Au moment de la restitution de Hong Kong à la Chine, la question des flux d’argent douteux entre le territoire et le continent se pose en termes de plus en plus concrets : viennent en effet d’être adoptées des réglementations qui obligent les établissements financiers à déclarer les dépôts ou les transactions suspects. La création de la nouvelle Région administrative de la Chine et la pression qu’exerce cette échéance sur les banquiers, invités à plus de transparence, a-t-elle des chances de réduire la ronde des valises de billets ou des versements douteux ? Il est permis de se poser la question, au regard de l’importance des activités économiques de Hong Kong - premier port de conteneurs du monde et deuxième tous trafics confondus, huitième place boursière du globe, septième plus gros détenteur de devises (500 banques) - et du dynamisme du trafic actuel de stupéfiants dans la région ainsi que de l’éventail des possibilités en matière de blanchiment, qui dépasse de loin la sphère financière. Au cours d’une rencontre avec des journalistes à Paris, le 13 novembre 1996, le gouverneur de Hong Kong, Chris Patten, a déclaré à ce sujet qu’il est de la responsabilité de Pékin "d’isoler Hong Kong des mœurs politiques et commerciales qui prévalent dans le reste de la Chine". Il a ajouté que "l’importation" à Hong Kong, après le 1er juillet 1997 de la corruption rampante en Chine continentale est une préoccupation majeure des milieux d’affaire locaux et internationaux.

Le marché local de l’héroïne

La saisie de 600 kilogrammes d’héroïne dans le sud de la Chine, le 25 avril 1996, dans laquelle était impliqués sept résidents de Hong Kong, n’est pas isolée. Quelques jours plus tard, 137 kg de la même substance étaient découverts, toujours dans le sud de la Chine, dans un camion loué par deux trafiquants de Hong Kong. Le 8 mai, c’est à bord d’un bateau immatriculé dans le territoire britannique que la police de Guangdong découvrait 42 kg de poudre. Le 31 mai, les autorités saisissaient encore 312 kg d’héroïne convoyés par deux ressortissants de Hong Kong dans le sud-ouest du Yunnan. Ces saisies à répétition relancent le débat sur le rôle particulier joué par Hong Kong dans le domaine des stupéfiants. La consommation locale est relativement élevée, sans toutefois qu’on observe de hausse significative ces dernières années. Avec 50 000 toxicomanes dépendants enregistrés - et en réalité au moins le double - pour une population de six millions d’habitants, la colonie britannique absorbe chaque jour environ 8 kg d’héroïne pure, soit près de 3 t par an. A cette consommation interne s’ajoutait, ces dernières années, la drogue en transit. Or les saisies locales ont été limitées à 340 kg d’héroïne en 1995, alors qu’elles représentaient le double en 1993 par exemple. Cela s’explique par le fait que les trafiquants préfèrent aujourd’hui les ports moins surveillés de la Chine du sud. Le prix de gros de l’héroïne birmane est multiplié par quatre entre le Yunnan, où elle se négocie à 60 000 renminbi le kilo (7 230 dollars), le Guangdong où son prix atteint 119 400 renminbi (14 400 dollars) et Hong Kong, où elle s’écoule à 26 900 dollars le kilo. Les prix de détail se situent entre 45 et 50 dollars le gramme. En extrapolant à partir de ces données, le chiffre d’affaires local de l’héroïne représenterait annuellement sur le marché local 78,5 millions de dollars au prix de gros et 146 millions de dollars au prix de détail, ce qui reste tout à fait négligeable au regard d’une économie légale dégageant annuellement environ 200 milliards de dollars d’exportations et autant d’importations.

Les différentes modalités du blanchiment

Ce tableau relativement rassurant change considérablement si l’on prend en compte les activités de blanchiment et de financement du trafic qui sont devenues l’une des spécialités de la colonie. En matière de blanchiment, la proximité de Macao, l’annexe de Hong Kong, facilite la division du travail. Les habitués des salles de jeux privées de l’hôtel Lisboa, à l’abri des regards des casinos publics, portent parfois des valises contenant plusieurs millions de dollars de Hong Kong (un million de dollars HK est l’équivalent de 128 000 dollars américains) que l’établissement s’empresse de convertir en jetons, moyennant commission, puis en chèques, à la sortie... Bien au fait de ces allées et venues, certains voyous ont même braqué les convoyeurs de fonds sur l’hydrofoil qui relie, en une heure, Hong Kong et Macao.

Stanley Ho, empereur du jeu et PDG de la Sociedade de Turismo e Diversoes est l’homme le plus riche de Macao. Ses intérêts sont diversifiés dans l’immobilier mais sa fortune provient essentiellement de l’exploitation des casinos. Ces derniers, qui sont taxés à plus de 30 % de leurs bénéfices, fournissent à ce titre une part importante du budget local : l’équivalent de 525 millions de dollars U.S. en 1992. L’honorable Stanley Ho, officiellement retiré des affaires, est entouré d’un groupe de plus jeunes lieutenants, qui prennent la relève de cette "économie souterraine" dénoncée par Lu Ping, le directeur du Bureau des affaires de Hong Kong et Macao au sein du gouvernement chinois. La deuxième technique de blanchiment utilisée à Hong Kong consiste à faire ouvrir un compte par une tierce personne. Les filières chinoises de l’héroïne actives dans le trafic de gros sur Amsterdam, Sydney ou New York, afin de contourner les législations locales imposant aux banques de déclarer les transferts suspects au delà d’un certain montant, virent sur les comptes de leurs prête-noms des sommes très légèrement inférieures à ces seuils. La quasi-totalité des personnes interpellées en cas de retrait suspect tiennent le même discours : elles ont ouvert un compte "pour rendre service", en pensant que l’argent provenait d’une évasion fiscale, une pratique qui n’est pas objet de réprobation morale dans le monde chinois, et qui ne tombe pas sous le coup des lois de Hong Kong... La troisième technique de blanchiment consiste à ouvrir une société écran, Hong Kong étant l’une des places off-shore recommandées aux côtés des Bahamas, des Seychelles et de l’île de Man dans les encarts publicitaires de l’Overseas Company Registration Agents Limited (OCRA), qui propose régulièrement ses services dans les pages de The Economist ou de la Far Eastern Economic Review. La confidentialité des ordonnateurs de transferts est ainsi assurée par des gestionnaires et des hommes de loi. La quatrième technique est mise en œuvre par le biais du système bancaire non officiel, particulièrement actif depuis le siècle dernier à Hong Kong et dans les communautés chinoises de Thaïlande et d’Asie du Sud-Est en général, où les associations facilitaient les transferts de fonds des émigrés sur une base de solidarité. En utilisant ce système informel, baptisé hui kuan (remise de fonds), les trafiquants peuvent rapidement transférer des sommes d’un montant de 500 000 dollars US de Hong Kong à Bangkok ou en Birmanie, avec un minimum de documents et un maximum de discrétion, sans passer par les procédures bancaires légales. Des joailleries, des sociétés industrielles, des sociétés d’investissement, des changeurs de devises ou des compagnies d’import/export sont fréquemment utilisés. Il n’y a pas de transferts physiques de fonds mais une reconnaissance de dettes qui permet de percevoir la somme chez un autre agent non officiel, généralement en Asie du Sud-Est.

L’art et la manière de tourner la loi

Ce tableau des multiples possibilités offertes aux trafiquants n’implique pas pour autant l’immobilisme des autorités. Hong Kong a fait certains efforts pour s’aligner sur la Convention des Nations unies de 1988 et pour tenir compte des recommandations du Groupe d’action financière (GAFI). Depuis 1994, les institutions financières sont tenues de reporter les transactions suspectes supérieures à un million de dollars HK (128 000 dollars US) et les déclarations de soupçons ont augmenté de 288 % dans l’année qui a suivi ces nouvelles dispositions, pour atteindre une moyenne de 250 par mois. Mais le nombre réel des transactions douteuses se serait parallèlement multiplié par 15 dans les deux dernières années, selon le rapport annuel du Département d’Etat américain qui cite la police de la colonie. Selon le rapport annuel de la Hong Kong Monetary Authority (HKMA), portant sur 1995, les banques ont dénoncé trois fois plus de transactions suspectes qu’en 1994 : 1 787 contre 549. Ces progrès seraient dus à la fois à une prise de conscience de la part de l’Association des banques de Hong Kong (HKAB) et au fait qu’une nouvelle disposition, la Organised and Serious Crimes Ordinance étend le délit de blanchiment à d’autres activités criminelles que le trafic des drogues. Les observateurs font cependant remarquer que cette augmentation des dénonciations révèle a posteriori le laxisme qui prévalait jusque-là plus qu’une augmentation des délits. Il n’en reste pas moins que les blanchisseurs continuent de bénéficier d’une relative impunité. Si les convoyeurs d’héroïne, organisés en petits groupes, risquent, une fois pris sur le fait, de lourdes peines de prison à Hong Kong, ou la peine de mort en Chine populaire, les autorités ont beaucoup de difficultés à prouver, devant une valise de billets de banque et les dénégations farouches de son propriétaire, qu’il s’agit d’argent de la drogue. Juridiquement, le seul outil serait l’inversion de la charge de la preuve, qui est loin d’être acquise au niveau local et international. Le montage d’opérations undercover suppose des moyens financiers qui ne sont pas à la portée des services concernés de la colonie. Dans les cas les plus flagrants, on peut procéder à la confiscation des avoirs des trafiquants : la "pêche" varie, selon les années, de 2 à 20 millions de dollars US. Mais elle ne décourage pas pour autant les gros poissons, dans la mesure où l’une des particularités de la loi de Hong Kong consiste à permettre l’utilisation des avoirs confisqués pour financer la défense des accusés. Dans des cas où les avoirs sont de l’ordre de 5 à 10 millions de dollars HK, les honoraires des avocats avoisineront la totalité des fonds confisqués. Dans un cas précis, où les biens saisis représentaient environ 100 millions de dollars HK, soit presque 13 millions de dollars US, la note de la défense était de l’ordre de 30 à 40 millions de dollars HK. On peut deviner ce qu’il adviendra de ces fonds une fois le client libéré...

Hong Kong n’a pas l’exclusivité du blanchiment qui, par exemple, s’effectue également sur une large échelle à Taiwan. Certains opérateurs, peu connus du monde des affaires, peuvent parfois proposer d’investir jusqu’à un milliard de dollars US dans des projets co-financés, sans qu’on puisse identifier clairement l’origine des fonds. Mais si, à l’image de ce qui se passe dans l’économie licite, l’argent de la drogue revient aussi massivement à Hong Kong, c’est qu’il s’agit souvent d’un retour sur investissement. Au-delà de ses activités de blanchiment, le territoire continue de jouer un rôle de premier plan dans le financement du trafic international d’héroïne birmane qui passe essentiellement par la Thaïlande, la Chine, le Laos, le Cambodge et le Vietnam. De sources "généralement bien informées", un certain nombre de multi-milliardaires de Hong Kong et de membres du Legislative Council (LEGCO) auraient été soupçonnés de financer ce trafic. Il est difficile de vérifier cette information. Outre le fait qu’aucun d’entre eux n’a jamais été inquiété, les grandes fortunes de la colonie peuvent aisément être justifiées par des activités légales. La flexibilité et la mobilité extrêmes des opérateurs contrastent avec le cliché éculé du big boss du crime organisé ou des diverses triades qui monopoliseraient la filière des stups. Le "Milieu" des triades est relativement éclaté à sa base, autour de groupes de malfrats qui s’identifient au folklore de l’illégalité en se baptisant un peu à la manière des groupes de supporters de football. Ce "Milieu" est beaucoup plus structuré au niveau intermédiaire et supérieur des loges, mais sans se spécialiser dans une activité donnée. Il n’est donc nullement indispensable d’être membre d’une triade pour se lancer dans le trafic d’héroïne. En revanche, les membres des triades sont utilisés dans certains deals, indépendamment de leur rang hiérarchique. Les critères décisifs restent l’argent investi dans une opération, l’étendue et la solidité des relations qu’elle met en œuvre. Par exemple, les convoyeurs sont parfois recrutés à la suite de dettes de jeu. Le paysage de l’illégalité démontre ainsi les limites de l’action répressive et la vitalité de l’économie illicite. Les super-profits qui sont liés au financement du trafic de stupéfiants ou aux activités de blanchiment se mêlent inextricablement à l’argent de la fraude fiscale ou à celui du jeu pour accroître le champ de la zone grise, aux frontières de la légalité.