M. Pierre Péan a exposé qu’il s’était intéressé aux questions pétrolières sous l’angle international et français de 1972 à 1984 en tant que grand reporter à l’Express, puis au Nouvel Economiste. Plusieurs de ses ouvrages abordent ce sujet, notamment "Pétrole, la 3ème guerre mondiale", "Les émirs de la République", "Affaires africaines" et dans une certaine mesure "L’homme de l’ombre". Au cas où il serait interrogé sur les relations récentes entre Elf et le Gabon, il a tenu à faire savoir qu’il était, depuis 1990, un conseiller de Paul M’Ba Abessole, le chef de l’opposition au Président Bongo et maire de Libreville.
Selon lui, il n’est pas possible d’analyser le rôle actuel des compagnies pétrolières françaises sans entrer dans la genèse de leur création. Total - ex-Compagnie française des Pétroles - est née après la première guerre mondiale pour gérer la part de la France dans les dépouilles de la Turkish Petroleum Company et était liée par nature au quai d’Orsay. Avec une logique proche des majors anglo-saxonnes, elle s’est souvent opposée à Elf, créée justement pour limiter le poids écrasant des "majors". Les deux groupes se sont ainsi opposés dans les années 70 aussi bien en Iran qu’en Irak et en Algérie quand les pays producteurs tentaient de briser l’étau des "majors".
M. Pierre Péan a affirmé qu’il lui semblait impossible d’analyser la politique pétrolière française sous la IVème et la Vème république, et celle d’Elf sans connaître et comprendre le rôle de Pierre Guillaumat, le fondateur d’Elf.
Fils du général Guillaumat qui devient ministre de la guerre du gouvernement Poincaré en 1926, Pierre Guillaumat a été marqué par l’attitude de la Standard Oil qui avait supprimé les approvisionnements à l’armée française pendant la Grande Guerre. Il a mesuré l’importance stratégique du pétrole dans la guerre et l’indépendance de la France et s’est toujours souvenu de la phrase du Tigre : "une goutte de pétrole vaut une goutte de sang".
Il a complété son alphabet pétrolier avec la loi dirigiste de 1928 qui régissait la distribution des carburants par autorisations spéciales. Il est également important de savoir que l’amitié entre le général de Gaulle et Guillaumat datait de l’immédiat après première guerre mondiale, quand de Gaulle venait chez le père Guillaumat qui commandait l’Armée du Rhin, à Mayence. Brillant "corpsard", il exerce ses talents dans différents points de l’Empire. La guerre le surprend en Tunisie.
Pierre Guillaumat s’engage dans les services de renseignements, d’abord au SR Air vichyssois, puis dans ceux du général Giraud et enfin dans le gaulliste BCRA. Cette culture du renseignement imprégnera toutes ses actions et il conservera toute sa vie les relations nouées à cette époque. A la fin de la guerre, le gouvernement fait appel à lui pour diriger la Direction des Carburants où il fait venir ses hommes. Il définit la politique pétrolière française.
L’objectif est ambitieux et clair : approvisionner le marché national avec du pétrole franc. Tel un moine-soldat, Guillaumat se battra pour l’indépendance énergétique de la France. Le général de Gaulle signe une ordonnance, le 12 octobre 1945, pour créer le Bureau de Recherches Pétrolières (BRP) dont Guillaumat prend la présidence. Guillaumat définit la politique pétrolière de la France avec deux de ses amis, Paul Moch et Blanquart. On les appelle les trois Bouddhas. Non seulement ils définissent la politique, mais ils la mettent en œuvre avec le BRP et la Régie autonome des Pétroles (RAP) dirigée par Moch.
Les frontières entre l’Etat et les sociétés pétrolières qui deviendront Elf sont depuis cette époque très floues. Dans la tête de Guillaumat et de ses amis, Elf était la France, attaquer l’une équivalait à attaquer l’autre. Guillaumat, quelles que soient ses fonctions, se considérait comme partie intégrante de l’Etat. Pour mener à bien sa politique, il cherchera toujours à faire partager ses objectifs par les hommes-clés de l’appareil d’Etat en apportant un soin particulier aux patrons de la Rue de Rivoli. Il utilisera beaucoup ses réseaux... La politique menée par Guillaumat et ses amis donne de bons fruits qui s’appellent Lacq, Hassi-Messaoud, Pointe-Clairette, mais les batailles sont dures quand il s’agit d’obliger Total et les majors à commercialiser le pétrole tricolore trouvé par le Groupe Elf.
De nombreuses crises, liées aux ambiguïtés de la situation d’Elf par rapport à l’Etat surgissent régulièrement. A la fin des années quarante, une mission d’enquête sénatoriale accuse Guillaumat de brader l’Empire aux intérêts étrangers quand il associe la Shell à l’exploitation du sous-sol tunisien. En 1958, la sortie du pétrole algérien par la Tunisie provoque également un grave affrontement avec Robert Lacoste... Guillaumat s’oppose durement à François-Xavier Ortoli, le ministre de l’Industrie, quand celui-ci s’apprête à payer 675 millions de francs à Alger alors que le Président Boumediène veut nationaliser les compagnies françaises. Après le premier choc pétrolier, le rapport parlementaire Schvartz posait clairement la question récurrente depuis l’après-guerre : où est l’Etat ? "La DICA a été présentée par bien des témoins comme le vecteur administratif de la profession pétrolière (...) On peut se demander où est l’Etat. Est-il à la direction des Carburants ou à la délégation générale de l’Energie, ou est-il à la tête d’Elf-Erap ?" pouvait-on lire dans ce rapport.
Guillaumat abandonnait son fauteuil à Albin Chalandon, début août 1977, cependant l’effet Guillaumat continuera encore longtemps, mais les temps ont changé. Le problème de la frontière entre l’Etat et Elf se pose à plusieurs reprises avec plus d’acuité que par le passé car, pour cause de libéralisme, la symbiose entre l’Etat et Elf n’est plus aussi totale. Un conflit très sévère a lieu entre le Président d’Elf et André Giraud, le nouveau ministre de l’Industrie. A propos de l’engagement d’Elf en Libye, André Giraud a dit en juillet 1980 : "L’autorité de l’Etat, une fois de plus, est bafouée... C’est intolérable. Le complexe pétro-financier menace la République. Plus tard, c’est au tour de M. Albin Chalandon d’accuser M. Raymond Barre et ses ministres d’avoir voulu affaiblir Elf et humilier ses dirigeants... C’est dans le triangle des relations entre la France, Elf et le Gabon que les ambiguïtés sur le rôle d’Elf sont les plus visibles. Elf est devenue en effet le bras armé de la coopération et de la politique étrangère de la France pour une partie de l’Afrique, l’Afrique pétrolière.
Pendant très longtemps, Elf a été sur la même longueur d’ondes que l’Elysée et la plupart des autres centres de pouvoir de l’Etat. Ainsi M. Pierre Péan rappelle qu’après le coup d’Etat de février 1964, l’intervention militaire française pour ramener Léon M’Ba au pouvoir est décidée conjointement par Jacques Foccart, conseiller à l’Elysée. M. Maurice Robert du service Afrique du SDECE, Pierre Guillaumat et Robert Ponsaillé dont le statut est mixte, il est à la fois employé par Elf et conseiller du président gabonais. Robert et Ponsaillé sont dans les avions militaires qui atterrissent à Libreville. Jusqu’en 1974, M. Pierre Péan estime que l’on peut dire, en exagérant à peine, que le Gabon a été une excroissance de la République dirigée conjointement par Jacques Foccart, le parti gaulliste et Elf. La mort de Pompidou et le départ de Foccart qui la suit vont provoquer des changements dans les relations entre la France et le Gabon. La coopération, pour la première fois, est confiée à un non-gaulliste. Le Gabon va s’autonomiser. Une note du cabinet du ministre de la coopération écrit alors : "Le Président Bongo pense qu’il peut traiter d’égal à égal avec la France". Le "clan des Gabonais" - dominé par le Président Bongo, Elf et quelques inconditionnels de ce dernier - reste néanmoins très puissant dans l’appareil d’Etat français et cherche à influencer la politique de la France. Le Gabon est devenu une base arrière des gaullistes.
M. Maurice Robert, qui est entré chez Elf, s’occupe de la sécurité du Président Bongo. La société pétrolière abrite alors un service de renseignement autonome. L’arrivée de M. Albin Chalandon va quelque peu calmer les initiatives du septième étage de la rue Nélaton.... Le point culminant des ambiguïtés : M. Maurice Robert devient ambassadeur de France en novembre 1979 malgré l’opposition initiale du Président Giscard d’Estaing. Le "Clan des Gabonais" joue contre le Président Giscard d’Estaing. A l’arrivée des socialistes au pouvoir, M. Pierre Marion est étonné de constater qu’existe à Elf un véritable Service de Renseignement qui infiltre ses propres services. Il estime qu’il n’y a pas de place en France pour deux services secrets. La querelle remonte jusqu’à l’Elysée. Un compromis est trouvé...
Les habitudes mises en place par Pierre Guillaumat, au nom de la raison d’Etat, n’ont pas disparu rapidement. Elles ont été moins caricaturales. Lors des premières élections présidentielles ouvertes en 1993, ce n’est pas Elf qui a joué un rôle moteur dans le trucage des élections. Le Président Bongo s’est maintenu au pouvoir grâce à un "coup d’Etat électoral", opéré avec la bienveillante neutralité du gouvernement français. Elf n’est pas davantage intervenu pour les récentes élections, également entachées de très nombreuses irrégularités...
La situation est moins claire au Congo. M. Pierre Péan a cité le propos d’un responsable d’Elf à un journaliste de M6, pour l’émission Capital, diffusée fin novembre 1998 : "Nous sommes des gens réalistes, qui gagnons de l’argent. Que nous le gagnions avec M. Lissouba ou avec M. Sassou N’Guesso, cela nous est égal. L’essentiel est que nous puissions nous maintenir et gagner notre vie". Et quand, en 1993, le Président Lissouba a voulu traiter avec une compagnie américaine, Elf, Matignon et l’Elysée (en période de cohabitation) ont travaillé en parfaite harmonie pour s’y opposer.
Mme Marie-Hélène Aubert a voulu savoir comment est assurée la stabilité des pays où opèrent les compagnies pétrolières. Sur ce point, elle s’est interrogée sur le rôle du gouvernement français, elle a demandé si l’influence d’Elf avait diminué.
Constatant que la rente pétrolière sert en partie à acheter des armes, elle s’est informée sur les moyens dont on disposait pour réguler la rente pétrolière et envisager l’installation de régimes démocratiques dans les pays producteurs de pétrole.
M. Pierre Brana a voulu mieux cerner le rôle actuel des différents réseaux. Sont-ils indépendants de l’Etat et d’Elf ou sont-ils plus ou moins à leur disposition ? Observant que la rente pétrolière a diminué et que Elf privatisée est déconnectée de l’Etat, il a demandé s’il n’y avait pas là un moyen d’assécher les possibilités de corrompre. Il a, à cet égard, constaté que la réélection du Président Bongo n’est pas passée inaperçue, pas plus que celle du Président Eyadema : elles ont fait l’objet de critiques de la presse et de la communauté internationale.
M. Roland Blum a demandé si, dans l’accession du Président Bongo au pouvoir, Elf avait joué un rôle déterminant. Il a voulu savoir pourquoi, en 1979, M. Maurice Robert avait été nommé ambassadeur de France au Gabon malgré les réticences du Président de la République de l’époque et si le système avait évolué à l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981.
Il s’est renseigné sur le rôle de la FIBA, sur le financement des guerres civiles au Congo par la rente pétrolière et sur le financement de la classe politique française par le Président Bongo.
M. Pierre Péan a apporté les précisions suivantes.
Tout en précisant qu’il n’étudie plus ces questions, il lui semble néanmoins que le rôle d’Elf au Gabon a changé dans les dernières années et se rapproche de celui d’un intervenant classique même s’il reste encore important. Ce changement est dû à la privatisation d’Elf et à la personnalité du Président Jaffré, beaucoup moins fasciné par l’Afrique que ses prédécesseurs. Elf est en train de devenir une société multinationale comme une autre, largement déconnectée de l’Etat ne faisant plus fonction de bras armé de ce dernier.
Le Président Bongo n’a plus besoin d’Elf pour se maintenir au pouvoir et pour entretenir d’excellents rapports avec la classe politique française. Il est le plus vieil homme politique francophone. Il connaît tout le monde, connaît tout les secrets et a financé tous les partis. Il joue habilement de l’impérieuse nécessité de maintenir la stabilité en Afrique centrale et du rôle que le Gabon y tient, comme pôle de stabilité. Après être beaucoup intervenu pour aider le Président Bongo à se maintenir au pouvoir, les autorités françaises ferment les yeux sur les libertés qu’il prend avec les règles démocratiques.
A partir de 1981, plusieurs acteurs ont essayé de changer la nature des relations entre la France et le Gabon. Le plus connu est M. Jean-Pierre Cot, l’éphémère ministre de la Coopération. M. Pierre Marion, patron de la DGSE a également participé à cette tentative d’aggiornamento mais les résistances tant en Afrique qu’en France ont eu raison de ces volontés de changement.
En ce qui concerne l’utilisation de la rente pétrolière, on peut observer qu’un pays comme le Gabon devrait avoir le niveau économique du Portugal si cet argent avait été utilisé convenablement. La conditionnalité des aides devrait pouvoir fonctionner dans les pays du Sud. On peut espérer un jour imposer ainsi la démocratie. Le discours de La Baule n’a pas été bien appliqué. La France, qui s’est impliquée pour imposer le retour de la démocratie dans les pays de l’Est, n’a pas déployé la même énergie pour l’imposer dans les pays du Sud. L’oubli de l’universalisme de certains principes est patent. Néanmoins la réélection du Président Bongo comme celle du Président Eyadema ont été critiquées par la presse française qui a fait largement état des fraudes électorales. Il existe de nombreuses raisons d’espérer. Il me semble évident que le gouvernement français ne veut plus jouer le rôle qui était le sien à l’égard de certains chefs d’Etat amis. Les organisations internationales ont désormais le premier rôle. La jeune classe politique française s’intéresse moins à l’Afrique et quand elle s’y intéresse, elle n’est plus marquée par l’Histoire.
En ce qui concerne la FIBA, M. Pierre Péan n’est pas en mesure d’apporter les précisions demandées par M. Roland Blum et souligne néanmoins qu’il semble difficile d’y voir clair tant les intérêts y sont imbriqués.
Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr
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