L’irruption des drogues dures dans le pays préoccupe les autorités arméniennes et les institutions internationales. Mais elles sont enclines à passer sous silence la cause la plus évidente de cette situation : les liens existant entre les conflits politiques et militaires et le développement du trafic. La drogue est également un élément d’enjeux géopolitiques qui dépassent de loin la jeune république. Vivant une crise politique rampante, l’Arménie, à bout de souffle, doit gérer l’après-guerre du Haut-Kharabakh qui a été souvent financée par les trafics et la prédation. Les volontaires-combattants, souvent liés aux réseaux de la diaspora libanaise, ont importé un savoir-faire qui leur permet de tirer le meilleur parti des réseaux armes-drogues. Les "hommes d’affaires" trouvent enfin dans ce pays un secteur bancaire et des infrastructures industrielles sinistrées dont la privatisation est une "machine de blanchiment" exceptionnellement performante.
Drogues et géopolitique
L’Arménie est entourée de pays où la production et le trafic des drogues est une tradition. Ce qui sauve l’Arménie, aux dires du chef de la lutte contre les stupéfiants, Armen Zakharian, c’est l’embargo. Mais avec l’ouverture des frontières, la consommation traditionnelle est en train de se transformer en véritable toxicomanie. Déjà, l’opium de l’Azerbaïdjan et des pays d’Asie centrale, en particulier du Tadjikistan, à propos duquel Zakharian déclare "là-bas, c’est une affaire d’Etat", a fait son apparition sur les marchés. Il transite en effet par les pays du Caucase. La Géorgie, dont la production est destinée à être transformée en Turquie, pose également des problèmes. Si les autorités arméniennes, non sans raison, mettent en cause les pays voisins, et plus particulièrement ceux de l’espace turcophone qui entourent leur pays ; elles occultent soigneusement un problème tout aussi grave : celui de leurs relations économiques avec l’Iran qui les placent dans une situation de dépendance à l’égard de ce pays. Ce commerce informel consiste à échanger du fer et des métaux non ferreux récupérés dans les complexes industriels abandonnés, les ruines des villes et des villages azéri conquis (ainsi que le matériel militaire abandonné par les Azéri dans le Haut Karabakh), contre des produits de première nécessité. Ces derniers sont indispensables à la survie de dizaines de milliers d’Arméniens. La "voie iranienne" est empruntée quotidiennement par des centaines de camions TIR qui transitent par la ville frontalière de Meghri et déversent leur marchandise dans des espaces protégés de la banlieue d’Erevan, la capitale, sous la surveillance de vigiles musclés. Il n’existe évidemment aucun contrôle douanier ni à Meghri, ni dans les entrepôts d’Erevan. Si les chauffeurs et les convoyeurs sont contrôlés aux frontières par les militaires russes et sur le trajet par des policiers arméniens, les marchandises ne le sont pratiquement jamais. La corruption et la prédation, omniprésentes sur tout le trajet qui constitue un pipe-line de survie, garantissent la "libre circulation".
Ainsi, de l’opium circule entre les monceaux de sacs de pâtes, de gâteaux secs, de boissons non alcoolisées, d’ustensiles en plastique. Alors qu’aucune saisie de quelque importance n’a jamais été effectuée dans les pays du Caucase, la police turque a intercepté, en novembre 1995, un camion TIR ayant transité par l’Arménie et la Géorgie, chargé de plus de deux tonnes d’opium. Enfin, selon les déclarations à l’envoyé de l’OGD de Hamlet Hakopian, adjoint au chef de la Direction générale de la lutte contre la criminalité au ministère de l’Intérieur, "l’Arménie attire comme un aimant, via les programmes de privatisation, les organisations criminelles de la diaspora arménienne". Un ancien combattant du Liban, recyclé dans le business à Erevan ajoute : "Les anciens combattants du Liban, les marchands arméniens d’Afrique de l’Ouest, les familles arméniennes de la Californie et de l’Amérique latine, trouvent ici un système bancaire anarchique accueillant et des possibilités de lucratifs investissements sans risque." Les pratiques mafieuses, répandues dans l’ensemble des pays du Caucase, semblent s’être également institutionnalisées à l’intérieur de la société arménienne. Elles font suite aux dérives de la guerre du Haut-Karabakh où les chefs de guerre exerçaient le talant (droit de pillage) sur les banques, les musées et les dépôts de marchandises dans les villes occupées, avant même de planter le drapeau arménien. Erevan est désormais une capitale où le racket et la violence quotidienne vont de pair avec les manifestations ostentatoires de richesse de la part de ceux qui règnent depuis peu sur le marché noir. Le chef de l’opposition, Vazguen Manoukian, a ainsi fait de la lutte contre la corruption et les structures mafieuses son drapeau principal pendant la campagne électorale de septembre 1996. La manière musclée qu’a utilisée le président Ter Petrossian pour mettre fin à la contestation des résultats électoraux (occupation du parlement, descente de l’armée dans les rues d’Erevan, etc.) n’a fait que renforcer une opinion publique dans l’idée qu’elle est désarmée face à la puissance et aux appuis politiques des mafieux dans ce pays. Pour Vazguen Manukian, "le président Petrossian est entouré de mafieux". En fait, depuis le bras de fer qui a opposé, au début de l’année 1994, le président Ter Petrossian et le parti Dachnak (parti historique de la diaspora arménienne), la jeune république semble à la dérive.
Conflits et services secrets
En décembre 1994, la police moscovite arrêtait plusieurs trafiquants arméniens, et saisissait 5 kg d’héroïne. Le lendemain, à Erevan, capitale de la république d’Arménie, la Direction de l’Etat à la sûreté nationale (DESN) procédait à un vaste coup de filet, s’emparant de 2 kg d’héroïne, d’armes et surtout d’un grand nombre de disquettes informatiques qui mettraient en évidence l’existence d’une structure clandestine, le Service spécial Dro, opérant sous la tutelle du Dachnak. Des militants de ce parti ont été arrêtés, dont un des héros de la guerre du Haut-Karabakh, Hrant Makarian.
Quelques jours plus tard, l’ex-maire d’Erevan, Hambarlzoum Galstia, reconverti dans les affaires, était assassiné en pleine rue. Le 28 décembre, le président Ter Petrossian suspendait pour six mois les activités du Dachnak, accusé de trafic de drogues, d’assassinats politiques (dont celui du maire) et d’espionnage. Le 13 janvier, la Cour suprême entérinait la décision du président, la justifiant par la présence d’étrangers dans la direction du Parti. Le chef de la DESN, Davit Chahnazarian, a déclaré que l’existence du Dro et ses activités mafieuses, ont été révélées par les forces qui luttent contre le trafic international des drogues (allusion à Interpol) au gouvernement arménien qui ne soupçonnait même pas l’existence d’une telle organisation. Deux ans plus tard, des documents confidentiels émanant de Moscou, suggèrent que les trafiquants arrêtés liés au Dro étaient en fait en service commandé du KGB arménien. Entre temps, le Dachnak est laminé en Arménie même, tout en gardant des forces dans le Haut-Karabakh. Ainsi, l’opposition considère les accusations comme un coup monté. Personne ne peut contester que le Dachnak, à travers ses réseaux internationaux, continue à contrôler la plus grande partie de la diaspora arménienne, aussi bien aux Etats-Unis et au Moyen-Orient qu’en Grèce. Il est aussi établi qu’en vertu d’une politique de neutralité positive, il a joué un rôle d’intermédiaire entre les différentes factions en guerre au Liban. D’autres forces arméniennes, qui ont pris fait et cause pour les forces progressistes, tiennent le haut du pavé à Erevan, tout en étant liées aux trafics internationaux de la drogue qui désormais découlent des réseaux de financement de ce conflit. Le réseau démantelé par les Russes, qui est à l’origine de la polémique, était censé faire partie d’une filière Beyrouth-Erevan-Moscou-Los Angeles. En toile de fond de cette affaire s’inscrit, par ailleurs, la lutte entre deux associations de collecte de fonds : le Fonds arménien, qui se déclare apolitique, et la FRA Dachnak, qui s’en est séparé en emmenant avec elle ses propres réseaux. Un des leaders de cette dernière, Hrant Marouchian, ressortissant grec désormais interdit de séjour en Arménie, est accusé par le président Ter Petrossian d’être l’un des principaux responsables de la criminalisation de la société arménienne. Il n’hésite pas à parler de "mafia marouchianienne". Deux autres membres du Bureau mondial Dachnak, Tasnabedian et Monopharian (ressortissants libanais), accusés de trafic de drogues, seraient persona non grata au Canada. La polémique autour de l’interdiction du parti Dachnak a soulevé beaucoup plus de réactions que les accusations portées contre lui pour trafic de drogues et assassinats. Le chef de la DESN arménienne explique la suspension du parti Dachnak par la logique du "trop c’est trop". Selon lui, "il y a une différence de principe. Nous n’avons plus à faire à des criminels normaux, mais à une structure criminelle secrète qui a pour but de procurer de l’argent à un parti par tous les moyens possibles : le trafic de drogues, la contrebande et l’activité économique illégale. Les autres organisations criminelles ne peuvent pas avoir d’influence fondamentale dans la vie politique du pays".
Pourtant, dans le Haut-Karabakh, l’alliance entre le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et les combattants nationalistes arméniens se manifeste au premier chef dans l’exploitation de filières internationales communes de drogues. Elles font concurrence aux mafias turques en organisant le transit de la morphine-base vers les laboratoires libanais et de l’héroïne, vers la Turquie et l’Europe via l’enclave azérie du Nakhitchevan. Il s’agit pourtant du fief de Elchibey, l’ex-chef d’Etat azéri, bien connu pour ses surenchères verbales et ses amitiés turques. Il existerait donc en Arménie deux types de délinquance : l’une est considérée comme normale et l’autre gêne l’activité du gouvernement. Vazguen Manoukian, chef de l’opposition, qui considère ces justifications comme autant d’artifices, ne cache pas son inquiétude : "Nous régressons. Nous restons un pays provincial dans un monde politique complexe. Chez nous, en Arménie, on ne sent aucun effort de réflexion sur ce phénomène". Sur le parti Dachnak, Manoukian introduit un élément d’analyse plus complexe : "Le pouvoir est paranoïaque. Il est prêt à se servir, contre ses adversaires, de toutes les informations ou preuves qu’une puissance étrangère pourrait décider de lui fournir. C’est très dangereux car la politique arménienne peut alors être manipulée de l’extérieur". Manoukian laisse ainsi entendre que l’information donnée par la police russe n’est pas le fruit du hasard. Et de rappeler que l’intervention en Tchétchénie a surtout été présentée par Moscou comme une opération anti-mafia. Ces deux exemples montrent combien la drogue fait partie désormais des scénarios géopolitiques caucasiens. Elle contribue à occulter le véritable enjeu : la lutte des deux puissances régionales (Turquie et Russie) pour la suprématie dans la région et le contrôle du pétrole. Ces deux pays perturbent les projets de construction des oléoducs qui traverseraient, depuis Bakou, soit l’Arménie et la Turquie soit la Tchétchénie. Pour que le premier projet devienne réalité, il faudrait faire taire les voix nationalistes et arrêter les conflits et les guérillas qui sévissent de part et d’autre des frontières (Haut-Kharabakh, Anatolie turque, etc.). Le retour au calme est de l’intérêt du consortium pétrolier et de la Turquie, mais pas forcément de la Russie.
De l’usage traditionnel au narco-business.
Dans le village de Mardouni, où vivent de nombreux Arméniens originaires de la région du lac Van, sous contrôle turc depuis 1915, on célèbre chaque lundi de Pâques le "Lundi du chanvre" : les villageois farcissent les traditionnels dolmas (boulettes entourées de feuilles de vignes) avec les sommités florales des plants de cannabis. Il est vrai qu’à Mardouni, la plante forme des haies naturelles entre les propriétés agricoles. Le cannabis, dont les feuilles contiennent peu de principe actif (THC), pousse de même un peu partout dans le pays. La marijuana est consommée dans plusieurs régions, en particulier autour du lac Sevan et dans les villages aux environs d’Erevan.
Un usage, que l’on trouve également dans la Géorgie voisine, est de faire bouillir, dans du lait et du sucre, plusieurs kilos de feuilles et de sommités florales et de boire tiède le liquide après qu’il a été filtré. Cependant le chef de la police de Mardouni a déclaré à l’envoyé de l’OGD : "Les petits malins d’Erevan plantent maintenant des graines d’un cannabis à grande teneur en THC à côté des autres." Et il ajoute : "On lance souvent des campagnes d’éradication, mais les difficultés d’accès au terrain et la résistance des paysans nous obligent à recommencer quasiment tous les mois". En 1995, plus de vingt tonnes ont été ainsi brûlées. Le pavot, quant à lui, pousse surtout dans le nord de l’Arménie, sur de petits lopins, dans un triangle dont les pointes sont les villes de Goumri, Stepanavan et Alaverdi. Il s’agit d’un pavot aux capsules très petites mais contenant un opium d’une bonne teneur en alcaloïde qui est traditionnellement fumé, comme c’est le cas un peu partout dans le Caucase. L’héroïne est encore pratiquement inconnue. Mais à Goumri, ville dévastée par le tremblement de terre de 1989, l’opium est désormais injecté. Selon une enquête récente, 83,7 % des Arméniens pensent qu’il existe un problème de toxicomanie dans le pays et 53,84 % connaissent un toxicomane. Le marché local est approvisionné, entre autres, à travers la frontière arméno-géorgienne de la région d’Achalkhalat et à travers le "village-marché" interfrontalier de Sadachlo qui sont devenus des centres où toutes sortes de denrées s’échangent, depuis l’huile d’olive, le savon ou le cognac jusqu’aux armes de petit calibre, les carburants et l’héroïne. Mafieux géorgiens, arméniens et azéris mettent de côté leurs différends pour collaborer à ces activités lucratives, sous le regard condescendant des militaires russes. A Sadachlo, la collusion des mafieux et des KGB géorgien et arménien est évidente. Aucune transaction, aucun mouvement ne peut se faire hors de leur regard et toute présence étrangère déclenche immédiatement une "sonnette d’alarme". Ce vaste marché où se rencontrent quotidiennement des milliers d’acheteurs venus des trois pays (azeris, géorgiens et arméniens), n’existe officiellement sur aucune carte, tandis que la frontière arméno-géorgienne le traverse. Au sud, sur la frontière iranienne, l’héroïne s’infiltre à travers le poste frontière de Meghri, cordon ombilical pour l’économie arménienne pendant toutes les années de l’embargo et par conséquent dépourvu de tout contrôle sérieux.
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