M. Martial Cozette a présenté le Centre français d’information sur les entreprises (CFIE), association créée en 1996 qui étudie les pratiques et les stratégies sociales et environnementales des grandes entreprises françaises cotées en bourse car les actionnaires ont intérêt à connaître les pratiques de ces entreprises.

Le Centre a analysé la stratégie de Total en Birmanie et d’Elf dans le golfe de Guinée. Il a examiné le premier rapport annuel sur l’environnement d’Elf Aquitaine qui constitue une sorte de code de conduite avec des mesures et des résultats. En ce qui concerne Total, le Centre a observé qu’un certain nombre d’informations sont peu transparentes et que l’entreprise n’a pas pris de précautions suffisantes dans un pays où il est notoire que le gouvernement utilise des méthodes très brutales au niveau des minorités et des populations. Ces deux éléments, la transparence et la précaution, n’ont été mis en avant de la part de Total qu’à la fin 1996. Mais sur l’analyse des risques dans la zone du gazoduc de 1992 à 1996, il n’y a pas eu d’information. Celle-ci n’a été délivrée que lorsque les travaux ont été engagés et après que la zone du gazoduc ait été pacifiée. Il n’y avait plus rien à voir. Ainsi des journalistes ont pu se rendre sur place fin 1996, mais le Groupe Total aurait dû organiser cela avant. On relève de nombreuses contradictions dans l’information de Total : début 1994 le Groupe affirmait que le gazoduc ne traversait pas de zone sensible sur le plan environnemental et que le trajet le plus court avait été choisi pour en minimiser l’impact. Le tracé actuel du gazoduc dément ces informations. Lors de réunions en 1996, Total soutenait qu’il ne pouvait y avoir de violation des droits de l’Homme et d’utilisation de travailleurs forcés car le chantier n’était pas commencé. Mais ceci n’était pas une preuve puisqu’avant la construction du gazoduc des travaux préliminaires avaient fait l’objet, en mars 1995, d’attaques de la guérilla karen, qui firent des victimes parmi les personnels effectuant des relevés. Par ailleurs, des sous-traitants et des salariés de Total contestaient ce projet. Pour le Centre, la transparence est importante car elle touche le droit des actionnaires qui souhaitent être informés.

Le CFIE s’est intéressé à la stratégie d’Elf, très centrée depuis 1975 sur le golfe de Guinée où l’essentiel de sa production reste localisée, malgré les mesures de diversification. Le président Philippe Jaffré a compris les effets néfastes d’un tête à tête trop prolongé avec un gouvernement dans cette région. Il implique des risques de dérapages et de collusion. S’agissant de l’exploitation par Elf des gisements au Congo, la Banque mondiale a fait remarquer dans les années 1990-1991 que le rendement de l’exploitation pétrolière y était l’un des plus bas du monde et a suggéré des audits. Le gouvernement de transition a fait appel au cabinet Arthur Andersen pour faire un audit mais celui-ci n’a pu mener à bien cette mission car Elf Congo et Agip Congo ne lui ont pas donné accès aux pièces et aux informations. Il y a tout un historique de l’implantation d’Elf dans cette zone dont il est difficile de se défaire. Au niveau d’un actionnaire privé, ces éléments ne sont pas positifs et celui-ci peut refuser d’être impliqué dans une relation discutable avec certains gouvernements. Le manque de transparence et certains tête à tête peuvent conduire à des financements parallèles ou à des commissions occultes. En 1995, M. Philippe Jaffré constatait lui-même que, lorsqu’il y avait plusieurs partenaires sur un même projet, la constitution de circuits parallèles était nettement plus difficile. Il y a eu d’ailleurs une ouverture en ce sens au Congo. En outre, pour qu’une Compagnie exploitant des matières premières soit bien perçue des populations, elle doit participer au développement local et son activité doit s’accompagner d’actions de développement dans la région où elle opère pour stabiliser le tissu social. Elf ne l’a pas fait au Congo et très peu au Gabon, ce qui a généré à plusieurs reprises, dans les zones d’exploitation, des troubles sociaux et des risques pour son personnel.

Par ailleurs, le CFIE travaille sur "l’éthique de l’étiquette" pour faire émerger des codes de conduite et des dispositifs de contrôles indépendants de la mise en œuvre de ces codes de conduite. C’est une opération complexe car les codes doivent être parfaitement définis. Il est nécessaire d’unifier les codes entre les entreprises d’un même secteur d’activité. A cet égard, le 15 janvier 1999, le Parlement européen a voté une résolution sur les codes de conduite applicables aux multinationales travaillant dans les pays en voie de développement. Cette résolution prévoit la mise en place d’un code de conduite européen, d’un label social. Toutefois le contrôle de l’application des codes de conduite est difficile à mettre en œuvre. Doit-il être étatique, supra-étatique ou venir d’organismes dont c’est le métier ? Il conviendra d’élaborer des schémas de contrôle indépendants auxquels la Banque mondiale et l’OIT pourraient être associées afin d’assurer la nécessaire transparence de ce contrôle.

M. Pierre Brana a demandé si en dehors des activités de Total en Birmanie et d’Elf au Congo, le Centre s’était interrogé sur d’autres sites. S’agissant de la stratégie des autres compagnies pétrolières, il a souhaité savoir si le Centre avait également constaté un manque de transparence ou de précaution.

Constatant que certains petits actionnaires des grandes compagnies comme Total et Elf, peuvent être en désaccord sur la stratégie de ces groupes, M. Roland Blum a voulu savoir si le Centre avait assisté à des Assemblées générales où de telles interrogations étaient exprimées.

Il s’est renseigné sur l’obtention, par le Centre, d’informations antérieures à 1996 et notamment des preuves tangibles démontrant que Total, de 1992 à 1996, aurait été complice direct ou indirect de travail forcé ou de violation des droits de l’Homme.

Evoquant les problèmes posés par la pacification des zones d’exploitation avant l’ouverture du chantier en Birmanie comme au Tchad, Mme Marie-Hélène Aubert s’est enquise de l’opinion du CFIE sur cette question car il est apparu que l’armée birmane avait "nettoyé" la région du gazoduc et que le Sud du Tchad avait connu une flambée de violences avant la mise en œuvre des projets pétroliers. Les compagnies arguent qu’elles ne sont pas responsables des agissements des armées locales. Aussi cette question éthique de la préparation du terrain est-elle très importante. En effet si une compagnie pétrolière souhaite investir dans un pays où le régime politique use de la force, elle peut se trouver complice indirecte de ses actes et, comme Total et Unocal, être accusée de travail forcé pendant la préparation du terrain. Les dirigeants de ces entreprises pourraient-ils être tenus pour responsables de ce qui est advenu en raison de l’existence de projets et avant l’ouverture du chantier ?

Elle a demandé si, comme le pensent certains opposants politiques, surseoir aux investissements pétroliers dans des Etats soumis à des dictatures est ou non une bonne solution.

M. Martial Cozette a apporté les précisions suivantes.

Le manque de volontarisme de Total en Afrique du Sud pendant l’apartheid a été contesté car elle fut l’une des dernières grandes compagnies à mettre en place une politique d’intégration raciale en 1990 alors que d’autres l’avaient fait bien avant elles. S’agissant des autres compagnies, un accord qui constitue un code de conduite a été signé entre une filiale norvégienne de Statoil et le syndicat international de la chimie. Human Rights Watch a mené des campagnes de sensibilisation sur les compagnies pétrolières agissant en Amérique latine, notamment en Colombie pour qu’elles prennent des mesures afin de prévenir les exactions ou les débordements commis par les milices et la police locale assurant la sécurité des installations, notamment en concluant avec les autorités, des contrats précis sur ces points. Cette ONG a posé la question du manque de précautions de BP dans la région. Sur le projet de l’oléoduc Tchad-Cameroun, Exxon parait plus enclin à fournir des informations sur son projet d’exploitation du pétrole tchadien en raison de la participation de la Banque mondiale. La volonté de faire évoluer des compagnies pétrolières nationales semble plus forte aux Etats-Unis, où dès 1977, les ONG donnaient des conseils sur la manière de mener ou de suspendre des opérations en Afrique du Sud. La législation anti-corruption américaine qui date de cette période interdit la corruption à l’étranger. Les compagnies américaines s’efforcent de la respecter.

En 1992, lors d’une Assemblée générale d’Elf Aquitaine, une question été posée à M. Le Floch-Prigent pour savoir s’il était exact qu’une des filiales d’Elf au Gabon avait établi un chèque à l’ordre du Président Bongo pour faciliter l’obtention de treize puits de forage. Certains actionnaires ont applaudi la question. M. Le Floch-Prigent avait répondu qu’il avait une collection d’articles de presse faisant état de telles pratiques. Ce type de questions a été fréquemment reposé en Assemblée générale par la suite.

En mai 1995, lors d’une Assemblée générale de Total, un actionnaire témoin revenant d’Indonésie a demandé quelle était la position du Groupe sur les déplacements de population. La réponse fut classique : l’extraction des hydrocarbures entraîne un développement économique qui induit la démocratie, (ce qui est faux dans le cas du Congo, par exemple mais aussi dans d’autres pays qui ont plutôt connu le développement de la dette), Total traite tous ses salariés de la même manière. Cet actionnaire ne semblait pas satisfait de la réponse. Avant 1996, une question sur la Birmanie a été posée à Total qui n’a donné que des réponses de principe. Total n’a pas de travailleurs forcés sur le site et ses sous-traitants suivent la même règle. Comme il est difficile de se rendre sur place et que les récits des réfugiés sont souvent confus, les vérifications sont difficiles.

La question du début d’un chantier est complexe, elle pose le problème des limites. Quand un travail est-il effectué au bénéfice d’un chantier ? Quels sont les critères ? Par ailleurs, comment analyser les effets des rentes pétrolières qui augmentent le budget d’un Etat, mais qui ne bénéficient pas aux populations. C’est un problème philosophique et éthique car le propre d’une entreprise est de créer des richesses mais il reste à savoir quel type de richesses et comment elles sont réparties. Pour les dirigeants de Total, la compagnie crée des richesses dans les zones où elle intervient car elle exploite un pétrole utile et nécessaire. Les dirigeants de compagnies pétrolières peuvent être tenus pour responsables d’exactions commises avant l’ouverture d’un chantier s’il y a un lien entre les exactions commises et le projet, et à condition que ces exactions aient été prévisibles et qu’on ait constaté une absence de précaution pour les éviter. Aussi, quand on prévoit qu’une junte peut employer des méthodes contestables pour "nettoyer" un chantier, quand on connaît un régime et ses pratiques, il convient de définir des limites. Les exactions sont notoires en Birmanie, il en est de même en Chine.

Mme Marie-Hélène Aubert a observé que les compagnies pétrolières finançaient parfois des projets de développements locaux par des sommes dérisoires eu égard aux investissements en jeu.

Dans cette hypothèse, la compagnie se substitue à l’Etat qui devrait utiliser les recettes de la rente pétrolière au développement local. Les compagnies pétrolières reconnaissent qu’elles tentent de pallier les carences de l’Etat. Elle a voulu savoir quelles étaient les propositions du CFIE pour une utilisation de la rente pétrolière dans le développement local.

Elle a voulu savoir si la privatisation d’Elf avait permis de faire évoluer son comportement en Afrique et de casser les réseaux.

M. Pierre Brana s’est demandé comment des pratiques financières d’Elf telles que décrites par la presse, comme l’utilisation abusive de cartes de crédit d’entreprise ou le prélèvement sur la compagnie de sommes considérables en argent liquide, avaient été possibles. Il a souhaité savoir si de tels faits auraient pu se produire dans d’autres compagnies pétrolières et si l’on pouvait expliquer comment Elf avait pu connaître de tels dysfonctionnements.

M. Roland Blum a fait valoir qu’il n’appartenait pas aux entreprises privées de se substituer à l’Etat. Il s’est interrogé sur l’existence d’autres projets ailleurs qu’au Tchad où l’intervention d’un investisseur est soumise à obligation d’utiliser d’une certaine façon la rente des pétroliers.

Selon lui cette voie serait à creuser ; dans certains pays qui violent les droits de l’Homme, l’obligation d’intervention d’un organisme international pourrait être utile.

M. Martial Cozette a donné les explications suivantes.

Ce n’est pas par des subsides que les compagnies pétrolières participent utilement au développement local. Elles ont d’autres possibilités ; rien ne les empêche de fabriquer localement des produits dérivés du pétrole, ou de créer des petites unités de fabrication directement commercialisables sur place, d’autant que leur Groupe a des activités diverses. Il leur appartient de définir ces activités autres que l’extraction du pétrole pouvant générer du développement et conforter leur image dans la population. Il n’est pas souhaitable qu’une entreprise se substitue à l’autorité publique, même si celle-ci est mal orientée. Lors d’une réunion du comité 21, M. Jean-Marie Messier, PDG de Vivendi, a expliqué que l’association entre ONG, pouvoirs publics nationaux et internationaux et entreprises privées constitue un objectif d’avenir pour mener des projets.

Il n’appartient pas aux entreprises privées de se substituer aux Etats mais ceux-ci ont la faculté d’accepter ou de refuser cette aide. Certaines entreprises plus responsables que d’autres dans leur pratique, ont pris l’initiative d’établir des codes de conduite. Des distributeurs français ont prévu de s’associer avec leurs propres fournisseurs, les ONG et les autorités locales pour mettre en place des écoles dans des zones où des enfants travaillent. Il y a donc des possibilités offertes aux entreprises pour leur permettre de mieux orienter leurs opérations, comme des dialogues ou des coopérations avec les ONG et les syndicats, mais à condition que celles-ci ne soient pas une couverture ou un alibi pour les entreprises.

Le CFIE n’a pas connaissance de projets pétroliers autres qu’au Tchad où la Banque Mondiale intervient. Rien n’empêche une entreprise de décider que l’intervention de la Banque mondiale dans un projet est une garantie de transparence et de pression indirecte sur le gouvernement et de le faire figurer dans son code de conduite. L’entreprise peut faire savoir que dans certains pays elle n’interviendra pas sans la Banque mondiale. Le lien entre intervention de la Banque Mondiale et respect des droits de l’Homme implique que cette institution financière soit ouverte aux vœux de la société civile alors qu’elle a d’autres contraintes. Par ailleurs les entreprises peuvent intervenir pour utiliser d’une certaine façon la rente pétrolière. Tel fut le cas pendant plusieurs années au Gabon dans le cadre de la Provision pour Investissements Diversifiés (PID) mais cela est resté très marginal.

Les codes de conduites sont plus le fait des compagnies anglo-saxonnes mais cela évolue. En 1998, Elf a rédigé un rapport environnemental. Après des années de résistance, Elf fait désormais partie des rares entreprises françaises à disposer d’un tel document.

Depuis la privatisation d’Elf Aquitaine, son Président a manifesté le souhait de se retirer du cercle vicieux de mécanismes, où se mêlent les habitudes et la raison d’Etat, mais il est difficile d’y échapper. Cependant intégrer des partenaires nouveaux dans l’exploitation des gisements du golfe de Guinée est une bonne stratégie. Les atermoiements d’Elf au Congo durant le récent conflit montrent que certaines pratiques n’ont pas été enrayées.

Entre 1994 et 1995, après un audit interne, M. Philippe Jaffré a mis en place une procédure de double signature pour les montants d’un certain niveau ce qui est la base de la gestion d’une entreprise, et prouve que ce mécanisme n’existait pas auparavant. Ce flou dans la gestion d’Elf était peut-être voulu. Certaines grandes compagnies ont des pratiques étonnantes. Ainsi en 1994 les compagnies de distribution d’eau ont-elles déclaré qu’elles allaient désormais respecter la loi.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr