Chypre est déchirée entre deux ambitions. D’une part son rôle de place off-shore qui a récupéré comme clients les anciens apparatchiks de l’ex-espace soviétique (Russie, pays des Balkans) qui se sont mis à leur compte, ainsi qu’une partie de ceux de l’espace moyen-oriental qui ont déserté Beyrouth ; d’autre part, sa volonté d’apparaître comme un havre de paix et de sécurité (financière entre autres) dans la région, en vue de son intégration à l’Union Européenne. Les enjeux sont de taille : ayant fait le pari du développement économique et de l’intégration totale à l’économie occidentale pour faire face à l’occupation du nord de l’île par la Turquie, Nicosie doit, à tout prix, mettre de l’ordre dans les milliers de compagnies fiduciaires installées sur son sol, dont les activités pourraient faire capoter ses choix européens. La zone sud de l’île, exception faite d’une consommation traditionnelle de cannabis s’appuyant sur une production locale, ne connaît pas de problèmes majeurs de drogues. La consommation de cocaïne et surtout d’héroïne reste marginale. Comme partout ailleurs, on note cependant une montée de l’usage des drogues de synthèse, qui n’apparaissent dans les statistiques nationales que depuis deux ans. Le nord de l’île, par contre, a tendance à devenir une des terres de prédilection des trafiquants turcs liés essentiellement aux réseaux de l’organisation d’extrême droite des Loups Gris.
Blanchiment au Sud
Au Nord le trafic, au Sud le blanchiment. Tel pourrait être l’image simplifiée véhiculée par l’île concernant les drogues. Elle résume ses propres clivages géopolitiques. Le développement économique tous azimuts du Sud, s’il est le résultat d’une politique de longue haleine mise en place dans les années 1980 par l’ex-président Georges Vassiliou et renforcée par l’actuel chef de l’Etat Glavcos Clérides, a surtout profité de l’environnement régional. La guerre du Liban a permis la délocalisation à Chypre d’une grande partie des entreprises fiduciaires de ce pays, relayées par des investissements serbes et russes, aux mains des ex-apparatchiks, ayant fait des affaires avec Chypre depuis que l’île participait activement au mouvement des non-alignés. Si la multiplication des compagnies off-shore durant toutes les années 1990 (elles sont en 1996 plus de 25 000 dont 10 % russes), a contribué au développement économique de l’île, elle l’a également transformée en lieu de brassage de l’argent "douteux". L’ensemble des belligérants des conflits balkaniques (Serbes, Croates, Musulmans) y possèdent des compagnies, parfois en association. Des "soupçons" de la part des organismes internationaux ont poussé le gouvernement de Nicosie à prendre une série de mesures de contrôle concernant le blanchiment. Ainsi, en 1996, a été votée la loi n° 61-I "de prévention et de suppression des activités de blanchiment", qui met en conformité la législation chypriote avec les recommandations des Nations unies et facilite l’application pratique de la Convention européenne sur la blanchiment, ratifiée en Juillet 1995 (Loi 18-III).
La commande de la part de Nicosie de missiles russes, considérée par la Turquie comme un acte de provocation, a donné l’occasion à Rauf Denktash, leader turco-chypriote, de faire l’amalgame entre les 35 000 résidents russes à Chypre, la mafia russe et les missiles commandés par Nicosie. Cette commande n’est sans doute pas étrangère à l’offensive lancée par le département d’Etat américain, en mars 1997, sur le rôle des compagnies fiduciaires russes installées à Chypre. Pour le département d’Etat, Chypre est considéré comme pays à "haut risque" dans la liste des "nations impliquées dans le blanchiment international", aux côtés des îles Caïman, du Nigeria et de la Colombie. Le gouvernement chypriote a vivement protesté contre ces accusations et le directeur de la Banque centrale, Afxendis Afxendiou a exigé du département d’Etat de lui fournir ne serait-ce qu’une information concrète sur le blanchiment d’argent à Chypre. Il a indiqué que les mesures législatives prises avaient permis à son pays de renforcer considérablement son dispositif antiblanchiment. En effet, depuis les nouveaux décrets, au moins quatre enquêtes ont été ouvertes par les autorités judiciaires sur des cas de blanchiment.
Ayant l’ambition de jouer un rôle de leader régional dans la lutte contre la trafic de drogues (ce qui permet notamment à Nicosie de montrer du doigt Ankara), Chypre a multiplié depuis le début des années 1990 les accords de coopération policière avec la quasi-totalité des pays du Moyen-Orient (dont la Syrie, l’Egypte et Israël), et de l’Europe centrale (dont la Roumanie et la Hongrie). Près de 15 officiers de liaison dont 5 Américains et un Australien, (les autres représentant les pays de l’Union européenne) sont par ailleurs en poste à Nicosie. Ce ciblage indique bien que les trafics et le blanchiment sont surtout dirigés vers et par les pays de l’Est, tandis que les préoccupations naissant de ces trafics sont essentiellement occidentales. Le seul autre problème posé par Chypre en matière de drogues vient du fait que le port de Larnaca et les eaux internationales au sud de l’île semblent toujours utilisées, mais sur une échelle moindre que dans les années 1980, par les trafics prenant naissance dans l’espace syro-libanais. Enfin, Chypre étant aujourd’hui une destination touristique de prédilection pour les Britanniques, une consommation et un petit trafic de marijuana destiné à cette clientèle (ainsi qu’aux soldats britanniques basés à Acrotiri), se sont développés.
Les trafics du Nord
Au nord de l’île, les réseaux turcs sont toujours très actifs, ce qui a conduit le gouvernement chypriote à considérer comme une priorité sa collaboration avec Rome pour faire face à la "route maritime des Balkans". Ainsi, depuis 1993, a été mise en place une structure de coopération informatique entre les deux pays concernant cette voie d’accès à l’espace Schengen. Il est indéniable que les territoires occupés par la Turquie sont un havre pour toute une série d’opérations et de personnes, tel Asil Nadir, dont la compagnie Pollypec, désormais en faillite, à laissé en Grande-Bretagne une ardoise de plusieurs millions de livres sterling. Asil Nadir était lié aux "familles" turques qui approvisionnent le marché londonien de l’héroïne depuis les années 1970. Mais c’est l’installation des Loups Gris dans la nord de Chypre, responsables de la détérioration du climat politique (ponctué par l’assassinat de deux jeunes chypriotes grecs) qui pose le plus de problèmes. En effet, les Loups Gris, fortement impliqués dans le trafic de drogues en Anatolie turque et en Allemagne, noyautent à travers leur milice le "peuplement" du nord de l’île. De ce fait, personne à Ankara ou dans les territoires occupés ne songe à les contrôler. D’autant plus que le colonel Turkès, leader charismatique de l’extrême droite turque, décédé en avril 1997, était originaire de l’île et qu’il laisse un vide politique que les partis traditionnels turcs s’empressent de récupérer. Ainsi, la criminalité dans son ensemble a augmenté dans la partie nord de l’île, aux dires même des autorités locales, de plus de 400 % en l’espace de dix ans. La "criminalité politique", avec les Loups Gris, utilise Chypre comme une place tournante. Ismael Kilic et Cetin Haspiren, intermédiaires entre les milices anti-guérilla anatolienne, et le MIT (service secret militaire turc), avaient utilisé tout au long des années 1980 l’île pour l’envoi maritime de l’héroïne vers les ports européens de la Méditerrannée. Depuis le début des années 1990, ils ont fait des émules. Les réseaux fonctionnent désormais dans les deux sens : la cocaïne exportée du Brésil transite par l’île avant d’atteindre le marché moyen-oriental, voire londonien. Cette situation est dénoncée par Nicosie qui souligne que ses efforts contre le trafic sont mis à mal par les activités criminelles dans le nord de l’île.
Ainsi, les problèmes provoqués par le trafic des drogues et le blanchiment deviennent des armes utilisées par les deux parties (grecque et turque), et sont relayés par certains pays concernés par la crise rampante dans cette partie fragile de la Méditerranée orientale. Si, par exemple, le département d’Etat souligne les relations existantes entre les apparatchiks serbes (en 1995 le trésor américain a déclaré que des avocats chypriotes aidaient ce pays à violer les sanctions des Nations unies), il passe sous silence les activités criminelles des Loups Gris au nord de l’île et oublie dans ses décomptes les compagnies off-shore bosniaques ou croates. Quand à la Grande-Bretagne, elle ne met pas un zèle particulier à exiger l’extradition d’Asil Nadir, qui fut un financeur des campagnes du parti conservateur. Via la République de Chypre, Ankara accuse Athènes et Moscou et vice-versa. Ainsi, le problème des drogues à Chypre semble ne pas s’en tenir à son seul aspect criminel et s’ajoute aux enjeux diplomatiques régionaux. Le fait que ce pays connaît une consommation très faible, et que les saisies sur son territoire sont minimes, relègue l’ensemble du problème dans la sphère des hypothèses, ce qui permet aux pressions mentionnées plus haut de s’exercer indéfiniment.
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