Stimulées par la proximité de la route des Balkans et les bénéfices qu’elle procure, les plantations de cannabis et de pavot se sont multipliées dans le sud-est de la Macédoine depuis deux ans. Ces productions sont liées à de simples stratégies de survie pour les uns, à un commerce international lucratif pour les autres. L’industrie chimique, privée de ses débouchés traditionnels situés en ex-Yougoslavie et dans certains pays de l’Est, a tendance à se recycler dans la production de précurseurs destinés principalement à la Turquie. Le problème de la minorité albanaise, qui vit à l’est de la Macédoine et se trouve parfois impliquée dans le trafic de drogues, s’inscrit dans un contexte géopolitique qui rend sa solution extrêmement difficile. En corrolaire, la toxicomanie se développe. La consommation des opiacés prend des allures de fléau tandis que les autres drogues (synthétiques, cocaïne) font leur apparition.
Un marché intérieur en expansion
Dans les régions traditionnellement productrices de marijuana et de pavot, situées en majorité dans la vallée du Vardar, les cultures des plantes à drogues semblent se développer. Opium, héroïne et cannabis inondent désormais les cafés de Skopje, Tetovo, Gostivar, Debar, et Gevgelija. Le haschisch ou l’héroïne peuvent "s’acheter comme des glaces", si l’on en croit la presse locale. A Skopje, l’héroïne se vend dans la rue de Dijon et surtout dans le quartier de Gazi Baba. Dans le but de limiter ce marché, la police a fermé 13 cafés à Debar, 11 à Gostivar et 17 à Tetovo. Il en faudrait bien plus : un rapport du Lindesmith Centre de New York et de l’Institut de la Santé publique de la République slovène, commandité par le gouvernement macédonien, constate une explosion de la consommation de l’héroïne. Il estime qu’en l’an 2 000, si des mesures drastiques ne sont pas prises, ce pays de deux millions d’habitants comptera au moins 20 000 héroïnomanes. Les autorités macédoniennes ont lancé une série de mesures pour endiguer l’épidémie. Mais elles font face à des difficultés économiques qui les rendent dépendantes des exigences fixées par les organisations internationales. C’est le suivi des toxico-dépendants et le manque d’infrastructures (centres d’accueil, personnel spécialisé, etc.) qui semblent constituer le problème principal. Les trafiquants qui acheminent l’héroïne vers l’Europe, en rapportent des drogues de synthèse et même de la cocaïne. L’étanchéité des réseaux est telle que les petits trafiquants sont parfois obligés d’acheter de l’héroïne en fin de filière en Suisse, en Allemagne et aux Pays-Bas pour la réacheminer ensuite vers la Macédoine et la Serbie. La "bourse" de l’héroïne se trouve à Tetovo et dans le Grand Hôtel et l’Hôtel Continental, à Skopje, où selon un fonctionnaire d’Interpol "se négocient les livraisons allant du kilogramme à la tonne".
Précurseurs et laboratoires
Avant l’éclatement de la Yougoslavie et l’indépendance de la Macédoine, la culture du pavot et la production de l’opium étaient soumises à une règlementation précise. L’acheteur principal de l’opium était l’usine pharmaceutique Alkaloïd de Skopje dont la production était destinée à l’usage médical, mais ses capacités de production ont été limitées par le rétrécissement du marché des opiacés légaux depuis l’éclatement de la Yougoslavie. En revanche, plusieurs saisies à la frontière albanaise ou turque indiquent l’importance que prend la production des précurseurs chimiques par Alkaloïd. Les mesures drastiques prises en 1995 et 1996 par les pays producteurs de précurseurs de l’espace Schengen (Pays-Bas, Allemagne) semblent "dynamiser" l’industrie chimique macédonienne et bulgare qui se situe bien plus près des laboratoires turcs de Thrace orientale.
Actuellement, le pavot est cultivé sans aucun contrôle sérieux et l’opium vendu aux narcomafias qui le transforment dans plusieurs laboratoires clandestins. Les champs de pavot les plus notoires, qui alimentent en partie ce marché, sont situés près de Novo Selo, sur le chemin entre Strumica et Skopje, et à proximité des frontières bulgare et grecque. Le pavot est cultivé dans la vallée de Vardar, et plus particulièrement à Ovce Polje. Deux de ces laboratoires, dont l’OGD avait signalé l’existence dès 1994, ont été précisément identifiés et localisés dans d’anciennes casernes de l’armée yougoslave. L’un est situé à Kumanovo, au nord de la Macédoine, tout près des frontières avec la Serbie et le Kosovo. L’autre est situé à Krivolak, à proximité des zones de cultures illicites, sur la rive du Vardar et sur l’autoroute reliant Salonique à Belgrade via Gevgelija, Skopje, Kumanovo, Vranje et Nis.
Minorités albanaises et géopolitique de l’héroïne
La production, la transformation et la revente de l’héroïne dans ce pays sont surtout tenues par des Albanais de Macédoine (où ils représenteraient environ 25 % de la population) et du Kosovo serbe. Mais s’il n’est guère contestable que la population albanaise est la plus impliquée dans le trafic (mais aussi la plus touchée par la consommation), il est aussi vrai que tout délit lié à la drogue est amplifié quand son auteur est albanais mais minimisé, voire occulté, quand ce dernier est macédonien. Les clans albanais ont un fonctionnement de type mafieux s’appuyant sur le Leko Dukajdzini, ou code d’honneur clanique. Le trafic de drogues est souvent coordonné et contrôlé par les cercles politiques des Albanais de la Macédoine et du Kosovo : toutes les organisations mafieuses sont obligées de leur verser une part de leurs bénéfices. Les narcotrafiquants sont également dans l’obligation d’acheter et de livrer des armes. Le Parti de la Prospérité Démocratique de Tetovo, l’Union Démocratique du Kosovo de Pristina, mais surtout les groupes armés militants comme l’Armée de Libération du Kosovo, trouvent ainsi une source de financement importante et surtout régulière. Par exemple, les bénéfices annuels retirés de la vente de l’héroïne par les Albanais sur le seul marché suisse sont estimés à 180 millions de francs français.
Les Albanais de Macédoine et du Kosovo tiennent une partie du marché de la drogue en Autriche, en Allemagne, en Hongrie, en République tchèque, en Pologne et en Belgique. En 1996, ils continuent de contrôler presque exclusivement le marché suisse. Les "pressions amicales" de la part des autorités de l’Albanie pour modifier la constitution de la Macédoine afin de faire des Albanais une nation "constitutive de cet Etat", sont le corollaire de la politique menée en vue de restaurer l’autonomie du Kosovo en Serbie. Ce programme inclut la création de l’Université indépendante albanaise à Tetovo, financée quasi exclusivement par des "dons de la diaspora" (en fait principalement le produit du narcobusiness) et dont le fonctionnement, bien que boycotté par les autorités macédoniennes, se poursuit. A la veille de l’ouverture officielle de cette université, en février 1997, des manifestations anti-albanaises à Skopje, dont les slogans se référaient souvent à l’argent sale qui a contribué à sa création, mettent en filigrane un autre problème : si le gouvernement jongle avec les problèmes géopolitiques, les citoyens sont de plus en plus exaspérés et attentifs aux sirènes nationalistes. L’achat par la minorité albanaise de biens immobiliers, essentiellement de terres, qui lui permettront de se rendre maîtresse d’un vaste territoire à la frontière de l’Albanie, pose un autre sérieux problème à la jeune république. D’autant plus que les acheteurs apparaissent comme étant les seuls à pouvoir trouver des fonds importants dans un environnement économique dévasté.
La situation économique de la Macédoine, la politique d’équilibre qu’elle mène avec ses deux faux-frères, l’Albanie et la Serbie, et les séquelles de l’embargo grec, rendent la lutte contre le trafic des drogues difficile. Mais les ravages d’une toxicomanie galopante provoqués dans le pays par les retombées du trafic pourraient, à la longue, constituer un facteur poussant les autorités à se mobiliser contre ces dérives géopolitico-mafieuses. La normalisation par à-coup de ses relations avec la Grèce et la fin de l’embargo imposé à la Yougoslavie, tout en freinant le développement du commerce informel au sein duquel se diluait le trafic des drogues, rendent plus aisée la mobilité et agrandit l’espace des multiples structures mafieuses qui se sont renforcées durant les années de l’embargo. Celles qui en profitent apparaissent parallèlement comme un obstacle supplémentaire à la normalisation des relations diplomatiques avec les pays voisins et un risque permanent pour le processus démocratique en Macédoine elle-même. La crise économique et politique qui frappe aujourd’hui les pays voisins (Albanie, Bulgarie), n’aide en rien à la solution de ce problème. En effet, la jonction entre organisations criminelles pendant les années de l’embargo et de la guerre en ex-Yougoslavie permet désormais l’utilisation "à la carte" de ressortissants répondant chaque fois aux aléas géopolitiques auxquels doivent se soumettre les forces de l’ordre. Ainsi, la drogue voyage en changeant de transporteur et de moyens de transports, en fonction des instructions reçues par les douaniers de laisser passer sans contrôle les ressortissants de certaines nationalités et certains produits, en fonction également des besoins du pays... ou de ses milices.
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