Présidence de M. Paul Quilès
Le Président Paul Quilès a accueilli M. François Descoueyte, ambassadeur en Ouganda de janvier 1994 à décembre 1997. Il a rappelé qu’il était entré en fonction au moment où les événements rwandais prenaient une tournure tragique puisque les premiers mois de sa nomination coïncidaient avec les difficultés de mise en application des accords d’Arusha et avec la montée incontrôlée des tensions ethniques qui ont abouti, après l’assassinat du Président Habyarimana, aux massacres et au génocide. Son audition permettra d’appréhender l’influence que le Président Museveni a pu exercer sur le déroulement de la crise, dans les mois qui ont précédé le génocide, en ce qui concerne notamment l’application des accords d’Arusha et la mise en place du gouvernement de transition à base élargie.
M. François Descoueyte a indiqué que, vu depuis Kampala, trois éléments semblaient avoir joué un rôle important dans la crise rwandaise : la politique intérieure de l’Ouganda, ses relations avec le Rwanda et la politique des principaux acteurs de la communauté internationale.
S’agissant de l’Ouganda, il convient de garder à l’esprit la descente aux enfers qu’a connue ce pays pendant une décennie, de 1975 à 1985, sous les régimes d’Amin Dada et d’Obote. Le bilan de cette période est estimé à 800 000 morts et à une division par quatre de la production économique du pays. C’est seulement en l’an 2000, d’après les calculs économétriques, que le pays retrouvera le niveau de revenu par tête qu’il avait atteint lors de son indépendance en 1962.
Dans ces conditions, l’arrivée au pouvoir du Président Museveni en janvier 1986, après cinq ans de guérilla, a été vécu par beaucoup d’Ougandais, sauf au nord - la région d’où étaient originaires les détenteurs du pouvoir précédent- comme une libération et comme le début d’un renouveau : stabilité politique, croissance économique rapide, de l’ordre de 5 à 7 % par an, progrès incontestables des droits de l’homme individuels par rapport à la période antérieure et par rapport aux pays voisins. Ainsi s’expliquent les jugements contrastés qui ont pu être portés sur l’Ouganda et son gouvernement car la performance de développement récente de l’Ouganda est l’une des meilleures d’Afrique, mais le pays n’en reste pas moins l’un des moins avancés du monde comme presque tous ces voisins. On ne saurait donc ni sous-estimer, ni surestimer ce pays de 20 millions d’habitants dont les relations économiques et culturelles avec la France ne cessent du reste de se développer.
C’est de la période sombre de l’histoire contemporaine de l’Ouganda, vécue dans l’indifférence de la communauté internationale -CNN n’existait pas à l’époque- que datent les liens inextricables noués entre le Président Museveni, et son mouvement du NRM, et les plus dynamiques des réfugiés tutsis rwandais qui se regrouperont plus tard dans le FPR. Les rescapés des massacres de Tutsis de 1959 à 1962 au Rwanda se sont en effet réfugiés nombreux en Ouganda, en particulier dans l’ouest du pays, dans la région de l’Ankole où existent des similitudes de structures sociales avec le Rwanda, les Tutsis ressemblant fort aux Bahima qui y vivent tandis que les Hutus sont plus proches des paysans de cette région
Ces Tutsis réfugiés et leurs enfants, souvent très jeunes, ont été persécutés sous le régime Obote qui en avait fait les boucs émissaires de ses difficultés. Ils étaient pourchassés, désignés à la vindicte publique dans cette époque sombre de l’histoire du pays. Ils étaient également empêchés de retourner au Rwanda par le régime Habyarimana qui considérait qu’il n’y avait pas assez de place pour cette minorité agissante et encombrante dont les ambitions étaient évidentes. Les Tutsis les plus énergiques n’avaient donc d’autre choix que de s’enrôler dans la guérilla du Président Museveni et de prendre le maquis. Ils ont ainsi représenté jusqu’à un quart des cadres -et non pas des effectifs de base- et des officiers de l’Armée de résistance nationale où ils se sont signalés comme étant parmi les plus combatifs.
Dès la prise de pouvoir par le Président Museveni, les cadres tutsis rwandais font valoir leurs qualités et atteignent des positions importantes, non seulement dans l’armée et l’administration ougandaises mais aussi dans les affaires. Leurs succès éveillent la jalousie, notamment à Kampala et dans la région centrale du Buganda où les habitants se mettent à critiquer -la presse de cette époque en fait état régulièrement- ce qu’ils appellent la " mafia tutsie ".
En janvier 1990, vient en discussion au Parlement ou à ce qui en tenait lieu, le Conseil national de la résistance, une loi sur la propriété des terres qui interdit l’acquisition, même à titre onéreux, de terres ougandaises par des étrangers. Le Président Museveni est, à l’époque, accusé, notamment par la population bugandaise et l’opposition politique de l’époque, de favoriser la minorité tutsie rwandaise. Il cherche à se débarrasser de ces accusations en limogeant des responsables tutsis, à commencer par Fred Rwigyema, vice-ministre de la Défense, le titulaire du portefeuille de la défense étant par tradition le Président. C’est alors que les Rwandais tutsis qui estimaient avoir droit à la reconnaissance des populations ougandaises pour la part qu’ils avaient prise à la lutte de libération, comprennent avec amertume, -cela se voit très bien dans les nombreux propos tenus par Kagame ultérieurement- qu’ils ne seront jamais chez eux en Ouganda.
Les plus décidés d’entre eux se rendent compte que leurs postes de commandement dans l’armée vont leur être retirés et que bientôt, ils n’auront plus les moyens de mettre en oeuvre la seule solution qu’ils estiment leur rester : l’invasion par les armes de leur propre pays. Ils déclenchent alors la première attaque sur Kagitumba. Elle est fort mal préparée, décidée à la va-vite, et déclenchée précipitamment le 1er octobre 1990, alors que Museveni et Habyarimana se trouvent à New York.
M. François Descoueyte a tenu à souligner -et cela a été rarement mis en valeur dans les commentaires sur l’origine de la crise- que cette attaque du FPR sur le Rwanda, n’était qu’une face de la médaille, l’autre face étant que ses membres avaient été poussés dehors par l’Ouganda. Le Président Museveni, en effet, n’avait rien à perdre. Que le FPR gagne ou perde, il avait réglé un problème de politique intérieure, potentiellement dangereux, en se débarrassant des Tutsis rwandais. Dans tous les témoignages de première main concernant les discussions du FPR avec le Président Museveni à l’époque, le message que répète le Président ougandais est que certes, ils sont libres de partir et qu’il ne fera rien pour les retenir, mais qu’une fois partis, il n’est pas question qu’ils reviennent.
La communauté internationale a eu bien des difficultés à comprendre la dynamique des événements, quand bien même elle y portait intérêt. Ses réactions ont été fondées sur des principes : l’inviolabilité des frontières, le règlement pacifique des différents, le non-recours à la force. Ils ont certes, toute leur valeur. Ce sont ceux de la charte des Nations unies mais, sur le terrain, les protagonistes, même s’ils les connaissaient, ne les avaient pas pour autant intériorisés. Dans la région des Grands Lacs, le recours à la force est bel et bien la première solution qui vient à l’esprit des responsables de tous bords. Cette vision, à l’opposé du droit international, est à l’origine des nombreux malentendus entre la communauté internationale -la France, les Etats-Unis et d’autres puissances mondiales- et les dirigeants de la région quels qu’ils soient. Il est essentiel d’insister sur la difficulté pour la communauté internationale de transposer ses valeurs et ses grilles de lecture dans un milieu situé presque aux antipodes, en termes de développement économique et social par rapport aux principales puissances mondiales.
M. François Descoueyte a indiqué que ces précisions lui étaient apparues indispensables pour tenter de situer les responsabilités dans le déroulement des événements et pour tirer du drame rwandais quelques leçons pour l’avenir.
S’agissant des responsabilités, la première incombe aux acteurs politiques et opérationnels des massacres, même si la peur a joué un rôle des deux côtés. En second lieu, les Etats voisins sont responsables pour avoir soutenu des deux côtés une solution de force dont ils avaient gravement sous-estimé les conséquences catastrophiques. Certes, la France n’avait pas non plus prévu le génocide mais elle avait répété les avertissements sur la gravité des violences qui risquaient d’être déclenchées par une approche militaire. Celui-ci jurait, à l’époque, qu’il ne lui faudrait pas huit jours pour arriver à Kigali, ce qui était militairement raisonnable, mais aussi qu’il y serait accueilli à bras ouverts par la population, enfin libérée de la dictature d’Habyarimana. Ses membres se sont sans doute piégés eux-mêmes en adhérant à leur propre propagande de guerre. Il a indiqué que lors de sa dernière conversation avec le Président Museveni sur le Rwanda, il y a près d’un an, celui-ci avait conclu la conversation en disant que, dans la crise rwandaise, tout le monde avait fait des erreurs, y compris lui-même.
Enfin, il a estimé que la communauté internationale avait également une responsabilité, celle de n’avoir pas réussi à empêcher le génocide. Cette responsabilité n’est pas du même ordre que celle d’avoir perpétré des massacres, ni même d’avoir soutenu, plus ou moins aveuglément, ou laissé faire les partisans de la force. Au Rwanda, comme dans l’ex-Yougoslavie, la logique qui prévalait à l’époque de la crise était celle du " qui n’est pas pour moi est contre moi ". Dans une telle situation, il n’y a pas à proprement parler, une fois que le fossé du sang s’est élargi, d’espace de médiation ou de neutralité, comme un responsable d’ONG humanitaire l’a bien dit : " il n’y avait plus, à une époque, d’espace humanitaire ".
En tentant, presque seule, l’impossible, la France a exprimé sa solidarité avec les peuples africains, plus profonde que dans tout autre pays extérieur au continent. Elle n’a pu, à elle seule, changer le cours des événements qui s’inscrivaient dans un long cycle de violences intergénérationnelles et réciproques entre les groupes concernés.
Il a considéré qu’à long terme, la solution passait dans la région des Grands Lacs par l’intégration économique régionale, par ce que Jean Monnet et les fondateurs de l’Europe ont appelé la communauté d’intérêts. Ce sera l’affaire, dans cette région des Grands Lacs, d’une, deux ou plusieurs générations. La France peut y aider en soutenant l’intégration d’au moins trois ensembles économiques viables en Afrique subsaharienne, l’ouest, le sud et l’est du continent.
Par ailleurs, les pays développés doivent approfondir leur réflexion, leur connaissance de l’ensemble des régions africaines avec lesquelles ils ne sont pas familiarisés. Il s’agit d’affirmer clairement la primauté des droits de l’homme individuels sur la forme des institutions démocratiques qui varient nécessairement en fonction du degré de développement économique et social du pays. Dans le couple droits de l’homme individuels et démocratie, il a estimé que le premier terme était plus important que le second, notamment le droit à la vie qui, dans cette région, était encore des plus précaires. L’information réciproque est donc très importante et il est fondamental de maintenir les contacts avec toutes les parties. Telles étaient ses instructions quand il est parti pour l’Ouganda le 7 janvier 1994. Le 4 juillet, il était dans le bureau du Président Museveni avec Kagame qui était de passage à Kampala où il était venu la veille de la chute de Kigali tant il était sûr de son fait. Il a été le premier officiel français à retourner à Kigali, le 6 août, après le changement de régime pour négocier la réouverture progressive de notre ambassade.
M. François Descoueyte a souligné que de 1991 à 1994, les Présidents français et ougandais ne s’étaient pas rencontrés et qu’il avait par conséquent tout mis en oeuvre, en Ouganda comme à Paris, pour faire en sorte que les deux Présidents se rencontrent, considérant que quel que soit le contenu du dialogue, il était important qu’il soit établi, tant au niveau présidentiel que ministériel. Aucun ministre français de la coopération, bien que trois d’entre eux l’aient assuré qu’ils allaient le faire, n’a visité cette région des Grands Lacs depuis plus de cinq ans. Or, il est important d’aller sur place pour comprendre.
Il a insisté sur l’importance du rôle joué par la communication dans une crise comme celle du Rwanda. Il fut un temps où toutes les informations sur cette crise étaient disséminées par deux canaux : Reuter et CNN. La France doit fournir un effort pour faire monter en puissance ses propres canaux de communication et pour tenter d’influencer ces canaux primordiaux dans le monde anglophone que sont Reuter et CNN. La communication appelle donc un effort particulier, ne serait-ce qu’en termes de contre-désinformation car le monde était plongé au sujet du Rwanda dans une atmosphère de propagande de guerre.
Enfin, il a considéré que, dans le cas d’une crise à grande échelle, comme au Rwanda ou en ex-Yougoslavie, impliquant des dizaines de milliers de combattants, la condition d’une action efficace, à supposer qu’elle soit possible, résidait dans l’action massive et commune des principales puissances mondiales : plus de coopération serait donc également souhaitable.
Le Président Paul Quilès a fait part de l’intérêt particulier qu’il avait porté aux propos de l’intervenant, notamment pour son analyse des raisons ayant conduit le FPR à déclencher son offensive. A ce propos, il a demandé des explications complémentaires sur la loi ougandaise de janvier 1990 limitant l’achat de terres par des étrangers.
M. François Descoueyte a précisé que cette loi avait fait l’objet d’une longue discussion au Parlement en janvier 1990 et qu’elle reflétait une situation de rejet des Tutsis rwandais par la société, sinon ougandaise en général, du moins bagandaise. Il a rappelé que la société ougandaise de la région centrale de Kampala tenait la clef du pouvoir politique en Ouganda et que le Président Museveni ne pouvait pas gouverner uniquement avec l’appui de l’ouest, sa région. Sachant que le nord lui était hostile, il lui fallait absolument avoir au moins une petite majorité dans la région du centre, l’est étant divisé par moitié entre les partisans du régime actuel et l’opposition. A cette époque, il commençait à préparer les élections à l’assemblée constituante, les premières élections, " démocratiques " qui aient eu lieu en Ouganda depuis la prise du pouvoir par le NRM en 1986. Il devait commencer à réfléchir aux campagnes électorales, des élections présidentielles et législatives ayant eu lieu ensuite.
Le Président Paul Quilès a souhaité connaître quelle avait été l’attitude de l’Ouganda à l’égard du génocide, notamment quelles avaient été les positions publiques prises à ce sujet par les autorités ougandaises et quel jugement les Ougandais avaient porté sur l’opération Turquoise.
M. François Descoueyte a indiqué que les contacts qu’il avait eus avec les différents protagonistes avant le 6 avril 1994, notamment avec les responsables du FPR qui se trouvaient pour la plupart à Kampala, montraient bien que l’on était dans une logique de guerre et que l’espoir de sortir de cette logique s’amenuisait de jour en jour. Il a souligné que l’idée même de partage du pouvoir ne venait pas naturellement aux responsables politiques de cette région. Sitôt l’attentat du 6 avril, le Président Museveni a pris l’initiative de réunir les ambassadeurs américain, britannique et français, une à trois fois par semaine pendant le mois d’avril, pour obtenir la compréhension de la communauté internationale. Etaient également présents à la plupart de ces réunions le secrétaire général du FPR, l’ambassadeur du Rwanda, aujourd’hui réfugié en France, et le médiateur tanzanien, dit " facilitateur ".
L’idée développée par le Président Museveni était d’éviter à tout prix que la crise rwandaise, par effet de dominos, ne contamine toute la région et dégénère en un affrontement, entre des troupes notamment françaises, et le FPR ou les forces ougandaises. Cette attitude a été constante. Le leitmotiv du Président Museveni était d’éviter l’escalade et la contagion. A chaque occasion, il lui était rappelé que la France n’était l’ennemi de personne et qu’elle n’avait nullement l’intention de faire la guerre à qui que soit. Cette position a été également expliquée au FPR qui avait du mal à la croire.
L’une des grandes obsession du FPR étant à l’époque de savoir si son gouvernement serait reconnu par la France, après la prise de Kigali, M. François Descoueyte a indiqué qu’il avait été amené à expliquer que la pratique française n’était pas, à la différence de la pratique américaine, de reconnaître les gouvernements mais les Etats et que si le FPR arrivait au pouvoir dans la capitale, il serait, ipso facto, considéré par la France comme le gouvernement du Rwanda. Le FPR craignait que la France ne se mette en travers de sa conquête du pouvoir.
Il a alors évoqué les conditions dans lesquelles il avait, le 4 juillet, participé à une rencontre entre le Président Museveni et le Major Kagame. Le 3 juillet 1994 au soir, il a reçu un appel téléphonique du Président Museveni qui lui a expliqué qu’il venait de voir sur CNN que des soldats du FPR avaient tiré sur les troupes françaises de l’opération Turquoise. Le Président lui a déclaré : " C’est inacceptable. Kagame est aujourd’hui à Kampala. Je le verrai demain. Je vais lui dire qu’il n’est pas question que ce genre de chose se reproduise ". M. François Descoueyte a alors suggéré au Président Museveni de l’inviter à cet entretien avec celui qu’on appelait déjà l’homme fort du Rwanda. Bien qu’anecdotique, la discussion permet de comprendre les attitudes de l’un et de l’autre. Le Président Museveni revenait de Paris où avait été organisée la première rencontre depuis trois ans entre le Président Mitterrand et lui, à l’issue de laquelle il avait accepté la publication d’un communiqué disant qu’il n’avait pas d’objection à l’opération Turquoise, dans la mesure où celle-ci resterait dans les limites de son mandat strictement humanitaire et serait rapatriée dans un délai de deux mois. Au cours de la rencontre du 4 juillet, le Président Museveni a fait mine de vendre l’opération Turquoise à Kagame. Il expliquait que cette zone humanitaire était une bonne chose et qu’il serait bien utile qu’une puissance accepte d’assurer cette mission au sud-Soudan. Il exposait à Kagame qu’il n’avait aucune raison d’adopter une attitude hostile dans la mesure où l’opération s’en tenait strictement au mandat défini.
La discussion sur les conditions du cessez-le-feu qui a suivi ces propos liminaires a permis à M. François Descoueyte d’observer la différence de comportement des deux hommes. Museveni ayant commencé à dessiner sur un papier une ligne de cessez-le-feu, Kagame a précisé que pour envisager d’instituer cette ligne en deçà de la frontière du Zaïre, il faudrait deux conditions : d’un point de vue militaire, elle devait être géographiquement facile à tenir -rivière, ligne de crêtes, accident naturel quelconque- ; d’un point de vue politique, il devait, pour appliquer le cessez-le-feu, avoir en face de lui un interlocuteur responsable. Or, il a émis les plus extrêmes réserves sur les capacités du gouvernement intérimaire à faire appliquer ces décisions. Dans ces conditions, il envisageait de poursuivre son action jusqu’à la frontière du Zaïre. Le Président Museveni est alors intervenu : " Ne dites pas cela à l’ambassadeur de France ". Il était clair que Kagame s’était montré assez direct, tenant des propos marqués par une franchise parfois abrupte, alors que Museveni apparaissait comme un politicien beaucoup plus habile et plus soucieux des réactions de la communauté internationale ; il a d’ailleurs réussi à se faire une réputation internationale flatteuse.
Afin de permettre à la mission de mieux cerner la personnalité du Président Museveni, M. François Descoueyte a relaté un entretien qu’il avait eu avec lui à l’issue de sa dernière rencontre avec le Président Jacques Chirac. Comme il lui demandait pour quelle raison il n’avait pas parlé très franchement au Président français de ce qui se passait au Zaïre, le Président Museveni lui a répondu que c’était sans doute dû à son absence de relations avec les autorités françaises au moment de sa guerre secrète, qui ne permettait pas d’établir aujourd’hui un climat de confiance dans les échanges.
M. François Descoueyte a noté au passage que les rapports avec l’ANC ou la SWAPO étaient actuellement plus empreints de confiance dans la mesure où la France les a soutenus à l’époque de leurs luttes, ce qui n’a pas été le cas avec le Président Museveni en Ouganda. Cette tradition de confiance dans les moments difficiles n’existant pas, il convient désormais de la bâtir de manière plus normale et plus classique, dans les relations entre Etats.
Il a précisé que le Président Museveni voulait à tout prix éviter de se trouver en position antagonique avec la France à propos de l’opération Turquoise. Contrairement aux Rwandais qui soupçonnaient la France d’intentions hostiles, il accordait crédit aux promesses françaises, compte tenu de son expérience des relations franco-ougandaises. Il n’était pas autrement préoccupé d’un quelconque dérapage de l’opération Turquoise. Il était conscient que ce genre d’opération impliquant un millier d’hommes sur un terrain où évoluaient 30 000 soldats du FPR ne pouvait être que temporaire. Les entretiens avaient alors pour objet de faire connaître à Paris son attitude et ses réflexions sur le conflit. S’il n’a jamais admis son soutien au FPR, c’est essentiellement parce qu’il réglait ainsi une question intérieure en appuyant indirectement le départ des Tutsis rwandais d’Ouganda. M. François Descoueyte a indiqué qu’il avait pu vérifier ce dernier point à l’occasion d’entretiens avec son collègue ambassadeur des Etats-Unis avec qui il confrontait ses notes concernant des questions identiques posées au Président Museveni et dont les réponses comportaient parfois des nuances importantes.
Il a souligné que ce comportement découlait d’une différence de culture dont il ne faut pas se formaliser trop rapidement. La distinction entre l’imagination et la réalité n’est pas si claire dans cette région. La région des Grands Lacs est culturellement dominée par le paganisme bien que les statistiques fassent état d’une population christianisée à 90 %. Or les travaux de sciences sociales montrent, sans qu’il y ait là aucun jugement de valeur, que le paganisme est différent du christianisme dans la mesure où il identifie rapports de force et rapports de sens. Il n’y a donc pas de place pour un troisième terme arbitre qui serait moral ou éthique. Il s’agit de références profondément et objectivement différentes de celles des principaux acteurs de la communauté internationale.
M. Pierre Brana a souhaité savoir si le Président Museveni et l’ambassadeur des Etats-Unis avaient des contacts particuliers et si ce dernier avait eu un rôle spécifique. Evoquant le contenu des télégrammes diplomatiques qui indiquent que, sous l’influence du FPR, l’Ouganda insistait beaucoup pour que la MINUAR ne soit pas confondue avec la MONUOR, il a demandé à l’intervenant comment il expliquait cette insistance.
M. François Descoueyte a rappelé que les Etats-Unis, étant la première puissance mondiale, avaient une position spécifique, ce qui expliquait que l’ambassadeur des Etats-Unis ait partout un rôle un peu particulier. Toutefois, son influence sur les décisions et le comportement du Président Museveni était limitée, ce dont les Américains se sont progressivement aperçus. Les dirigeants africains possèdent un véritable talent politique. N’ayant guère de ressources financières et peu de capacités militaires, ils sont forcément dépendants de l’extérieur. Mais ils ont la capacité d’influencer les décisions de partenaires beaucoup plus puissants qu’eux. Il faut se souvenir qu’à l’époque de Machiavel en Europe, la région des Grands Lacs connaissait déjà des Etats constitués. Il ne s’agissait pas des sociétés horizontales, par classe d’âge que l’on trouve ailleurs en Afrique et aussi en Ouganda au nord et à l’est, mais bien de théocraties militaires avec un appareil d’Etat et un système de renseignement. Il existe donc dans cette région une longue tradition de sophistication dans le maniement d’un appareil d’Etat, fût-il très modeste par rapport à ceux des grandes puissances.
Le Président Museveni a probablement pu manipuler les Etats-Unis. Il faut comprendre qu’il est avant tout un leader nationaliste qui se bat pour l’intérêt de son pays et qui se distingue, en ce domaine notamment, des dictateurs à tendance familialiste ou tribaliste. Il n’est pas pour autant un idéaliste avant tout préoccupé de la Charte des Nations Unies. L’erreur qu’il a commise dans la crise rwandaise a été de se soucier assez peu des conséquences qu’aurait au Rwanda, l’expulsion de cette minorité agissante tutsie qui le gênait en politique intérieure.
Les Américains ont attaché une grande importance à l’Ouganda en raison de sa frontière avec le Soudan qui en fait un cordon sanitaire avec l’Ethiopie et l’Erythrée. Les intérêts américains d’endiguement du Soudan et ceux du Président Museveni concordaient puisqu’en Ouganda, la seule véritable menace militaire est au nord, constituée non seulement par le Soudan, mais aussi par une rébellion soutenue par le Soudan. Il y avait donc coïncidence objective entre les intérêts américains et ougandais. Les Américains ont cru pouvoir affirmer leur influence en apportant à l’Ouganda une aide militaire qui était destinée au nord et non à l’ouest. Lorsqu’ils se sont aperçu qu’une partie de cette aide militaire était détournée de son objectif, ils ont commencé à tirer le signal d’alarme. Pendant toute la crise zaïroise, il est apparu clairement que les Américains délivraient avertissement sur avertissement au Président Museveni pour faire en sorte qu’il n’intervienne pas aux côtés des troupes de Kabila. Tout le monde sait depuis qu’il l’a fait avec des effectifs limités et pour une brève période, ce qui a été officialisé par le chef d’état major devant le Parlement ougandais. Il a refusé de l’admettre devant Mme Allbright et devant le Président Chirac, comprenant bien que ce genre d’agissements serait mal compris et mal jugé. La confiance que les dirigeants concernés pouvaient lui accorder en a été réduite.
L’influence des Etats-Unis sur la politique ougandaise n’était manifestement pas aussi importante qu’ils l’auraient souhaitée. M. François Descoueyte a indiqué, à titre d’exemple, que la pression exercée par les Etats-Unis sur le Président ougandais en faveur de la démocratisation avait donné lieu à un incident diplomatique américano-ougandais.
Le Président ougandais avait alors déclaré à plusieurs reprises, et notamment en conférence de presse, que les occidentaux ne se rendaient pas compte de certaines caractéristiques de la société ougandaise et notamment d’un seuil très bas de déclenchement de la violence. Suivre les conseils de démocratisation des Américains serait irresponsable car, si les choses tournaient mal, ils évacueraient leurs ressortissants tandis que les Ougandais resteraient sur place et subiraient des violences. Par conséquent, les Etats-Unis pouvaient exprimer leur opinion mais il était hors de question que quiconque dicte au Président ougandais la conduite à tenir en politique intérieure.
A plusieurs reprises, le Président Museveni lui a demandé d’expliquer aux autorités françaises qu’il ne " roulait pas pour les Américains, ni pour personne d’autre, mais pour l’Ouganda ". Il ajoutait que la France était la bienvenue et qu’il n’avait pas l’intention de concéder un privilège aux Américains, sachant qu’ils l’abandonneraient si d’autres intérêts les appelaient ailleurs. Ses propos ont été vérifiés par la suite, notamment sur des questions économiques. Il s’agit d’un dirigeant nationaliste qui prendra l’aide d’où qu’elle vienne. Les Américains lui ont proposé beaucoup d’aide en pensant au Soudan. M. François Descoueyte a indiqué que le Président Museveni lui avait fait de nombreuses demandes de coopération civile et militaire qui ont été transmises au Département, sans réponse positive, alors que, dans le même temps, les Etats-Unis y ont donné suite. Les Américains conduisent une " Realpolitik ", visant à défendre avant tout leurs intérêts, faisant passer au second plan le soutien aux institutions internationales. C’est dans le cadre de cette politique qu’ils ont envoyé en Ouganda, au titre de la coopération militaire, des forces spéciales.
S’agissant de la MONUOR, il a précisé que la mission internationale des Nations Unies à la frontière ougando-rwandaise avait un mandat plus réduit que celui de la MINUAR et des moyens plus limités. Tous les experts ont souligné le manque de sérieux de cette mission. Il s’agissait simplement d’un signe politique. Elle n’avait aucune possibilité de contrôler la longue frontière entre le Rwanda et l’Ouganda. Jusqu’au dernier moment, elle ne disposait ni des matériels de vision nocturne, ni des hélicoptères qui lui auraient permis de remplir sa tâche. Une partie de la frontière lui était interdite. Quand elle a eu enfin des hélicoptères et qu’un pilote brésilien particulièrement courageux a survolé la zone qui lui était interdite par les accords, il a vu des camions militaires bâchés se dirigeant vers la frontière. Il a alors essuyé quelques tirs et a fait rapidement demi-tour. La MONUOR était un alibi commode pour les Ougandais. Ils pouvaient afficher les résultats négatifs de la mission. Ceux-ci n’avaient rien d’étonnant car tout se passait la nuit dans une zone non couverte par la mission. La MINUAR aurait peut-être été plus efficace.
Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr
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