Les frappes du World Trade Center de New York et du Pentagone et leurs conséquences ont été suivies en direct, non seulement par les Américains, mais par une bonne partie des téléspectateurs occidentaux. Nous pouvons vérifier ce qu’est la mondialisation de l’information dans des sociétés démocratiques : toutes les informations sont disponibles en temps réel, nous pouvons tous en prendre connaissance, et pourtant nous ne voyons pas du tout la même chose.
En fait, l’information est devenue un vacarme continu dans lequel le citoyen ne perçoit plus rien distinctement, hormis une vision univoque qu’on lui impose à l’échelle nationale. Ainsi est-il étonnant de constater que des informations indispensables à la compréhension, ressassées par le Washington Post et le New York Times, ne sont pas mentionnées par la presse française. Tandis que nos " experts ", venus nous dire sur France-Télévision ce que nous devons penser des événements, ne sont pas invités à s’exprimer dans la presse anglo-saxonne.
Plus nous voyons et revoyons les images spectaculaires de ces avions kamikazes s’encastrant dans les tours de Manhattan, moins nous comprenons leur signification. Plus nous communions avec la douleur des victimes, moins nous relativisons le désordre du monde. La représentation que nous nous faisons des événements est le fruit de cette répétition permanente des images du choc des avions sur les tours, du commentaire qui les accompagne, des sous-titres et des surtitres : " Les attentats terroristes ".
Nous avons retracé pour nos lecteurs la chronologie exacte du 11 septembre. Chacun constatera que, de 10 heures à 20 heures approximativement, les officiels américains ne pensaient pas que ces frappes étaient le fruit de groupes terroristes moyen-orientaux, mais qu’ils manifestaient une tentative de coup d’État militaire par des extrémistes américains capables de provoquer la guerre nucléaire. Cette hypothèse était sérieusement étayée. Elle est oubliée aujourd’hui parce que l’exposer pourrait nuire au moral du peuple américain et inhiber l’engagement des alliés dans la guerre à venir.
La crainte d’un coup d’État
Pourtant les faits sont têtus : quels que soient les auteurs de ces attentats et les buts qu’ils poursuivent, ils connaissaient les codes secrets de la Maison-Blanche et d’Air Force One permettant d’authentifier les ordres présidentiels. Ils l’ont fait savoir par téléphone au Secret Service chargé de la protection présidentielle (cf. White House Said Targeted, The Washington Post, 12 septembre, et Aides Say Bush Was One Target of Hijacked Jet, The New York Times, 13 septembre, voir aussi Zones d’ombre sur le ciel de Manhattan sur Amnistia.net). Cet appel, dont le contenu reste secret, ne visait pas à revendiquer la responsabilité des événements, mais à poser un ultimatum, à forcer la main au président des États-Unis. Pendant une dizaine d’heures, le président Bush a été contraint de fuir Washington et de se rendre personnellement à l’US Strategic Command (Offutt, Nebraska), à la fois pour prendre le contrôle direct des armées (ce qu’il aurait pu faire depuis Washington) et surtout pour que personne ne puisse usurper son identité et déclencher le feu nucléaire. Pendant ce temps, des tireurs d’élite et des roquettes sol-air furent déployés aux alentours de la Maison-Blanche pour empêcher un assaut par des commandos aéroportés. La Maison-Blanche et le Capitole, siège des institutions démocratiques furent immédiatement évacués.
C’est le propre des empires maintenus par la force que de craindre les coups d’État militaires. Pourtant cette dimension n’est pas intégrée dans notre représentation de l’Amérique. Quoi qu’il en soit, nous avons cherché quelles pouvaient être les factions susceptibles d’inquiéter le président Bush. Nous présentons dans cette livraison une étude sur les Special Forces Underground (Forces spéciales clandestines), un réseau terroriste qui s’est développé au sein du stay-behind et qui entretient des relations entre autres avec Ben Laden. Ce réseau n’en est pas à son premier coup contre l’État fédéral puisqu’il est impliqué aussi bien dans l’assassinat du président John F. Kennedy que dans l’attentat terroriste d’Oklahoma City. Il est bien connu de la famille Bush et du milieu des pétroliers texans qui l’ont soutenu financièrement par le passé et ont eu recours à ses services.
On observera d’ailleurs qu’au lendemain du 11 septembre, aucun des dirigeants des quarante agences de renseignement US n’a été sanctionné malgré la faillite patente des services. Au contraire, une batterie de nominations et de mutations a été annoncée à l’état-major. Aucun officier supérieur n’a été arrêté pour trahison au profit des Islamistes ou conjuration avec eux, mais un compromis a été trouvé : ils voulaient un nouvel ennemi, ils voulaient leur guerre : ils l’auront. Et dans cette guerre, les agents d’hier seront les cibles de demain.
Ces mécanismes n’ont pas échappé à l’agence Reuters : si celle-ci n’a pas relaté les conflits internes de l’appareil militaire US, elle a décidé de ne plus employer dans ses dépêches le mot " terroriste " pour désigner les frappes et leurs auteurs. Car ce mot induit à tort l’idée que ces auteurs et commanditaires seraient tous extérieurs à l’État.
Au-delà de l’effroi qui a saisi le président Bush face à des frappes de si grande ampleur, nous devons analyser l’usage politique qui en est fait. Ces attaques n’étaient pas faites pour être revendiquées, mais pour impressionner. Malgré la désignation publique d’Oussama Ben Laden comme ennemi n°1, nous ne savons toujours pas son degré de responsabilité. Comme toutes les polices du monde prises en flagrant délit d’incompétence, le FBI fait du zèle. Quelques heures après les attentats, il publiait une liste nominative des pirates de l’air. Elle était établie à partir de deux critères : les identités réelles des passagers figureraient sur les listes d’embarquement des compagnies aériennes et les pirates de l’air seraient des ressortissants de pays arabes. Des noms étaient ainsi désignés à la vindicte publique. On sait aujourd’hui que des identités étaient usurpées, on relève que rien ne permet d’affirmer que les assaillants étaient tous étrangers, encore moins qu’ils étaient tous arabes. Comme la cellule élyséenne arrêtant les Irlandais de Vincennes, le FBI accumule la découverte de pièces à conviction sujettes à caution, comme ce passeport d’un supposé pirate de l’air retrouvé intact après l’effondrement d’une tour du World Trade Center. Cette mise en scène peut calmer l’angoisse de l’opinion publique américaine, elle ne saurait suffire aux chancelleries occidentales qui réclament des preuves tangibles et des éclaircissements avant de s’engager militairement.
Ben Laden : coupable peut-être, alibi sûrement
Peu importe, la culpabilité d’Oussama Ben Laden, qu’elle se vérifie ultérieurement comme c’est probable ou non, offre une opportunité politique, car elle permet à la fois de mettre en cause le régime taliban et le recours au terrorisme par certains mouvements de libération.
Voici plusieurs mois que les Anglo-Américains ont lâché la secte des Taliban et décidé de renverser leur régime. Un plan militaire a été établi à la mi-juillet et l’opération a été programmée pour la mi-octobre. Ces éléments, qui sont des secrets de polichinelle, ont été confirmés par Niaz Naik, ancien ministre pakistanais des Affaires étrangères et par divers diplomates en poste (cf. US planned attack on Taleban, BBC, 18 septembre, et Secret memo reveals US plan to overthrow Taleban regime, The Guardian, 21 septembre). Les forces navales britanniques étaient d’ailleurs pré-positionnées sur zone avant que les attentats du 11 septembre ne permettent de le justifier. Selon M. Naik, ce plan prévoyant le rétablissement du roi Zahir Shah, malgré son âge canonique ; le SIS pakistanais était prié de régler le problème Massoud, ce qui fut fait. Mais le projet initial d’opération militaire était jugé insuffisant par une partie de l’état-major US.
On se réjouira certainement de la libération des Afghans du joug de la secte des Talibans, bien que nous sachions que cette sollicitude anglo-américaine n’a rien de philanthropique. L’action militaire vise à garantir le passage vers l’océan Indien du pétrole du Turkménistan. La chasse à Ben Laden est surtout un alibi romantique qui convainc les opinions publiques sans débat supplémentaire.
La guerre au terrorisme
Le second objectif militaire US sera " la guerre au terrorisme ". Cette fois, l’alibi Ben Laden ne tardera pas à devenir encombrant. En effet, les États-Unis n’ont pas fait appel à leurs alliés pour riposter à l’attaque qu’ils ont subie, pour éliminer les auteurs des attentats du 11 septembre, mais pour lutter contre tous les groupes, n’importe où dans le monde, qui ont recours à des méthodes terroristes (cf. Destroy the Network, Henry Kissinger, The Washington Post, 11 septembre).
Ce glissement s’accompagne d’un discours démonologique qui peut être ainsi résumé : ceux qui ont perpétré les crimes du 11 septembre incarnent le Mal absolu, or ils voulaient nous contraindre à nous renier et à abandonner notre mode de vie et le système qui le fonde, donc nous incarnons le Bien absolu. Une fois que ces catégories religieuses sont admises, il devient possible de se consacrer à une " monumentale bataille du Bien contre le Mal " (Georges W. Bush).
Après l’effondrement de l’URSS et une décennie de répit, le manichéisme est de retour. Une nouvelle fois, le monde est partagé en deux. Henry Kissinger nous explique : " L’Amérique et la démocratie ne doivent pas seulement relever un défi, mais une opportunité. Ayant renversé les grandes menaces militaires et idéologiques de la dernière moitié du siècle [le nazisme et le communisme], nous devons maintenant maîtriser ce péril plus indirect mais plus insidieux et le transformer en une égale victoire décisive " (A war to free the future from fear, Henry Kissinger, The Daily Telegraph, 16 septembre).
Bien sûr, le terrorisme n’est en soi ni une menace militaire, ni une idéologie. C’est uniquement une forme d’action. On peut en discuter l’efficacité et la moralité, comme on peut le faire des actions militaires conventionnelles. Mais ceux qui admettent que l’on peut avoir de bonnes raisons de faire la guerre doivent admettre pareillement que l’on peut en avoir aussi pour recourir au terrorisme. En fait, cette méthode n’est utilisée que par ceux qui n’ont pas d’autres moyens militaires à leur disposition, dès lors " lutter contre le terrorisme " veut seulement dire museler les pauvres.
Dans un rapport annuel (Patterns of Global Terrorism), le Département d’État liste les groupes terroristes susceptibles de menacer des intérêts ou des ressortissants américains. Il en a identifié une trentaine, dont un tiers seulement sont islamistes. Les autres se réclament d’autres religions, de nationalismes ou de diverses formes de communisme. D’ores et déjà des opérations militaires sont planifiées pour " neutraliser " aussi bien le PKK kurde que le MRTA péruvien. Pour l’heure, les cibles prioritaires sont exclusivement islamistes. Cette restriction provisoire s’explique d’abord par l’usage qui est fait pour agir de l’alibi Ben Laden ; surtout, elle vise à effacer les preuves du forfait et à stabiliser l’Empire. Les militaires fondamentalistes qui poussent à cette nouvelle guerre sont ceux-là même qui entraînèrent et armèrent contre l’URSS les réseaux islamistes en général et les Afghans en particulier. Pour s’assurer la maîtrise globale de la planète, ils doivent maintenant éliminer leurs agents d’hier.
Cette " Guerre sainte américaine ", comme la nomme sans pudeur l’ancien secrétaire à la Défense, William Cohen (American Holy War, in Washington Post, 12 septembre), cette " croisade ", comme la nommait Georges W. Bush avant de se raviser, est celle de deux fondamentalismes : d’un côté des Islamistes, de l’autre des Puritains tout aussi fanatiques, militants de la John Birch Society et du Klu Klux Klan. L’establishment anglo-américain cherche son unité en synthétisant " le choc des civilisations " imaginé par Samuel Huntington et une politique impériale classique.
Bigoterie et nationalisme
Pour faire face à une barbarie qu’ils ne comprennent pas, les Américains se raccrochent au nationalisme et à la religion, qui sont les deux fondements de leur régime. On pleure, on prie, on s’applaudit. Toutes les cathédrales résonnent de psaumes, entonnés par des élus lors de cérémonies œcuméniques sur fond de bannières étoilées.
Ce n’est pas manquer de respect pour la douleur et le désarroi que de s’inquiéter de l’exportation de ce modèle. Presque tous les gouvernements du monde se sont crus obligés d’exprimer au plus vite leur solidarité avec les USA et de condamner les frappes de crainte d’être assimilés à des complices et de devoir endurer des représailles. Yasser Arafat, pour manifester sa bonne foi, a donné son sang. La plupart des leaders ont imité le comportement des Américains et organisé des minutes de silence et des cérémonies œcuméniques.
Ce n’est pas ignorer les efforts des dirigeants des grandes confessions pour éviter la guerre de religion que de s’inquiéter de la participation des dirigeants français à ce concert de cantiques. Encourageons l’œucuménisme, mais ne mélangeons pas foi et politique. Car précisément, ce ne sont pas les querelles théologiques qui suscitent les guerres de religion, mais le mélange des genres.
Au passage, notons que les catholiques découvrent enfin que le Bloc communiste ne s’est pas effondré parce que Jean-Paul II invoquait la Vierge de Fatima, mais parce que des Islamistes, soutenus par les Américains, infligèrent une sévère défaite à l’Armée rouge.
L’establishment non gouvernemental français a choisi quant à lui, derrière Jean-Marie Colombani, de scander " Nous sommes tous Américains ! ". Un mot d’ordre bien vague, inspiré du " Nous sommes tous des Juifs allemands ! " du Comité des intellectuels antifascistes des années trente. Alors, levons les quiproquos : " Nous sommes tous des victimes américaines des attentats " et aussi " Nous sommes tous des femmes afghanes ", et ainsi de suite. Notre compassion pour ceux qui souffrent ne saurait être manipulée pour absoudre la politique extérieure des États-Unis, mélange étrange d’initiatives généreuses et de crimes abominables.
Dans cette période où les États-Unis séparent le Bien du Mal, nous nous efforcerons de rappeler que la liberté, ce n’est pas adhérer à une vision simpliste du monde, mais c’est comprendre, élargir les options et multiplier les nuances.
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