Mme Marie-Hélène Aubert a rappelé les objectifs de la mission et a cité le rapport de Julien Schvartz de 1974 en estimant ses conclusions encore d’actualité. Elle a voulu savoir comment s’imbriquaient les relations diplomatiques et les intérêts des grandes compagnies pétrolières, le cas d’Elf étant particulier puisque ce fut une entreprise publique jusqu’à la réforme de 1993 et 1994. Elle a insisté sur l’autre aspect de la mission à savoir l’impact de l’activité des compagnies pétrolières sur les droits humains et l’environnement.

M. Antoine Glaser a exposé que lui-même et Stephen Smith étaient des spécialistes de l’Afrique. Aucune enquête sur le Golfe de Guinée n’évite les activités pétrolières. Lorsqu’ils ont mené des recherches pour leurs ouvrages "Ces Messieurs d’Afrique" (Tome 1), ils ont découvert que nombre d’entreprises françaises avaient un "M. Afrique", personnage incontournable souvent en position dominante. Dès 1992, ils se sont intéressés à M. André Tarallo, dont le rôle était important dans les relations franco-africaines.

Pendant longtemps, il y eut une sorte de règle non écrite : Total était implanté en Afrique du Nord et au Moyen Orient et Elf dans le reste de l’Afrique notamment dans le domaine de l’exploration. Actuellement cependant Total est implanté en Angola. La manière dont Elf a été constituée la différencie des autres compagnies opérant en Afrique, comme le montre l’entretien de M. Le Floch-Prigent, dans l’Express de décembre 1996. Ce dernier explique qu’après l’indépendance de l’Algérie, il fallait trouver un autre pôle pétrolier ; aussi dès les premières découvertes au Gabon, ce pays est-il devenu une zone protégée et privilégiée où en pleine guerre froide, les services secrets et le monde pétrolier français s’accordaient pour conserver un bastion pétrolier.

C’est le point de départ de l’action particulière d’Elf en Afrique et dès cette époque se constitue un Etat dans l’Etat ce qui est facilité par la taille des pays d’implantation d’Elf : le Gabon a moins d’un million d’habitants, le Congo en a deux millions et demi. Elf est amenée à faire la trésorerie de l’Etat, à gérer sa vie politique et sécuritaire. En Angola, la situation est différente.

Au moment de la privatisation d’Elf Aquitaine, il a été expliqué qu’Elf Congo et Elf Gabon ne seraient pas totalement privatisées et que l’Etat français gardait un droit de regard. Elf Congo a été récupérée à 100 % par Elf, car l’Etat congolais a vendu la part de 25 % qu’il détenait mais le Gabon dispose toujours de 25 % dans Elf Gabon. Ces deux filiales africaines ne sont pas soumises à la privatisation d’Elf.

M. Stephen Smith a exposé que Total avait joué un rôle très important du temps de l’apartheid car elle est restée présente en Afrique du Sud à cette période. Il s’est demandé dans quelle mesure les compagnies pétrolières avaient un comportement atypique par rapport à celles des autres secteurs. Ainsi une grande maison de négoce qui fait le commerce du café ou du cacao en Côte d’Ivoire a un comportement assez proche de celui d’une compagnie pétrolière comme Elf au Gabon. Les compagnies pétrolières françaises agissaient-elles de façon différente de leurs homologues étrangères ? Est-ce qu’Elf au Gabon ne ressemble pas à Chevron en Arabie Saoudite ou à Shell au Nigeria ? En Angola on ne peut savoir s’il existe une exception française car Elf y est implantée mais les deux tiers du marché sont tenus par les compagnies américaines comme Chevron.

La perméabilité entre Elf et le ministère des Affaires étrangères lui a paru étonnante : une même personne pouvant être détachée du ministère des Affaires étrangères, être intégrée comme directeur des affaires internationales d’Elf et revenir ensuite dans ce ministère en acquérant de l’avancement. La compagnie pétrolière devient en quelque sorte une délocalisation de l’Etat. Les relations entre l’Etat français et la compagnie Elf avant sa privatisation ne lui ont pas semblé différentes de celles entretenues par l’Etat gabonais avec Elf Gabon. M. Le Floch-Prigent avait sûrement plus de poids que le ministre de l’Industrie de l’époque en France. Il en allait de même du Directeur général d’Elf Gabon.

La privatisation incomplète des deux filiales Elf Gabon et Elf Congo pose un problème dans les relations entre l’actuel Président-Directeur Général d’Elf Aquitaine, qui estime Elf Congo entièrement privatisée, et le Président de la République du Congo qui n’a visiblement pas compris les conséquences de la cession opérée des 25 % que détenait l’Etat congolais.

M. Roland Blum a voulu savoir si l’interpénétration entre les compagnies pétrolières, la diplomatie, la politique, les partis politiques, les services spéciaux et les réseaux quels qu’ils soient, n’était pas une spécificité française et si, à l’arrivée de la gauche au pouvoir, on avait remplacé les équipes.

M. Pierre Brana a estimé que toutes les sociétés en position dominante avaient tendance à se conduire comme les grands groupes pétroliers. L’Afrique, en grande partie par la faute de ses dirigeants, continue d’être un lieu de réseaux d’influence de corruption et de rétro-commission. L’aspect politique des réseaux relève de l’exception française mais le système des commissions est assez général quelle que soit la nationalité des compagnies. Il a demandé à MM. Glaser et Smith leur analyse de l’influence des réseaux politiques, francs-maçons et corses, notamment dans la politique pétrolière.

M. Antoine Glaser a répondu à ces questions.

On peut avoir le sentiment qu’il existe une exception française, voire une exacerbation de ce que font les autres compagnies. Cela est d’autant plus visible qu’une compagnie comme Elf opère dans de petits pays comme le Gabon et le Congo. Toutefois Elf dès sa création, a été constituée par des réseaux politiques agissant en dehors de l’Etat. Dans les autres pays, les services compétents de l’Etat suivent les activités de leurs compagnies et les aident ouvertement par un lobbying pétrolier classique et par des visites de présidents ou de ministres.

Dans le cas de la France, les systèmes africains sont revenus en boomerang. Ainsi, Elf avait créé au Gabon une provision pour investissement diversifié (PID) destinée à construire des routes et des centres médicaux. Cet objectif louable au départ, de diversification où la compagnie Elf faisait tout et n’importe quoi, est devenu un système de recyclage des revenus du pétrole au travers des filiales financières d’Elf Gabon, à l’origine de certaines affaires qui défrayent la chronique. Ce système a été dénoncé par M. Jaffré, actuel PDG d’Elf Aquitaine, car Elf s’était ainsi trouvée en dehors de l’activité pétrolière. M. Jaffré a décidé qu’Elf ne devait avoir qu’un seul domaine d’activité, le pétrole. Ce système de diversification constituait-il un dérapage ?

Toutes les compagnies pétrolières agissant en Afrique s’efforcent d’obtenir des concessions par des commissions. Mais la spécificité d’Elf réside dans la confusion des genres. Il y a peu de compagnies où la même personne a été membre des services spéciaux, ambassadeur et représentant d’Elf.

Elf gère la dette de l’Etat congolais, car Elf a fait des prêts gagés jusqu’en 2006, ce qui complique les relations entre M. Jaffré qui veut mettre fin au système et l’actuel président du Congo M. Sassou N’Guesso.

Le système Elf a perduré tant qu’il n’y a pas eu de schisme au sein du gaullisme car tout nouvel arrivant était intégré dans le système qui a commencé à se fissurer quand s’est opérée une cassure au sein des réseaux notamment entre chiraquiens et balladuriens. La première plainte en justice a mis fin à ce mécanisme.

M. Stephen Smith a apporté les précisions suivantes :

Les différences entre compagnies françaises et étrangères s’apprécient sur le modus operandi, non sur le degré de turpitude. La compagnie Elf est au départ un projet gaulliste créé à partir d’un réseau de fidèles agissant à l’extérieur de l’Etat pour être en dehors du champ des mandats électifs et pour perdurer. Autour d’une "certaine idée de la France", les premiers dirigeants d’Elf insistent sur l’indépendance énergétique de la France ce qui conférera une spécificité aux comportements des compagnies pétrolières françaises notamment en Afrique. En Amérique latine, une compagnie américaine peut agir de la pire manière mais elle opérera différemment. Les premières failles dans le système Elf sont apparues avec l’arrivée au pouvoir du Président Giscard d’Estaing.

Mme Marie-Hélène Aubert a considéré que le pétrole était une matière première particulière. Les compagnies pétrolières françaises doivent, aux termes de la loi, assurer la sécurité des approvisionnements, elle a demandé quel était l’impact de la privatisation d’Elf et de Total.

S’agissant du Congo, elle s’est renseignée sur les rôles respectifs des compagnies pétrolières, de la Présidence, du ministère des Affaires étrangères notamment en période de cohabitation. Elle s’est demandée si la diplomatie connaît les agissements des compagnies. Qui utilise qui ? Ces compagnies pétrolières se servent-elles de l’Etat ou bien, par une politique délibérée, l’Etat utilise-t-il les compagnies en mêlant enjeux énergétiques et géopolitiques dans le cas du Gabon, du Congo ou de l’Angola ? Elle a voulu déterminer le rôle des compagnies pétrolières dans l’insécurité et les ventes d’armes en Afrique et savoir comment s’opéraient les préfinancements. Elle a souhaité comprendre ce qui s’était passé au Congo en octobre 1997 et quel avait été le processus de décision.

M. Pierre Brana a voulu cerner le mécanisme par lequel une banque, liée à une compagnie pétrolière, accorde les préfinancements pétroliers interdits par le FMI. Il s’est demandé s’il y avait un habillage technique particulier à cette opération pour éviter les foudres du FMI.

M. Roland Blum s’est interrogé sur le rôle de la rente pétrolière. L’émission Capital sur M6 a montré comment Elf a financé deux camps au Congo. Il s’est étonné de cette ambiguïté. S’agissant des préfinancements, il a souhaité savoir s’il y avait un pacte entre la compagnie Elf et l’Etat Congolais.

M. Antoine Glaser a répondu à ces questions.

L’analyse de l’influence comparée de la Présidence, du ministère des Affaires étrangères et des différents réseaux demanderait une enquête complexe tant les rôles respectifs sont flous.

La question clé reste celle du préfinancement pétrolier au Congo, au Gabon et en Angola car il incite la compagnie pétrolière à se substituer à l’Etat pour pouvoir se rembourser. Les préfinancements prohibés par le FMI qui exige des contreparties, sont effectués par les compagnies pétrolières qui moyennant un versement en cash exigent un accès à des gisements pour plusieurs années. Elf a pratiqué cela au Congo. Les préfinancements passent par des réseaux bancaires et cela constitue une source d’évaporation. Pour acheter de l’armement les Etats ont besoin de ces préfinancements et donc de s’adosser à des compagnies pétrolières.

Actuellement Elf est confrontée à un Président congolais M. Sassou N’Guesso qui s’est aperçu que son prédécesseur avait gagé le pétrole jusqu’en 2006. 600 millions de dollars se sont évaporés.

Pour faire des préfinancements, la compagnie pétrolière trouve des banques telles la Bankers Trust, la CCIBC, la Canadian Imperial Bank, qui prêtent à un taux préférentiel. L’Angola procède à des préfinancements pétroliers pour financer son armement alors qu’il essaie de signer avec le FMI depuis un an.

M. Stephen Smith a apporté les précisions suivantes.

Si on choisit un point de vue militant, on arrive aux conclusions que les préfinancements d’Elf servent au soutien de tel ou tel mais la réalité est plus complexe. On peut pré-vendre le pétrole jusqu’à une extraction en 2005 ou 2010, si la compagnie accepte. Le dirigeant qui reçoit le préfinancement est conforté mais engage l’avenir des dirigeants successifs. Les délégations de souveraineté doivent être analysées du point de vue africain. Il n’y a pas de fixité des jeux d’influence et des rôles de chacun. Les processus décisionnels varient avec les crises ce qui rend les analyses complexes car il n’y a pas véritablement de schémas préétablis et immuables.

L’interdiction du préfinancement par le FMI relève en fait de la recommandation ; l’Etat est souverain, le FMI peut seulement ne pas débloquer des fonds pour l’Etat en question. Pour un Etat impécunieux, une compagnie pétrolière demande à un réseau bancaire ami de débloquer des fonds contre la garantie de ladite compagnie. Ainsi le pétrole est gagé. Il y a rarement des pièces comptables démontrant l’existence de préfinancement. Ce sont plutôt des jeux d’écriture entre filiales qui le font apparaître.

Mme Marie-Hélène Aubert s’est informée de l’impact des réactions de la société civile, des ONG, notamment dans le cas de la Shell au Nigeria. Elle a voulu savoir comment la France était perçue dans les sociétés civiles du Gabon et du Congo. Elle s’est étonnée de l’absence de réactions de la société civile en France, mis à part le cas de quelques ONG, sur le rôle des compagnies pétrolières.

Elle s’est demandée pourquoi le système Elf avait bien franchi l’étape de 1981 et s’est interrogée sur l’impact de la privatisation d’Elf sur son rôle actuel. Observe-t-on des changements, Elf est-elle devenue une compagnie plus autonome et plus dissociée de l’Etat ?

Elle a voulu savoir si les élections présidentielles au Gabon de décembre 1998 avaient été influencées par l’Elysée ou les compagnies pétrolières et plus généralement si les dernières avaient une influence sur le processus de démocratisation en Afrique. Les compagnies pétrolières ont-elles intérêt à maintenir directement ou indirectement les dirigeants en place quelle que soit la nature du régime politique.

Observant qu’il pouvait être intéressant pour des entreprises de favoriser des régimes démocratiques qui à terme seraient des gages de stabilité, elle a demandé si les compagnies pétrolières avaient des stratégies différentes en la matière.

M. Pierre Brana a estimé qu’on arrivait à la fin d’une époque malgré le risque d’une certaine permanence. Il s’est interrogé sur le nombre considérable d’affaires et de problèmes qui ont éclaté sur le continent africain.

M. Stephen Smith a donné les indications suivantes.

En ce qui concerne le rôle de la société civile, il a observé que la mort de Ken Saro Wiva, n’avait pas été un sujet d’indignation aussi grand pour les Nigérians que pour les Européens. Sa mort a eu des répercussions en Europe en raison du caractère effroyable de la dictature du général Abacha qui a détourné une partie de la rente pétrolière. L’attitude de la société civile française s’explique par les difficultés de faire le rapprochement entre les turpitudes commises et les affres du continent africain. Ce n’est pas forcément dans les pays producteurs de pétrole que les guerres civiles sont les plus meurtrières, le Rwanda, la Sierra Leone, l’ex-Zaïre n’en produisant pas. Les compagnies pétrolières ont longtemps fait partie du dispositif français en Afrique sans susciter de critique en France.

L’assimilation de la France et de la compagnie pétrolière est patente notamment au Gabon et au Congo où ces images sont indissociables. Elf est présente partout, dans les hôpitaux, dans la zone maraîchère, dans les postes d’essence, etc. et devient ainsi la déchetterie de tous les reproches, justifiés ou non. Elf c’est la France.

La privatisation d’Elf a changé la manière dont s’opèrent les affaires. Les relations d’Elf et du Congo sont d’ailleurs dans une phase difficile. Le Président Jaffré, partisan déclaré d’une certaine clarification, reconnaît en même temps que l’Afrique est particulière. Probablement adapte-t-il sa politique en récupérant beaucoup d’éléments de l’ancienne.

En Afrique, la normalité est cachée par la crise. Les "affaires" éclipsent les évolutions positives et la mondialisation n’y a pas le même sens, car on y côtoie la modernité la plus en pointe et des problèmes d’un autre âge.

La privatisation d’Elf a un impact certain. Le PDG de la compagnie sait aujourd’hui que ce n’est pas l’Etat qui lui renouvellera son mandat mais ses actionnaires.

La stabilité des gouvernements est primordiale dans de jeunes Etats ; mais les compagnies pétrolières se posent la question de son coût. Si, certes, un Etat sain est un gage de stabilité, pour une compagnie, la pérennité du régime en place peut paraître préférable car les réseaux de financement sont en place. Dans une démocratie, la pluralité d’interlocuteurs implique un surcoût. Au Congo, une autre compagnie qu’Elf - par exemple américaine - aurait pu intervenir comme "agent de démocratisation" en soutenant des opposants avec l’objectif de prendre des parts de marché ; ce choix n’a pas été fait.

Bien souvent, en cas de crise, les diplomates en poste ignorent les contacts noués par le gouvernement français avec les compagnies pétrolières. Ainsi l’ambassadeur de France au Congo n’était pas informé de ces tractations, lors de la crise de décembre 1997.

M. Antoine Glaser a complété ces explications en précisant :

L’évolution des relations franco-africaines à la fin de la guerre froide a induit des changements. Les intérêts français ne sont plus perçus de la même façon ; la France s’européanise, la coopération est intégrée dans le ministère des Affaires étrangères. Le changement est plus global et n’est pas uniquement induit par la seule privatisation de la compagnie. L’Afrique du troisième millénaire risque d’être victime d’un retrait des Etats et d’une privatisation de la sécurité autour de la rente des grandes compagnies.

Quand une compagnie pétrolière est en position dominante comme Elf au Gabon et au Congo, elle souhaite la stabilité et a tendance à favoriser le régime en place avec lequel elle a l’habitude de traiter. Au Congo, Elf avait des contacts avec l’ensemble des partis politiques. Toute personnalité arrivant au pouvoir se retrouvait avec une dette gagée sur le pétrole contractée par son prédécesseur. Aucune autre compagnie qu’Elf n’avait donc intérêt à s’implanter même si elle y était invitée par les autorités congolaises.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr