que la catégorie de la criminalité organisée est applicable ici. Il s’agit au plus d’indices pouvant justifier des analyses plus approfondies du point de vue juridique et policier. Or rien ne permet de dire, à ce jour, que des actes délictueux sont commis systématiquement en vue de tirer des profits ou d’acquérir du pouvoir. On ne saurait déduire de ces éléments que la Scientologie poursuit le but de commettre des actes de violence criminels ou de s’enrichir par des moyens criminels (cf. art. 260ter CP).

2 APPLICATION DES THEORIES SUR L’EXTREMISME POLITIQUE

Plusieurs chercheurs allemands s’intéressant aux questions d’extrémisme proposent d’aborder le phénomène des sectes (ou, plus exactement, certaines d’entre elles) sous l’angle de l’extrémisme politique : ils prêtent en effet attention à leurs ambitions totalitaires et considèrent comme un danger leur attitude non-démocratique (absence de structures démocratiques dans les groupes, culte du chef, etc.)[119]. On discerne le caractère problématique de cette approche : certaines Eglises n’ont nullement une structure démocratique, sans se transformer pour autant en terreau d’extrémisme politique, tant qu’elles respectent les principes de l’Etat de droit.

De l’avis de Ralf Abel, qui a réalisé une expertise pour le Land de Schleswig-Holstein, non seulement " l’image de l’homme et du monde de la Scientologie contredit les principes élémentaires [...] de la loi fondamentale "[120], mais la mise en oeuvre de la " recette salvatrice " absolue élaborée par Hubbard équivaudrait " à l’établissement d’une dictature totalitaire " ; il en conclut donc que ce mode de pensée est incompatible avec l’ordre étatique de la République fédérale d’Allemagne ou de tout autre Etat démocratique[121]. A Hambourg, où un Arbeitsgruppe Scientology mis sur pied par les autorités en 1992 travaille très activement sur la question (avec quatre postes à plein temps exclusivement pour cette question[122]) et est la cible de nombreuses attaques du mouvement, le Sénat estime que " la stratégie globale de L. Ron Hubbard vise à modifier l’ordre existant dans chaque pays du monde pour le remplacer par la nouvelle société scientologique' "[123]. 3 UNE NOUVELLE FORME D'EXTREMISME POLITIQUE? C'est surtout l'expertise effectuée par Hans-Gerd Jaschke pour le Land de Nordrhein-Westfalen qui approfondit la possible dimension d'extrémisme politique présentée par la Scientologie[124]. Jaschke examine dans quelle mesure la Scientologie peut être définie comme " hostile à la Constitution " (verfassungsfeindlich); on sait que, chez nos voisins allemands, la définition d'un groupe comme tel entraîne la possibilité de le placer sous observation des services compétents en matière de protection de l'Etat, ce qui nous amène au coeur même de la question posée. Jaschke rappelle que, pour être considérée comme verfassungsfeindlich au sens de la loi, une organisation doit poursuivre des buts politiques, ce qui, au premier abord, n'est pas le cas de la Scientologie; mais il estime que l'examen de sa littérature montre qu'elle n'est pas indifférente à la politique et qu'on y trouve même l'expression de nombreux objectifs politiques[125]. Il se réfère entre autres à des documents faisant état de directives de WISE en vue de la prise de contrôle de l'économie mondiale[126]. Il souligne que la littérature critique des dernières années au sujet du mouvement se fait fréquemment l'écho d'informations selon lesquelles la Scientologie viserait à prendre le contrôle de l'Allemagne et se livrerait à l'infiltration de personnes à des postes-clés[127]. La discussion va de plus en plus dans le sens de la Scientologie comme menace non seulement pour la liberté de l'individu, mais pour celle de la société et de la démocratie; mais l'auteur concède cependant que, à côté des témoignages d'anciens membres et des enquêtes journalistiques, on manque encore d'informations précises sur différents aspects du mouvement relatifs à ces questions[128]. Etant donné qu'on ne peut appliquer à la Scientologie ni la définition classique de l'" extrémisme politique " (les adhérents n'ont pas de motivation politique immédiate et l'organisation ne se livre pas à des prises de position claires dans le domaine politique) ni celle de " fondamentalisme ", Jaschke estime plus judicieux d'utiliser l'étiquette d'" organisation totalitaire "[129]. Certains traits de la Scientologie, qui ne tiennent pas seulement à une prétention au monopole de la vérité, lui paraissent justifier cette classification: les écrits de Hubbard rangent arbitrairement et globalement environ 20% de la population dans une catégorie considérée comme dangereuse pour le bien commun[130]; la Scientologie dispose d'un système judiciaire interne plus proche de l'autocritique des systèmes communistes que du modèle démocratique[131]; la Scientologie écarte d'un revers de la main toute critique en décrétant que les reproches qui lui sont adressés sont le produit d'" aberrations " et que ceux qui les émettent sont des " personnes suppressives " [132] (nous reviendrons sur ce terme). L'expertise estime que la Scientologie devient de plus en plus, au fil du temps, une organisation poursuivant des objectifs politiques à long terme et que les traits totalitaires de la pratique et de la théorie scientologique représentent un danger potentiel[133]. Après avoir écarté cette approche dans un premier temps, l'auteur aboutit donc à la conclusion que la Scientologie incarne peut-être un extrémisme politique d'un nouveau type, distinct de tout modèle d'extrême-droite ou d'extrême-gauche[134]. En 1995, l'ancien président du Bundesamt für Verfassungsschutz (BfV) avait d'ailleurs lui aussi parlé d'une nouvelle forme d'extrémisme politique[135]. Ce sont ces considérations qui conduisent actuellement l'Allemagne à se lancer dans une offensive contre la Scientologie. La conférence des ministres de l'Intérieur des Länder a décidé le 5 juin 1997 de mettre la Scientologie sous observation. Le concept de Verfassungsfeindlichkeit étant étranger à la tradition juridico-politique suisse, il faudra nous pencher de plus près sur les rapports entre Scientologie et politique ainsi que sur d'autres points pour examiner dans quelle mesure cela peut mériter l'attention des organes de protection de l'Etat. 4 UNE FORME D'EXTREMISME VIOLENT ? En effet, à la différence de pays où ont été développées des institutions de protection de la Constitution, des efforts organisés pour rejeter la démocratie, les droits de l'homme ou l'Etat de droit ne suffisent pas, en Suisse, pour qu'un groupe poursuivant de tels objectifs soit du ressort des organes de protection de l'Etat: il faut encore que des actes de violence soient accomplis, prônés ou admis pour atteindre ces buts. Le groupe de travail n'a connaissance d'aucune information sur le recours à la violence physique en lien avec la mise en application de l'idéologie scientologique en Suisse. Quant à savoir si des pressions psychologiques peuvent être qualifiées d'actes de violence et exiger l'intervention des autorités, cela devrait être éclairci au préalable dans le cadre de procédures pénales. ----------------------------- [116] Chiffre 12, 4, des directives sur la mise en application de la protection de l'Etat du 9 septembre 1992 (FF 1992 VI 154). [117] ATF 119 IV 210. [118] Cf. annexe 6.6. [119] Cf. le compte rendu (critique) d'un colloque ayant abordé ce thème in Materialdienst der Evangelischen Zentralstelle für Weltanschauungsfragen, 59/2, février 1996, pp. 62-63. [120] " Als Ergebnis dieser Untersuchung ist somit festzuhalten, dass das Menschen- und Gesellschaftsbild von Scientology den elementaren Prinzipien der Gesellschafts- und Wertordnung des Grundgesetzes widerspricht. " (Ralf Abel, " Ist das Menschen- und Gesellschaftsbild der Scientology-Organisation vereinbar mit der Werte- und Rechtsordnung des Grundgesetzes? ", avril 1996, p. 43) [121] Ibid., p. 40. [122] Cf. par exemple le reportage publié dans la Weltwoche du 4 avril 1996. [123] " Die Gesamtstrategie des L. Ron Hubbard zielt darauf, in jedem Land der Welt die dort herrschende Ordnung zugunsten derneuen scientologischen Gesellschaft’ zu verändern. " (" Mitteilung des Senats an die Bürgschaft. Scientology-Organisation ", 26 septembre 1995, p. 4 [Drucksache 15/4059])

[124] Hans-Gerd Jaschke, " Auswirkungen der Anwendung scientologischen Gedankengutes auf eine pluralistische Gesellschaft oder Teile von ihr in einem freiheitlich demokratisch verfassten Rechtsstaat ", in Scientology - eine Gefahr für die Demokratie. Eine Aufgabe für den Verfassungsschutz ?, Düsseldorf, Innenministerium des Landes Nordrhein-Westfalen, 1996, pp. 5-66.

[125] Ibid., pp. 8-9.

[126] Ibid., p. 22.

[127] Ibid., p. 7.

[128] Ibid., p. 28.

[129] Ibid., pp. 29-30.

[130] Ibid., p. 38. Jaschke se réfère ici à des textes de Hubbard sur l’éthique (question sur laquelle nous aurons l’occasion de revenir plus loin) : " Il existe certaines caractéristiques et attitudes mentales qui font qu’environ 20% des individus d’une race s’opposent violemment à toute activité ou à tout groupe qui vise à améliorer les choses. Ces gens sont connus pour avoir des tendances anti-sociales. Lorsque la structure légale ou politique d’un pays devient telle qu’elle permet à ce genre de personne d’occuper des postes de confiance, toutes les organisations civilisatrices de ce pays sont opprimées et il s’ensuit une vague de criminalité et de contraintes économiques barbares. [...] Aussi, voyons-nous l’importance d’être à même, au sein du gouvernement, de la police et du domaine de la santé mentale, pour n’en citer que quelques-uns, de détecter et d’isoler ce type de personnalité, de façon à protéger la société et les individus des conséquences destructives découlant de la liberté qu’on leur laisse de faire du tort aux autres. [...] Comme ils ne constituent que 20% de la population, et que seulement 21/2% de ces 20% sont réellement dangereux, nous voyons qu’avec très peu d’efforts, nous pourrions considérablement améliorer l’état de la société. [...] Comme nous sommes 80% à essayer de progresser et que 20% seulement essayent de nous en empêcher, notre vie serait bien plus facile si nous étions bien informés de la façon dont se manifeste exactement ce genre de personnalité. Nous pourrions ainsi la détecter et nous éviter beaucoup d’échecs et de déchirements. " (L. Ron Hubbard, Introduction à l’éthique de la Scientologie, Copenhague, New Era Publications, 1983, pp. 11-12)

[131] G. Jaschke, op. cit., p. 40.

[132] Ibid., p. 49. Jaschke évoque ailleurs un passage de l’ouvrage par lequel Hubbard lança sa technique : " Peut-être que, dans un lointain futur, seule la personne non aberrée pourra accéder aux droits civiques et en bénéficier. Ce sont là des buts souhaitables et qui produiraient une amélioration notable dans les aptitudes de survie et de bonheur de l’homme. " (L.R. Hubbard, La Dianétique : la science moderne de la santé mentale, Copenhague, Scientology Publications Organization, 1981, p. 434)

[133] G. Jaschke, op. cit., p. 57.

[134] " SC lässt sich, insgesamt betrachtet, weder linksextremen, den Zielen des Marxismus-Leninismus verbundenen Tradition unmittelbar zuordnen noch rechtsextremen im Sinne eines ethnisch homogen, auf Nationalismus, Reichsidee und Führertum gegründeten Staates. Damit passt SC nicht in die geläufigen Traditionszusammenhänge des politischen Extremismus. Dennoch scheint sich bei Organisationen wie SC eine neuartige Form des politischen Extremismus anzubahnen, orientiert an Ideen des absoluten, heldischen Übermenschen, der die lästigen Fesseln des Liberalismus und der Demokratie abstreift auf dem Weg zu einer Weltherrschaft, die auf totalitären und mit einer demokratischen Verfassung unvereinbaren Grundprinzipien basiert. " (Ibid., p. 59)

[135] Frankfurter Allgemeine Zeitung, 13 août 1996.


Source : Office fédéral suisse de la police : http://www.admin.ch/bap