Important producteur et territoire de transit obligé, le Mexique est aujourd’hui un pays-clé pour les organisations criminelles transnationales qui approvisionnent l’énorme marché des drogues existant aux Etats-Unis. Mais surtout, avec son entrée dans l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), fruit de son passage à l’économie de marché subventionné par la drogue, le Mexique est devenu l’une des principales places mondiales de blanchiment d’argent sale et de narco-investissements. Et cela, sur un continent où l’industrie des stupéfiants compte parmi les premières sources de richesse, et où les fluctuations de l’économie mexicaine affectent l’ensemble des pays latino-américains à travers "l’effet tequila". C’est dire si les scandales "narcopolitiques" qui font trembler Mexico ont des répercussions à Washington comme à Wall Street. Surtout, à travers la mise en cause de hauts dirigeants du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI) qui monopolise le pouvoir depuis près de 70 ans, ils contribuent au processus de déstabilisation politique et sociale qui frappe le pays depuis 1994. Pour tenter de l’endiguer, l’armée, qui manœuvrait jusque là dans les coulisses, se projette désormais sur le devant de la scène. Chargés de reprendre le contrôle du secteur le plus dynamique de l’économie de leur pays par le président Ernesto Zedillo Ponce de León, soutenus par leurs nouveaux alliés américains, les militaires se portent ainsi garants de la pérennité de l’ALENA.
La plate-forme de toutes les drogues
Principal territoire de transit et de stockage pour la cocaïne sud-américaine à destination des Etats-Unis (20,6 tonnes saisies en 1996) , producteur d’héroïne (5 t estimées par an) à partir de plantations locales de pavot (370,5 kilogrammes d’héroïne et 73 kg d’opium saisis), mais aussi territoire de transit pour l’héroïne asiatique, et très important producteur de marijuana (3 400 t estimées par an dont 631,5 t saisies), le Mexique s’est aussi converti, depuis 1993, en premier fournisseur du marché américain des méthamphétamines (171,7 kg saisis) et en grand importateur de leur précurseur : l’éphédrine (6,76 t saisies). De plus, le pays produit et exporte des benzodiazépines telles que le flunitrazepam (plus connu sous son nom commercial de Rohypnol), le diazepam (Valium) et le clonazepam, psychotropes détournés du marché légal. Enfin, l’industrie chimique mexicaine élabore divers précurseurs servant à la fabrication de l’héroïne et des méthamphétamines ainsi qu’au raffinage de la cocaïne. Il faut noter que les grandes organisations mexicaines - les cartels de Juárez, de Tijuana et du Golfe - sont surtout spécialisées dans la contrebande, et non dans la production, des drogues. Forts de leur maîtrise des routes et de leurs contacts administratifs et politiques des deux côtés de la frontière, ces cartels se font en fait payer leurs services, souvent en nature, par les producteurs des diverses drogues qui ont recours à eux : mexicains, sud et nord-américains et asiatiques.
En retour, les mêmes réseaux importent des armes au Mexique, notamment de nombreux AK-47 et des armes de fabrication américaine, achetées aux Etats-Unis. L’entrée en vigueur de l’ALENA en 1994, immédiatement surnommé "North American Drug Trade Agreement" par les agents fédéraux de base américains postés à la frontière mexicaine, a visiblement profité aux trafiquants.
En ce qui concerne la cocaïne, deux développements récents sont à relever. D’abord, il est confirmé que les trafiquants mexicains qui s’approvisionnent aussi bien en Colombie, au Pérou qu’en Bolivie, via le Venezuela, l’Equateur, le Costa Rica et le Panama, importent à la fois du chlorhydrate et de la pâte base de cocaïne qu’ils raffinent eux-mêmes avant de l’exporter. Un laboratoire a ainsi été détruit en 1996 et d’importantes confiscations de pâte base ont eu lieu : en mai, 117 kg dans le Quintana Roo, dans le ranch d’un sénateur du PRI ; le 22 juillet, 1 t dans l’Etat de Oaxaca ; et le 6 décembre 1,63 t à Chetumal, encore dans le Quintana Roo. Ensuite, la voie aérienne ayant perdu de son attrait depuis la mise en service de radars par l’armée mexicaine à sa frontière sud et par les Américains des Andes jusqu’à la frontière nord du Guatemala, les trafiquants privilégient désormais la voie maritime pour importer chlorhydrate et base au Mexique. Ce trafic implique aussi bien des cargos croisant au large et auprès desquels viennent s’approvisionner des bateaux de pêche (3,2 t en provenance d’Equateur saisies sur un cargo le 20 octobre 1996 près de Salina Cruz, et 3,5 t le 21 janvier 1997 sur un crevettier au large de Manzanillo) que des vedettes rapides qui arrivent directement de Colombie et d’Amérique centrale. Des rumeurs qui n’ont pu être vérifiées, font état de la présence de cargos-entrepôts équipés de petits avions utilisés pour des largages le long de la côte pacifique. Toutefois, les livraisons de grosses quantités de cocaïne (jusqu’à 10 t) au moyen d’appareils à réaction (Caravelle, DC-6) détectées depuis la fin des années 1980 se poursuivent, mais semblent moins fréquentes. Les jets atterrissent surtout dans le nord et le centre du pays. Le principal promoteur de leur utilisation est le cartel de Juárez d’Amado Carrillo Fuentes, surnommé le "Seigneur des cieux" à cause de sa maîtrise des airs. Des avionettes bimoteurs, type Cessna, qui transportent généralement autour de 600 kg, sont également utilisées. Elles larguent la drogue en mer, parfois sur terre, et sont très actives dans la péninsule yucatèque ainsi que dans les Etats de Veracruz, de Chiapas, de Oaxaca et de Guerrero. En ce qui concerne la contrebande de cocaïne destinée au marché américain, elle se fait dans sa quasi-totalité par les voies terrestres traversant une frontière où le trafic routier est le plus intense au monde. Le "corridor de la cocaïne" entre Mexicali et San Luís Río Colorado, qui est contrôlé par le Cartel de Tijuana et débouche en Californie, est l’un des principaux lieux de passage.
Ces dernières années, les cartels n’ont pas manqué de mettre à profit le boom de l’héroïne sur le marché américain. Le cartel de Tijuana, l’organisation des frères Arellano Félix, s’est ainsi investie dans l’import-export très lucratif d’héroïne asiatique, extrêmement pure, importée de Hong Kong et du Pakistan. Le port d’Ensenada, à quelques kilomètres au sud de Tijuana, semble être un grand point d’entrée de cette drogue, exportée aux Etats-Unis par des norias de voitures particulières. La production locale d’héroïne (de la black tar et du Brown Sugar) a lieu dans des zones montagneuses isolées où l’armée est présente, situées principalement dans les Etats de Guerrero, Michoacán, Durango, Sonora, Chihuahua et Sinaloa. La répression qui s’est accrue sur les producteurs depuis ces dernières années n’est sans doute pas étrangère à l’apparition de petits groupes armés d’auto-défense paysanne, notamment dans le Guerrero (huit groupes déclarés). L’Ejército Popular Revolucionario (EPR), apparu en juin 1996 est, quant à lui, un mouvement de guérilla d’envergure nationale très bien armé (il possèderait même des missiles sol-air). Sa base arrière se situe dans la zone très militarisée des montagnes du Guerrero, grandes productrices d’opium. Rien n’indique que l’EPR participe activement au trafic de drogue, mais il est indéniable que sa base sociale comprend de nombreux cultivateurs de pavot. Les autorités se sont néanmoins bien gardées de le qualifier de "narco-guerrilla", comme si elles n’avaient pas intérêt à cet amalgame pourtant facile. Les réseaux de l’héroïne mexicaine, dont le fonctionnement est aussi opaque que celui des forces armées et sur lesquels aussi peu d’informations sont disponibles, sont très peu réprimés (371 kg saisis sur 5,4 t produites), ce qui suggère qu’ils bénéficient de complicités institutionnelles de très haut niveau. La consommation de l’héroïne (chiva), comme celle des méthamphétamines (cristal), est en hausse au Mexique, en particulier dans les Etats frontaliers du nord, très influencés par les modes américaines, qui absorbent, quoiqu’en dise le Département d’Etat américain, une proportion croissante de la production nationale.
Les méthamphétamines exportées par les trafiquants mexicains aux Etats-Unis, où ils contrôlent aussi en partie la distribution, sont élaborées à partir d’éphédrine importée de Chine et de République tchèque. Elle arrive par bateau, notamment à Manzanillo et à Veracruz, mais aussi par avion, à l’aéroport de Mexico, et par la route, en provenance du Guatemala et du Texas. Les 2,75 t d’éphédrine en provenance de Hong Kong saisies le 22 juin 1996 à la gare de Pantaco, à Mexico, étaient entrées par Manzanillo et avaient pris le train jusqu’à la capitale. D’après des informations recueillies par l’OGD au Mexique, des métamphétamines seraient directement fabriquées sur des "bateaux-usines" qui amènent la matière première (éphédrine) depuis la Chine. L’Etat rural du Michoacán, à l’ouest de la capitale, grand producteur de marijuana et d’héroïne, est un centre important de stockage d’éphédrine et de fabrication de méthamphétamines. Les trafiquants de cette région, qui n’ont jusqu’ici que peu attiré l’attention des organes de répression internationaux, mais qui s’annoncent comme des acteurs d’avenir, exportent ensuite leur production vers le sud-ouest des Etats-Unis, via le Cartel de Tijuana (qui y envoie aussi de l’éphédrine ainsi qu’à Hawaii), mais également vers le Middle West (Iowa, Missouri) en s’appuyant sans doute sur l’importante communauté michoacanaise émigrée dans cette région.
De la drogue pour l’ALENA
La crise de la dette et, à partir de 1983, les réformes visant l’adaptation d’une économie fortement étatisée à des structures de marché ont donné un formidable coup de pouce à l’industrie de la drogue présente depuis longtemps au Mexique. En effet, dès le début des années 1980, au rythme de crises financières récurrentes, les capitaux issus du trafic de drogue se sont mis à relever, aux yeux des gouvernements successifs, de la sécurité économique. A la fin de cette décennie, lorsque Carlos Salinas de Gortari et George Bush arrivent simultanément au pouvoir, le narcotrafic est devenu une affaire de haute finance internationale et un pilier de l’économie mexicaine à travers la pénétration de l’argent sale dans les activités productives légales, dont nombre en sont aujourd’hui devenues dépendantes. Ainsi, le passage de l’économie mexicaine au néolibéralisme, notamment la décollectivisation des terres qui a relancé la spéculation immobilière et la privatisation des entreprises nationales, condition sine qua non de sa participation à l’ALENA, a-t-il été subventionné par la drogue. Certains pensent qu’il s’est agit d’une décision stratégique prise par l’élite mexicaine sous la présidence de Miguel de La Madrid Hurtado (1982-1988) et qui a été poursuivie et amplifiée sous Salinas. L’exécutif américain et certains secteurs du Congrès en étaient vraisemblablement parfaitement conscients mais ont laissé faire, d’autant plus facilement que les trafiquants mexicains étaient très impliqués dans les réseaux de financement de la Contra nicaraguayenne. Au Mexique, le blanchiment d’argent n’est devenu un délit fiscal, c’est à dire mineur, qu’en 1990 et il a fallu attendre mai 1996 pour qu’il devienne un délit pénal. Ce n’est certainement pas un hasard si les cartels sont très présents dans les grands centres industriels du pays : à Mexico bien sûr, et surtout de façon très évidente à Guadalajara, Monterrey et les grandes villes de la frontière. Ces dernières, respectivement deuxième et troisième plus grandes villes du pays, sont, comme certains Etats frontaliers, aujourd’hui administrées par le Parti d’action nationale (PAN), l’opposition conservatrice émanant des milieux d’affaires liés au marché américain, qui espère prendre le pouvoir lors des prochaines élections présidentielles avec le soutien de Washington. Même s’il est indéniable que le prêt de 48 milliards de dollars concédé en 1995 par le trésor américain et divers bailleurs de fonds internationaux a eu un effet positif, il n’est pour autant peut-être pas fortuit que la reprise économique qui s’opère depuis 1996 au Mexique, qualifiée "d’impressionnante" par l’ambassadeur américain à Mexico, ait été accompagnée d’une baisse significative des saisies de drogues enregistrées sur les deux rives du Rio Bravo à partir de 1995. Le général Baldillo Trueba, attaché à la présidence, soulignait bien le rôle crucial de la drogue dans l’économie nationale lorsqu’il écrivait en 1995 que, selon les estimations des forces armées, le trafic avait généré au Mexique des revenus "équivalents à la somme totale des exportations [...], soit 26 à 28 milliards de dollars" entre 1992 et 1993. Premier fournisseur de devises, le narcotráfico est devenu indispensable au fonctionnement de la seizième économie de la planète, membre de l’OCDE depuis 1994.
Les enjeux de la militarisation
Les bouleversements économiques et sociaux survenus depuis le début des années 1980 ont provoqué la rupture du système de pouvoir mexicain hérité de la Révolution. La fracture au sein du PRI, et sa défaite aux élections législatives et des gouverneurs de juillet 1997, la corruption au dernier degré d’un appareil judiciaire au fonctionnement anachronique et l’impunité des puissants, à la fois cause et conséquence de la montée de la violence alimentée par un trafic d’armes totalement incontrôlé sur fond de crises financières à répétition, sont autant de symptômes de la profonde déstabilisation de l’Etat. Face au désordre, les militaires, d’habitude à l’arrière plan de la vie publique du pays, passent sur le devant de la scène. Présentées comme la dernière institution saine de l’Etat, les forces armées, dont les responsabilités dans plusieurs domaines et le budget ont augmenté de façon spectaculaire depuis l’apparition de la guérilla zapatiste en 1994, ont pris le contrôle total de la lutte antidrogues et sont devenues l’acteur-clé de la vie politique du pays. Fortement encouragée par Washington, qu’elle considérait hier encore comme la principale menace à la sécurité du Mexique, mais qui est aujourd’hui devenu son premier fournisseur de matériel et de formation militaires, l’armée mexicaine s’affirme surtout comme la garante de l’ALENA.
Pour saisir tout le sens du nouveau rôle des militaires, il faut se souvenir que jusqu’au début des années 1980, c’était la Dirección Federal de Seguridad (DFS), la police politique mexicaine très liée à la CIA mais aujourd’hui disparue, qui assurait le contact entre les organisations criminelles transnationales (Colombie-Mexique-Etats-Unis) et "règlementait" le trafic au Mexique. C’était l’époque où, en raison des garanties "morales et financières" qu’il offrait, Miguel Angel Félix Gallardo, chef du cartel de Guadalajara, pionnier de la contrebande industrielle de cocaïne au Mexique, siégeait au conseil d’administration d’une banque nationalisée, le Banco Mexicano Somex, et contribuait financièrement à la Contra en échange de la protection de la CIA. Avec la dissolution de la DFS, après les meurtres du journaliste mexicain Manuel Buendía en 1984 et surtout d’Enrique Camarena, agent de la DEA, à Guadalajara en 1985, le contact passa aux mains de la Police judiciaire fédérale (PJF), connue pour son incompétence, sa corruption et ses méthodes brutales, et à celles des militaires. A l’époque, ces deux institutions étaient en outre déjà chargées de la lutte antidrogues officielle, mais c’était alors les autorités judiciaires qui la pilotaient effectivement. Les militaires étaient officiellement cantonnés à l’éradication manuelle des cultures illicites, tâche qui a occasionné des violations des droits de l’homme des paysans, dénoncées notamment dans le Guerrero et chez les communautés tarahumaras de l’Etat de Chihuahua. Comme leurs homologues américains et colombiens, les militaires mexicains sont aujourd’hui officiellement chargés de la surveillance radar et maritime du territoire et de diverses tâches de renseignement. En outre, suite à des réformes légales mises en œuvre à ce seul effet, ils contrôlent totalement l’Institut national de lutte contre la drogue (INCD), dont ils occupaient les principaux postes jusqu’à sa dissolution en mai 1997. Depuis le début de 1996, ils pénètrent également les structures de la PGR "par capillarité", occupant de nombreux postes de moyenne importance un peu partout dans le pays. De plus, des officiers de haut rang, officiellement "en congé" de l’armée ou à la retraite, ont été nommés à divers postes-clés dans les quartiers généraux d’institutions fédérales à Mexico, comme la PJF, le Centre de renseignements sur le narcotrafic (CENDRO), et le service des douanes. Ensuite, des officiers ont été mutés à des postes stratégiques dans les délégations de la PGR de plusieurs Etats frontaliers, où trafic, blanchiment et narco-investissements sont intenses. Ainsi, un général et un commandant ont été nommés, en janvier 1997, respectivement à la tête des délégations de la PGR et de la PJF de l’Etat de Basse Californie du Nord, dont la ville la plus importante est Tijuana, fief du cartel des Arellano Félix tout comme la Basse Californie du Sud où un autre général a pris la tête de la PGR à la même date. Toujours en janvier, un général a été nommé aux mêmes fonctions dans l’Etat de Sonora, haut-lieu du trafic et du blanchiment où le cartel de Juárez et l’organisation des Caro Quintero sont bien implantés. Enfin, des militaires assument de hautes responsabilités au sein des forces de police d’Etats et de villes narcostratégiques. Ainsi, on annonçait le 17 janvier dernier, l’arrivée de dix militaires dans les sphères de commandement de la police du Sinaloa, berceau historique du narcotrafic mexicain où le pavot et la marijuana poussent depuis le début du siècle et qui fournit depuis l’élite des narcos nationaux. A Mexico, c’est le général Salgado Cordero, un spécialiste des affaires de drogues puisqu’il a été commandant de la région militaire du Guerrero, qui dirige la police où de nombreux autres militaires ont également été enrôlés.
Officiellement, les "incorruptibles" militaires mexicains n’ont, comme aux Etats-Unis, aujourd’hui qu’un rôle d’appui aux actions du bureau du Procureur général de la République (PGR), l’équivalent d’un ministère de la Justice, totalement miné par la corruption. Ces gages démocratiques donnés à l’opinion publique ne trompent personne, et surtout pas Washington. Le gouvernement des Etats-Unis favorise autant qu’il le peut la militarisation du Mexique pendant que les médias américains alimentent le "feuilleton télévisé" (la telenovela, comme disent les Mexicains) sur les frasques de la famille Salinas. Cette influence américaine faite de pressions officielles et de rumeurs journalistiques, combinées à l’immobilité judiciaire de part et d’autre du Río Grande dès qu’il faut s’attaquer aux politiques, contribue grandement au sentiment général de déstabilisation et d’impuissance prévalant chez les quelque 90 millions de Mexicains dont près de la moitié vivent en-dessous du seuil de pauvreté.
L’arrestation, en février 1997, du général Gutiérrez Rebollo, nommé directeur de l’INCD deux mois plus tôt avec la chaude aprobation du général McCaffrey, "Tsar antidrogues" américain, sous l’accusation de collusion avec l’organisation d’Amado Carrillo, porte un coup sévère à la thèse de l’honnêteté de l’institution militaire mexicaine. Thèse de toute façon peu crédible car, depuis 1984, des officiers ont été publiquement impliqués dans plusieurs grosses affaires de drogue. Certains ont été condamnés, mais la plupart, comme deux gradés accusés de liens avec les cartels alors qu’ils étaient ministres de la Défense et de la Marine, n’ont jamais été inquiétés. Ainsi, le général Arévalo Gardoqui, ministre de la Défense du gouvernement de La Madrid, a été accusé par un narcotrafiquant, au cours de trois procès touchant à l’affaire Camarena aux Etats-Unis, d’avoir ordonné la mort de l’agent de la DEA et de protéger des narcos "en échange de 10 millions de dollars par an". Comme l’a signalé le magazine mexicain Proceso, le général Arévalo Gardoqui était assis au premier rang lors de la conférence de presse que le nouveau Procureur général de la République, Jorge Madrazo Cuellar, et le ministre de la Défense, le général Enrique Cervantes Aguirre, ont donné le 18 février 1997, à la suite de l’arrestation de Gutiérrez Rebollo.
Les "narcos jetables" se rebellent
La corruption n’a de toutes façons jamais constitué un problème dans le fonctionnement clientéliste du système autoritaire mexicain, où elle a toujours existé, jouant le rôle de "lubrifiant". En fait, pour le pouvoir en place, le véritable problème posé aujourd’hui par la "corruption" de l’appareil judiciaire dont il fait grand cas, c’est que ce dernier ne répond plus aux ordres de Mexico. En témoigne, par exemple, l’évasion début avril 1996, de Humberto García Abrego, l’un des leaders du cartel du Golfe commandé par son frère Juan (voir infra), qui a été facilitée par des agents fédéraux. A la faveur de la rupture au sein du PRI et de la montée de l’opposition, c’est-à-dire de la lutte pour le pouvoir au Mexique, les cartels et leurs réseaux de complicité dans la justice, la politique et l’économie, deviennent de plus en plus autonomes par rapport au pouvoir central. Ce dernier s’efforce depuis la dernière élection présidentielle de les remettre au pas, et c’est sur l’armée, en tout cas sur un secteur de celle-ci qui sortira encore renforcé des purges engagées suite à l’affaire Gutiérrez Rebollo, qu’il compte pour effectuer le travail.
En effet, après chaque élection depuis le milieu des années 1970, le nouveau président déclare traditionnellement, au nom de la lutte contre le narcotrafic et la corruption, simultanément une guerre sans merci contre les trafiquants et des purges au sein de l’appareil civil de sécurité intérieure. Cette tradition a un double objectif. D’abord, elle permet au nouvel élu de se démarquer de son prédécesseur, qui s’est anormalement enrichi pendant les six ans de son mandat (mais ne sera traditionnellement jamais inquiété par la justice), aux yeux de l’opinion mexicaine et mondiale, mais aussi de contenter Washington en lui offrant quelques unes des têtes, jamais politiques, que les Américains réclament au nom de la "guerre à la drogue". C’est ainsi qu’au Mexique on peut parler de "narcos jetables" qui jouent simultanément le rôle d’exécutants et de fusibles, et sont remplacés, une fois "grillés", sans trop de difficulté par le système politique qui reste le principal bénéficiaire de leurs activités. Ensuite, les postes laissés libres dans l’administration permettent au président de distribuer des faveurs en y plaçant ses obligés, et les obligés de ces derniers, accompagnant ainsi le changement politique signifié par sa prise de fonctions d’un changement administratif. Les trafiquants les plus en vue sous le pouvoir précédent sont emprisonnés ou abattus, et de nouveaux prennent leur essor. C’est ainsi que tous les six ans, on assiste à une reconfiguration de l’industrie de la drogue dans un cadre alliant la rupture provoquée par la redistribution des routes, des contacts institutionnels et internationaux et des bénéfices entre les lieutenants des narcos en prison et leurs parrains politiques, et la continuité permise par l’emploi massif de fonctionnaires et d’ex-fonctionnaires. Mais aujourd’hui, avec un PRI divisé, ce traditionnel "renouvellement des cadres" est beaucoup plus difficile à mettre en œuvre que par le passé. Plus que celle, en juin 1995, de Héctor "El Güero" Palma Salazar, l’un des narcos qui avaient émergé, sous Salinas, des dépouilles de l’organisation de Félix Gallardo, c’est l’arrestation le 14 janvier, par une unité militarisée de la PGR envoyée spécialement de Mexico, du "citoyen américain" Juan García Abrego, puis son immédiate "expulsion" au Texas, où lui et ses anciens protecteurs politiciens et hommes d’affaires possèdent de gros intérêts, qui semble avoir marqué le début des hostilités. L’expulsion du "narco favori" de l’administration Salinas, malgré les divers mandats d’arrêts en vigueur contre lui au Mexique, est un signe du profond changement qui s’est opéré dans un pays qui, jusque là, préférait juger et emprisonner lui-même ses narcos devenus trop encombrants. La menace de très longues peines de prison aux Etats-Unis qui pèse désormais sur les capos mexicains constitue une profonde remise en cause de leurs relations avec l’Etat et va, comme en Colombie, dans le sens d’un accroissement de la violence. Cette affaire traduit aussi bien l’influence grandissante de Washington que l’embarras du président Zedillo. Le président actuel a en effet été ministre du Plan, du Budget et de l’Education sous Salinas, et il était directeur de la campagne électorale de Luís Donaldo Colosio, candidat du PRI aux élections présidentielles (finalement gagnées par Zedillo), lorsque celui-ci fut assassiné le 23 mars 1994 à Tijuana. La violence, sans précédent, qui s’est déchaînée depuis l’expulsion de García Abrego dans les villes narcostratégiques que sont Culiacán (capitale du Sinaloa), Ciudad Juárez, Guadalajara, Monterrey et surtout Tijuana (15 morts violentes par mois en 1995 et 22 par mois en 1996, dont nombre de fonctionnaires liés à l’enquête sur l’assassinat de Colosio), en dit long sur la guerre que se livrent en ce moment au Mexique les divers acteurs du trafic.
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