A) CARPENTRAS, LE 11 NOVEMBRE 1995 : UN PARTI ET SON SERVICE D’ORDRE INVESTISSENT UNE VILLE

. Le 11 novembre 1995 est la date retenue par le Front National, pour manifester à Carpentras afin d’obtenir des " excuses d’Etat ", pour avoir été mis en cause au début de l’affaire qui a suivi la profanation de tombes dans le cimetière juif de la ville dans la nuit du 9 au 10 mai 1990.

Carpentras est donc le lieu de multiples commémorations ; à 9 heures : dépôt de gerbes par des mairies républicaines de communes avoisinantes ; à 10 heures : " manifestation du Sursaut " composée de 27 organisations politiques, syndicales et antiracistes ; à 11 heures : cérémonie officielle au cours de laquelle le maire et le sous-préfet déposent une gerbe ; à 12 heures 45 : enfin M. Jean-Marie Le Pen se rend au monument aux morts.

Ce dont témoignent les personnes auditionnées par la Commission est assez surprenant. " Le 11 novembre 1995, le Front National décide de manifester à Carpentras. Il investit une grande partie de la ville dès le matin, alors qu’en périphérie se tient une contre-manifestation. En fin de matinée, juste avant l’arrivée de M. Jean-Marie Le Pen qui doit tenir une conférence de presse à la permanence du Front National de Carpentras, ville dans laquelle le leader du Front National est M. Marc Bellier, plusieurs militants sont déjà dans la rue et l’investissent complètement, traitant la voie publique comme une annexe de la permanence du Front National " (M. Michel Soudais, journaliste à Politis).

Vers 11 heures 30, un individu se présente devant le bureau local du Front National. Une altercation verbale l’oppose à des membres du DPS qui l’interpellent, le trouvent porteur d’un couteau " Laguiole " et d’une étoile " shuriken ". " Lorsque je suis arrivé avec des collègues, dont M. Serge Faubert, nous avons pu constater que les membres du DPS avaient interpellé, sur la voie publique, un jeune punk, au motif qu’il se trouvait dans la rue et qu’il n’avait rien à y faire. Ils l’avaient isolé dans un local en face de la permanence, fouillé - ils avaient trouvé un couteau dans sa poche, ce qui prouvait ses mauvaises intentions ! -, menotté, et lui avaient confisqué ses papiers d’identité " (M. Michel Soudais, journaliste à Politis).

Ce jeune homme menaçait-il l’ordre public ? Les membres du DPS semblent le penser, puisque l’un d’entre eux le remet aux fonctionnaires de police. " Ce jeune garçon a ensuite été remis à la police nationale, en ma présence. Les membres du DPS lui ont enlevé les menottes à la sortie du local, pour le remettre libre à la police " (M. Michel Soudais, journaliste à Politis). Un autre membre du DPS remet séparément les papiers d’identité du jeune homme à la police. " J’ai vu une personne saisir les pièces d’identité, partir avec, revenir. En général, ils règlent leurs comptes, remettent ensuite les personnes à la police. Dans le cas précis, c’est une autre personne du DPS qui a rendu les pièces d’identité à la police, non à la personne interceptée " (Mme Christiane Chombeau, journaliste au Monde). Et pour cause : " J’ai ensuite constaté qu’un membre supplétif du DPS, recruté dans les milieux proches du GUD et des skinheads - un de mes agresseurs de 1993, et qui a eu des ennuis, notamment à Vitrolles lors de l’agression du barrage des routiers -, a remis les papiers d’identité du jeune punk à un membre du DPS plus âgé, plus présentable, qui les a remis à la police nationale " (M. Michel Soudais, journaliste à Politis).

Fait encore plus surprenant, la police ne semble pas s’interroger sur cette " collaboration " spontanée : " Dans ce cas précis, cette dernière savait très bien que le jeune avait été interpellé par le DPS et qu’il avait été fouillé, puisque ses papiers d’identité lui avaient été remis à part. Voilà un exemple à partir duquel je m’interroge sur les pratiques autorisées au sein d’un service d’ordre, qui n’est que le service d’ordre d’un parti politique ! " (M. Michel Soudais, journaliste à Politis).

Les renseignements généraux relèvent encore, au cours de cette journée une altercation vers 16 heures 30 entre des membres du DPS et un individu qui aurait exhibé un couteau à cran d’arrêt, un garde du DPS faisant alors usage d’une bombe lacrymogène.

Par ailleurs, une journaliste dépose plainte le 12 novembre suite à une intervention " musclée " dont elle aurait été victime de la part de trois membres du DPS, qui l’auraient empêchée de prendre des clichés photographiques en lui arrachant son appareil. Elle remet un certificat médical mentionnant huit jours d’interruption temporaire de travail, décrivant les agresseurs comme étant des garçons de 20 à 25 ans, de type " skinhead ". Certains des confrères de la victime désignent M. Yvain Pottiez comme un des participants à l’agression.

Pourtant, selon M. Bernard Courcelle, directeur national du DPS à l’époque, il n’y a pas eu usurpation de fonction puisque c’est un vrai policier qui aurait contrôlé l’identité du jeune homme : " J’étais effectivement à Carpentras le 11 novembre 1995. Une personne a bien été interpellée et menottée, non pas par les membres du DPS, mais par les policiers des services des voyages officiels qui accompagnaient M. Le Pen ".

La Commission n’a pu malheureusement auditionner un des principaux acteurs de cette journée, M. Marc Bellier, responsable régional du DPS et pendant une courte période, son dirigeant national, celui-ci ayant argué de problèmes de santé pour décliner l’invitation qui lui avait été faite à plusieurs reprises de venir témoigner.

B) OSTWALD, LE 30 MARS 1997 : DES MEMBRES DU DPS JOUENT AUX POLICIERS

A l’occasion du week-end pascal de 1997, du 29 au 31 mars, le Front National organise à Strasbourg son dixième congrès national, qui avait pour but de préparer les élections législatives et de renouveler le comité central et le bureau politique du mouvement.

2 200 délégués frontistes investissent le Palais de la musique et des congrès de Strasbourg, placés sous la protection de 200 membres du DPS dirigés par MM. Bernard Courcelle, directeur national, et Jean-Pierre Delac, responsable régional. M. Bernard Courcelle déclare toutefois à la télévision que " tous les congressistes peuvent être susceptibles de prêter main forte à la sécurité ".

L’analyse du déroulement de ce congrès qui s’appuie sur les comptes-rendus qu’en ont donné la presse écrite et audiovisuelle ainsi que sur les décisions de justice intervenues à la suite des débordements auxquels il a donné lieu, permet plusieurs constatations.

. La première concerne l’importance du dispositif et les moyens déployés par le Front National alors que d’importantes forces de l’ordre étaient mobilisées. Le DPS prend possession du palais des congrès la veille de la réunion, le vendredi 28 mars, et le transforme en véritable camp retranché avec poste de commandement pour la sécurité. A l’extérieur, pour la surveillance des abords, derrière des barrières métalliques et à quelques mètres des forces de l’ordre, se trouvent des membres du DPS vêtus de blousons noirs rembourrés, bonnets noirs et gants noirs. Ils sont en possession de nombreux moyens radios, de bombes lacrymogènes et, semble-t-il, de pistolets G27 et G54.

M. Michaël Darmon, journaliste à France 2 présent sur place, a indiqué que " [les unités mobiles d’intervention (UMI) du DPS] protégeaient, la nuit, les abords du palais des congrès [...] On pouvait assez bien distinguer que les membres composant ces UMI étaient habillés de la même façon qu’à Montceau-les-Mines, avec des casques ". Mme Christiane Chombeau, journaliste au Monde également présente au congrès du Front National, a également vu " un groupe de jeunes hommes un petit peu en retrait, prêts à intervenir, avec casques, boucliers, tenues sombres. " De même, M. Renaud Dély, journaliste à Libération, a constaté " la mise en place d’une seconde équipe, le soir, pour garder les abords du palais des congrès et assurer la sécurité du parti, alors que l’on pouvait penser que cette mission revenait aux forces de l’ordre, nombreuses à ce congrès. Cette équipe du DPS était habillée en noir, avec des bonnets, etc. ".

. Ce congrès a été également l’occasion d’observer que le devoir de réserve qui s’impose aux policiers n’est pas toujours respecté. Un gardien de la CRS 23 de Charleville-Mézières, M. Pascal Jardin, en faction devant l’hôtel Hilton de Strasbourg où étaient descendus les responsables du Front National, salue Mme Catherine Mégret qui arrivait en voiture le 28 mars 1997 en ces termes : " Heureux de vous voir en bonne santé. Cela me fait plaisir. Comme je dis, ce sera un week-end pascal pour le Front National. C’est merveilleux ! " Il serre la main aux deux époux Mégret et immortalise la scène avec son appareil photographique. Il salue également M. Jean-Marie Le Pen à son arrivée. M. Renaud Dély, journaliste à Libération, semble considérer que ce cas n’était pas isolé à Strasbourg car il aurait entendu " que certains membres du DPS avaient distribué des pins de la flamme tricolore aux policiers présents, qui les acceptaient volontiers ".

C’est un des éléments qui ont conduit la Commission à s’interroger sur les sympathies ou les " porosités " qui pourraient exister entre les forces de l’ordre et le DPS (cf. ci-après).

. Enfin, le congrès de Strasbourg a permis de constater, à nouveau, une usurpation de fonctions dévolues à la police qui a, cette fois, été sanctionnée par la justice.

Dans son arrêt du 9 avril 1998, la Cour d’appel de Colmar a ainsi rendu compte des faits :

" Le 30 mars 1997, vers 1 heure 30 du matin, MM. Cattoni et Gaborit signalaient à la gendarmerie l’agression dont ils venaient d’être les victimes.

" Revenant de la manifestation contre le Front National, et encore porteurs de leurs badges "Ras l’Front", ils avaient cherché avec difficultés un hôtel libre dans la banlieue de Strasbourg.

" Devant le Village Hôtel, M. Gaborit entrait sur le parking par une porte de côté, la grille principale n’étant pas ouverte, tandis que M. Cattoni l’attendait dans le véhicule. Arrivé à l’entrée de l’hôtel, dont il voyait la lumière éteinte, il remarquait le panneau complet et repartait en courant.

" Aussitôt, il se trouvait poursuivi par une dizaine de personnes armées de matraques et qui criaient. Les agresseurs frappaient le véhicule à coups de matraques, et se revendiquant de la police, demandaient au conducteur et au passager de descendre.

" Les deux plaignants étaient plaqués sur la voiture, fouillés ainsi que leurs bagages, obligés de présenter leurs papiers d’identité. Les constations matérielles des gendarmes confirmaient la réalité de l’agression en raison :

" - d’une légère égratignure à la main de M. Gaborit, pour laquelle il n’a pas voulu d’examen médical ni déposer plainte, témoignant ainsi d’une réelle modération ;

" - de plusieurs légers enfoncements sur la partie supérieure droite du capot moteur, paraissant provenir d’un objet cylindrique, ces traces étant qualifiées par les enquêteurs de récentes ;

" - de la présence d’objets personnels appartenant à M. Gaborit sur le toit du véhicule.

" M. Gaborit désignait M. Jaffrès, reconnu en raison de son habillement en particulier, comme celui qui se réclamait de la police, avait plus particulièrement vérifié ses papiers et, constatant que tout était normal, était reparti à l’hôtel avec le groupe. M. Cattoni confirmait également que, pour lui, M. Jaffrès était celui qui commandait le groupe d’une dizaine de personnes.

" Les prévenus reconnaissaient leur participation aux faits, admettant dès leurs premières déclarations qu’ils avaient demandé à MM. Gaborit et Cattoni, dont l’attitude leur avait paru particulièrement suspecte, de présenter leurs papiers d’identité, et qu’ils avaient par eux-mêmes vérifié s’ils ne détenaient pas d’armes par une palpation à corps et la fouille du véhicule.

" Si cet aveu se faisait sans difficulté, car les prévenus disaient avoir agi dans un souci de prévention, voire "d’intimidation" selon M. Beaujannot, leur vigilance étant accrue du fait de dégradations survenues la veille sur le parking, deux détails, et non des moindres témoignent de ce qu’ils avaient conscience du caractère illégal de leur intervention.

" D’une part, la possession de matraques, signalée par les victimes, était niée dans chacune des déclarations initiales en dépit des constatations matérielles des gendarmes. Puis, dans les déclarations ultérieures, M. Buttgen et M. Frey et enfin M. Beaujannot reconnaîtront avoir eu les deux premiers une lampe torche permettant de mettre trois piles, et donc d’au moins vingt à trente centimètres de long, et M. Beaujannot un bâton. M. Jaffrès n’a rien vu de cela. Quoi qu’il en soit, le fait qu’ils aient menti sur ce point, et plus encore, que M. Beaujannot soit allé, après sa première audition, déplacer lesdits objets de l’hôtel au Palais de congrès démontre clairement qu’ils savaient leur action injustifiée.

" D’autre part, les plaignants étaient formels sur le fait que M. Jaffrès avait revendiqué appartenir à la police, et leurs affirmations étaient confirmées par M. Frey et M. Buttgen qui précisaient en particulier que ce terme "police" prononcé par M. Jaffrès avait déclenché la fouille des hommes et du véhicule. A l’audience, tous deux sont revenus sur leurs déclarations en indiquant qu’ils ne se rappelaient plus qui avait prononcé le mot. Cette perte de mémoire peut être stratégique, ou la conséquence réelle des effets de l’année qui a passé depuis les faits, mais ne remet pas en question les mises en cause circonstanciées de MM. Gaborit et Cattoni des deux coprévenus en mars 1997. "

La Cour d’appel de Colmar confirme le jugement rendu en première instance par le tribunal correctionnel de Strasbourg le 1er avril 1997 et condamne pour arrestation arbitraire et immixtion dans l’exercice d’une fonction publique en accomplissant des actes réservés aux officiers de police judiciaire, MM. Buttgen et Frey, gardes du DPS, à six mois d’emprisonnement avec sursis et MM. Beaujannot, responsable du DPS, et Jaffrès, conseiller régional Front National d’Auvergne, à un an d’emprisonnement avec sursis. Par ailleurs, chacun des prévenus se voit infligé la peine complémentaire d’interdiction des droits civils, civiques et de famille pour deux ans.