La situation géographique du Sénégal et l’héritage de la situation coloniale ont transformé ce pays, depuis une dizaine d’années, en carrefour de la contrebande de toutes les drogues. Il constitue, avec la presqu’île du Cap Vert, au nord-ouest de Dakar, le point le plus avancé de l’Afrique dans l’Océan atlantique. Il est donc exposé aux activités des réseaux de la cocaïne latino-américaine qui acheminent la drogue via les îles du Cap Vert. Il existe, d’autre part, des routes de la drogue, en particulier du haschisch, à double sens, du fait de relations maritimes constantes avec le Maroc et l’Espagne. L’aéroport international de Dakar Yoff accueille de très nombreuses compagnies d’aviation et dessert tous les continents, en particulier l’Amérique du Sud.
Le Sénégal est également un carrefour terrestre délimité au nord par la Mauritanie, donc sur la route transaharienne-transahélienne nord-sud, à l’est par le Mali, au sud par la Guinée-Bissau et la République de Guinée. La Gambie, Etat-contrebandier, est encastrée dans le sud de son territoire. Le Sénégal est, en outre, une terre d’accueil pour les Guinéens et les Maliens, diaspora de commerçants parmi lesquels se recrutent de nombreux petits trafiquants et passeurs. Il entretient, enfin, des liens très étroits avec la France où vit une importante colonie sénégalaise, en particulier à Paris et Marseille. Les cultures de cannabis n’ont commencé à préoccuper sérieusement les autorités que lorsqu’il s’est avéré qu’elles contribuaient réellement à accroître le potentiel économique et militaire des rebelles casamançais.
Un pays quadrillé par les cultures de cannabis
Le Sénégal est sans doute le premier producteur de marijuana parmi les pays francophones d’Afrique de l’Ouest, et le troisième de l’Afrique de l’Ouest après le Nigeria et le Ghana. L’introduction du cannabis, liée à l’islamisation et aux migrations des populations nomades du nord, semble être beaucoup plus ancienne dans certaines régions du Sénégal que dans les pays d’Afrique de l’Ouest forestière. Selon les données fournies par la Brigade des stupéfiants sont successivement apparues : la verte de MBoro, variété locale cultivée dans les Niayes ; le Niakoy ("yeux rouges" en mandingue), variété locale améliorée ; le Green Makut, variété originaire de Gambie ; Le Lopito ou Lop’s, variété originaire du Ghana ; le Bouddha, variété casamançaise "améliorée" et enfin la salsa ou "Colombienne", le nec plus ultra en 1996. On ignore s’il s’agit d’une variété améliorée ou si son nom est simplement une accroche publicitaire.
On trouve des cultures de cannabis dans pratiquement toutes les régions du pays.
1. Dans les Niayes, zone de culture maraîchère qui commence aux portes de la ville de Dakar et se prolonge sur une centaine de kilomètres le long de la côte jusqu’aux portes de Saint-Louis, au nord est du pays. Dans cette région, il s’agit de petits lopins, parfois de quelques pieds, dissimulés au sein de cultures licites. Ces petites productions, le plus souvent gérées par des femmes, procurent un revenu qui n’en est pas moins conséquent. Par exemple, le prix payé au paysan pour 5 kilogrammes de marijuana (trois ou quatre pieds) est équivalent à celui de la production de 2 hectares de pommes de terres.
2. Dans la région du fleuve Sénégal : dans la zone de 120 000 ha irrigués par le barrage anti-sel de Diama, à la frontière de la Mauritanie, les cultures sont encore très limitées et leur production est écoulée dans le centre agricole de Richard Toll, devenu une bourgade semi-urbaine dont la population provient de tous les horizons. Cependant, l’impossibilité pour les petits paysans de réaliser les investissements afin de mettre en production les rizières, peut les pousser à avoir recours au cannabis.
3. Dans la région de MBour et de la Petite Côte : dans cette zone, où par ailleurs le trafic de toutes les drogues est très actif, la relocalisation de lépreux "blanchis" et de réfugiés, a conduit ces populations à s’adonner à la culture du cannabis, dissimulée dans les productions maraîchères. L’existence d’un tourisme européen de masse sur la côte fournit un débouché très rentable aux productions.
4. Une nouvelle zone de production est apparue récemment dans le Sénégal oriental, où le cannabis s’est d’abord substitué à l’arachide. Plus récemment, il a compensé la baisse de l’activité cotonnière. Le cannabis rapporte 6 à 8 fois plus que cette dernière production. Dans les îles du Saloum : le long des bras de mer bordés de palétuviers, appelés bolongs, les agriculteurs testent des variétés de cannabis plus résistantes à l’augmentation de la salinité des terres. Ces zones humides dispensent les agriculteurs d’arrosages fréquents, si nécessaires ailleurs. Cette région a donc un potentiel de cultures illicites très important, comparable à celui de la Casamance (envisagée plus bas dans les développements consacrés à la rébellion du MFDC).
L’explosion des cultures dans tout le pays se reflète au niveau des saisies : alors que jusqu’en 1995, ces dernières représentaient rarement plus de quelques dizaines de kilos, en 1996 elle se montent souvent à plusieurs centaines de kilos.
Le transit des drogues : cocaïne, héroïne, haschisch
Depuis 1993, le crack a fait une percée à Dakar. La dose minimum, le "demi caillou" ne vaut que 2 500 francs CFA (25 francs français). La police a fait plusieurs descentes dans des squatts transformés en fumeries. Ce phénomène a deux explications : d’une part, l’existence d’une importante colonie sénégalaise en France au sein de laquelle se recrutent les dealers du crack qui ont pris une partie importante du marché à Paris aux dépens des Antillais ; d’autre part, la disponibilité du chlorhydrate de cocaïne sur le marché de Dakar qui est sur les routes de cette drogue. En ce qui concerne la consommation locale, l’approvisionnement est assuré par des anglophones : Nigérians, Ghanéens, Gambiens et ressortissants de Sierra Leone. A l’origine, le trafic de transit était également contrôlé par des ressortissants de ces nationalités, régulièrement arrêtés à l’aéroport. Mais les Sénégalais commencent à intervenir à un niveau relativement important du trafic international comme le suggère la condamnation en 1994, à São Paulo, d’une Sénégalaise pour la détention de l8 kg de cocaïne et l’arrestation d’une de ses compatriotes, en 1995, toujours au Brésil, en possession de 5,6 kg de cette drogue. En outre, des Sénégalais en possession de cocaïne ont été arrêté à l’aéroport de Casablanca en transit pour l’Europe. Si ces Sénégalais travaillaient pour des réseaux anglophones, il n’est pas interdit de penser qu’ils sont capables aujourd’hui de monter leurs propres filières. Le Cap Vert est devenu depuis deux ans la principale voie de transit pour la cocaïne brésilienne qui parvient au Sénégal. D’une part, il existe une ligne aérienne Rio-Praïa et des lignes Praïa-Dakar. Cependant, en 1996, pour éviter les "ciblages" à l’aéroport Yoff de la capitale sénégalaise, la cocaïne arriverait à Bamako (Mali) pour être acheminée à Dakar par chemin de fer. Les liaisons maritimes entre le Cap Vert et Dakar sont extrêmement nombreuses. En particulier par bateaux de plaisance. Or, il n’existe à Dakar aucun port pour les accueillir. Les plaisanciers doivent signaler leur arrivée mais ils ont tout loisir de décharger auparavant d’éventuelles cargaisons illicites. En 1996, les mangroves des Iles du Saloum étaient utilisées à cette fin.
Il est également très facile de se procurer de l’héroïne à Dakar. Le "képa" d’héroïne vaut 1 000 CFA (10 francs). Avec 1 gramme, qui vaut de 10 000 à 12 000 CFA on peut faire 15 à 20 képas. Les 5 grammes valent 50 000 CFA. La revente au képa permet donc de faire de substantiels bénéfices. Entre 1985 et 1992, les principales filières d’héroïne n° 3 (brown sugar) en provenance de l’Asie du sud-ouest, empruntait Ethiopian Airlines sur la ligne Bombay - Addis Abeba - Dakar. Les passeurs étaient d’abord des Nigérians et des Ghanéens. Cependant, depuis quelques années, les anglophones ont recruté des Sénégalais dont plusieurs ont été arrêtés en France, en Belgique, en Allemagne, en Italie et au Maroc. Depuis 1993, les Nigérians utilisent également le Cap Vert comme point de transit de l’héroïne. Il semble qu’ils aient créé leurs propres réseaux qui opèrent à partir de la Gambie. Un des systèmes les plus fréquemment utilisés dans le cas du transit aérien est la valise sous dépôt, non réclamée, qui est ensuite discrètement escamotée par un douanier ou directement réexpédiée, en France par exemple. Le port de Dakar est une importante plaque-tournante de transit, d’une part du haschisch marocain arrivé par la route via la Mauritanie, d’autre part du haschisch du sud-ouest asiatique acheminé par voie maritime via l’Afrique de l’Est. Ce dernier a donné lieu à une saisie d’une trentaine de t, le 18 novembre 1993, à bord d’un cargo, à 18 miles de la côte d’Algésiras, dans le sud de l’Espagne. Le cargo suspect, transportant des conteneurs de maïs, avait été signalé à son départ de Dakar. Les douaniers espagnols pensent qu’il a dû embarquer le haschisch en haute mer où il a été transféré à partir d’un autre bateau. Cette activité de transit du haschisch est sous le contrôle d’organisations criminelles internationales qui ne font qu’accessoirement appel à des complicités sénégalaises. De ce fait, ce trafic a peu d’incidence au niveau local.
Les réseaux de trafic des drogues parviennent très souvent à corrompre des magistrats qu’il est très difficile de faire sanctionner. Tout au plus sont-ils mis au placard au moyen de mutations "pour raison de service". Même lorsqu’ils sont honnêtes, ils sont rarement sensibilisés aux problèmes posés par les drogues. La lutte contre le trafic des stupéfiants est également freiné par la lutte des services : les douanes en particulier ne collaborent pas avec les autres services - police judiciaire, gendarmerie, eaux et forêts - concernés par le problème. Enfin, le spectacle de la corruption ordinaire donné par certaines autorités de l’Etat n’est pas de nature à motiver les petits fonctionnaires. On sait par ailleurs que la confrérie musulmane des Mourides est un des plus importants appuis du pouvoir et qu’elle est pourtant très impliquée dans les trafics d’armes, de voitures, de médicaments légaux ainsi que des psychotropes qui sont la principale cause de toxicomanie dans le pays. De même, de nombreux fonctionnaires et militaires d’origine diola, sont soupçonnés d’avoir des liens avec les rebelles casamançais, de les avertir des grandes opérations menées contre les productions de cannabis (ce qui expliquerait qu’aucune arrestation de gros bonnets ne soit jamais opérée) et, de participer aux trafics de drogues et d’armes. Tout laisse prévoir qu’en période de crise, la production et le trafic des drogues sera, au Sénégal, un accélération du processus de criminalisation de l’Etat.
Le yamba des indépendantistes casamançais
Alors que pratiquement rien n’avait été fait depuis dix ans contre les cultures de cannabis (yamba) qui se développent en Casamance, la gendarmerie, l’armée et la police antidrogues se sont livrées, à partir de l’année 1995, à de grandes campagnes d’éradication. Elles participent en fait à des tentatives de reconquête du territoire où opère le Mouvement des forces démocratiques de Casamance (MFDC) qui lutte depuis plus d’une décennie pour l’indépendance de cette région méridionale du Sénégal. Bien qu’il ait largement perdu de sa crédibilité auprès des populations, le MFDC continue d’affronter avec autant de pugnacité les forces de l’ordre dans les départements de Ziguinchor et d’Oussouye, limitrophes de la Guinée-Bissau. En juin-juillet 1995, près de 80 tonnes de cannabis ont été détruites dans les îles Karones. Un mois plus tard, dans l’arrondissement de Sindian, 27 t de marijuana étaient saisies. En novembre , dans le secteur de Kafountine, arrondissement de Diouloulou, une autre opération a permis de saisir 77 t de yamba. un témoin oculaire estime que cela ne représente pas plus d’un cinquième des productions qu’il a lui-même observées.
Au prix moyen de 400 francs français le kilo qui était alors payé bord-champs au paysan, les productions détruites au cours des deux campagnes représentaient 73,6 millions de FF. Même si le MFDC n’avait prélevé que 10 % de ces profits, cela aurait représenté une somme considérable à l’échelle de cette guérilla. En juin 1996, le bilan d’un an d’opérations représentait la destruction de 300 t de cannabis sur plusieurs centaines d’hectares. Mais cette plante donnant lieu à deux ou trois récoltes par an et dans l’impossibilité des forces de répression de quadriller de façon permanente le territoire, les cultures peuvent être constamment renouvelées. Les productions de cannabis n’ont commencé à prendre un caractère vraiment commercial au Sénégal que dans les années 1960 quand des commerçants ghanéens ont proposé des semences aux paysans de la région des Niayes (voir plus haut), près de Dakar, en leur promettant d’acheter la récolte. Les campagnes de répression dans cette région, à la fin des années 1970 et au début des années 1980, ont favorisé le développement des cultures de cannabis en Casamance qui est devenue la première région productrice du pays. C’est précisément à cette époque qu’a été créée, en 1982, Attika, la branche armée du mouvement indépendantiste. Son développement dans une région échappant au contrôle de l’Etat a été favorisé, en 1989, par la situation de crise à Dakar qui a fixé l’armée dans la capitale. Lorsque l’armée est intervenue, elle s’est cantonnée dans les centres urbains, se contentant de faire des incursions dans les villages où elle se livrait à des exactions entraînant la fuite des populations. Des terres laissées vacantes ont été cultivées par d’autres personnes, notamment en cannabis. Certains observateurs estiment que l’implication des rebelles dans l’impôt sur le cannabis date de la fin des années 1980. Au début, le yamba, dont les revenus permettaient de soutenir la rébellion était surtout cultivé par les familles des combattants. La guérilla s’efforçait de leur apporter une protection et de les aider à commercialiser leur production. Mais, de plus en plus, on signale des prélèvements forcés de taxes sur les cultures par les rebelles du MFDC. Cette prédation n’a pas seulement touché les personnes vivant en Casamance. Un soutien a été exigé des Casamançais résidant dans d’autres régions du Sénégal, parfois accompagné de menaces de représailles sur les familles. Ces taxes prennent la forme de contribution à des associations culturelles. Il est probable que l’implication des rebelles aille au-delà de simples taxes sur les cultures, d’autant plus que leur armement s’est considérablement amélioré ces dernières années, bien que la Guinée-Bissau ait cessé de les soutenir. L’implication dans le trafic de cannabis représenterait désormais 60 % à 70 % des revenus du MFDC. Des échanges de marijuana contre des armes, dans lesquels sont impliqués des trafiquants sénégalais, mais aussi des Libériens, des Ghanéens et des Nigérians, auraient lieu à la limite des eaux territoriales. L’ex-président gambien, Daouda Diawara, renversé le 23 juillet 1994, a révélé que drogues et pierres précieuses, en provenance du Liberia, traversent la Sierra Leone, la Guinée et la Guinée-Bissau pour transiter par la Casamance avant que la marchandise ne soit finalement embarquée en Gambie. Là aussi, des taxes sont prélevées au passage par les rebelles.
Le blanchiment de l’argent
La presse sénégalaise se fait régulièrement l’écho d’interrogations que partagent des services spécialisés internationaux de lutte contre la délinquance financière et l’opinion publique dakaroise. Jusqu’ici, aucune enquête n’a permis d’étayer ces soupçons. On a remarqué que la filiale locale de la Bank of Credit and Commerce International (BCCI), impliquée dans le scandale, a été fermée en 1991. Aucune information n’a cependant filtré sur sa participation à la fraude. On sait seulement qu’elle était spécialisée dans des opérations d’import/export et qu’elle avait joué un rôle dans la spéculation sur le riz à laquelle ont notamment participé des personnes liées aux cercles du pouvoir.
Il existe au Sénégal une loi sur "l’enrichissement illicite" qui n’a jamais été appliquée, pas plus que celle qui permet de saisir l’argent qui provient du trafic de drogues. En revanche, aucune disposition concernant le blanchiment proprement dit n’est actuellement en vigueur. L’idée continue à prévaloir, en toute bonne foi, chez de hauts responsables de la police et de la justice que si l’argent sale est réinvesti dans des activités licites, il perd son caractère répréhensible. Il est donc possible de déposer d’importantes sommes en devises ou en CFA dans toutes les banques du Sénégal sans avoir à justifier de leur provenance. On constate également des investissements importants qui n’ont pas d’origine identifiable dans le pays. Par exemple, une famille libanaise est en train de faire construire un casino sur la Corniche, près du tribunal de Grande Instance, dont le coût est évalué à un milliard de CFA. De même, des immeubles de grands standing sont construits près de l’Hôtel Méridien. Les observateurs sont également frappés par des investissements considérables dans la construction de cliniques privées, équipées de matériel ultra-moderne, dont la rentabilité est des plus incertaines, les Sénégalais fortunés préférant aller se faire soigner en France ou en Suisse. Le lobby syro-libanais a ainsi acheté une grande partie du Plateau, le centre de Dakar. Une société de pêche est dans le collimateur des policiers français. L’attention de la police a été également attirée par une entreprise prospère qui n’a pourtant réalisé que quatre affaires dans l’année. Les soupçons se portent sur des sociétés qui ont leur homologue au Canada, à qui elles commandent des marchandises. On pense que celles-ci sont surfacturées et que, le plus souvent, elles ne sont pas livrées. Dans toutes ces affaires, il est difficile de préciser l’origine de l’argent blanchi. On observe par exemple que les grands bâtisseurs sont souvent des commerçants qui passent également pour être des trafiquants de main-d’oeuvre. Ce sont des gens qui roulent dans des Mercedes valant, au Sénégal, 50 millions de CFA. La semaine précédant le Grand Maghal de 1995 (pèlerinage mouride annuel dans la ville de Touba), 25 4x4 Pajero, valant chacun 25 millions de CFA, ont été achetées chez le concessionnaire Mitsubishi et payées cash.
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