Présidence de M. Louis MERMAZ, Président

M. Albin CHALANDON est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête lui ont été communiquées. A l’invitation du Président, M Albin Chalandon prête serment.

M. le Président : Monsieur le garde des sceaux, merci d’avoir répondu à notre invitation.

Je vous propose de nous livrer votre sentiment sur la situation dans les prisons telle que vous l’avez connue lorsque vous étiez garde des sceaux, l’action que vous avez menée et vos appréciations sur l’évolution de la situation jusqu’à ce jour. Ensuite, nous vous poserons quelques questions.

M. Albin CHALANDON : Il s’agit pour moi d’une expérience déjà assez lointaine et pour ce qui est arrivé depuis, je dois dire que j’en ai été assez éloigné, car je me suis essentiellement impliqué dans la vie d’une entreprise. Cela dit, je pense que ce que j’ai pu faire à l’époque reste d’actualité et que le message que je puis aujourd’hui vous livrer pourra sans doute apporter à votre débat.

J’ai entrepris une réforme en 1986-1987 que d’aucuns ont qualifiée de révolution - je pense à M. Thibaut, membre du cabinet d’Arpaillange, qui a écrit un excellent livre sur le sujet : Les prisons privées. Mon objectif visait à faire face à la situation dramatique que j’ai trouvée, liée à la pénurie des places de prison, mais surtout à la révélation que j’ai eue en les visitant - et j’en ai visité de nombreuses ; j’ai même eu des entretiens avec des détenus pour essayer de me forger une opinion. Cette impression, qui m’a très fortement marqué, m’a conduit à la conviction selon laquelle il était impératif d’entreprendre en France une réforme de la vie pénitentiaire tant il est vrai que les conditions dans lesquelles vivent les détenus et ce que j’en ai vu m’ont semblé indignes d’un pays comme le nôtre.

J’ai donc engagé cette réforme qui, telle qu’elle fut réalisée, fut finalement limitée par rapport aux objectifs que je m’étais fixés à l’origine, par les décisions du gouvernement auquel j’appartenais et par le fait qu’après moi, l’effort que j’avais engagé fut interrompu.

Depuis, de grands pas en avant ont été réalisés, ne serait-ce qu’en raison de ce qui avait été fait à l’époque, mais l’on demeure confronté à des problèmes de même nature, en ce sens que subsistent encore aujourd’hui de très grandes inégalités en prison et qu’y préside la surpopulation que j’ai connue et contre laquelle j’ai voulu lutter. Par ailleurs, on est toujours à la recherche de la nouvelle prison, celle où les détenus pourraient mener une vie humanisée, du fait que je n’ai moi-même pu faire ce que j’aurais souhaité en ce domaine.

C’est une question qui place le ministre responsable, en l’occurrence le garde des sceaux, dans une extrême solitude, car il a contre lui à peu près tout le monde ? du moins c’était le cas à l’époque : l’opinion publique pour laquelle celui qui entre en prison devient un non-être ; dans la classe politique, on trouve, d’un côté, les indifférents, ceux qui ne veulent pas entendre parler du sujet et pour lesquels, une fois que l’on est en prison, précisément, il ne faut plus faire grand-chose et qui vous taxent de vouloir faire des "quatre étoiles" dès que vous entreprenez quoi que ce soit. A l’inverse, il y a ceux qui pensent qu’il ne faut plus construire de prisons, mais ne faisant rien eux-mêmes, contribuent finalement à aggraver les choses. Je me suis heurté à ce genre de situation. Je le signale, car je pense que, même si les choses ont évolué, mes successeurs ont certainement eu à faire face aux mêmes réactions. Au reste, l’une comme l’autre position sont, me semble-t-il, intenables. A mes yeux, la prison n’est pas un bien, elle est un mal - malheureusement, un mal nécessaire, car je ne vois pas comment on peut totalement l’éviter. Mon prédécesseur a eu le souci d’humaniser les prisons ; il a commencé à le faire et, à la fin de son mandat, a décidé de construire des prisons, ce qu’il a tardé à entreprendre, car animé à cet égard d’une conviction. J’ai pu tirer la leçon de cela. Mais le fait qu’il ait tardé n’a certainement pas facilité ma tâche. Je suis personnellement convaincu qu’il faut rechercher des solutions de peines en dehors de la prison, dans le cadre de libertés. J’avais lancé une institution - les camps de travail - qui pourrait être très largement développée pour toute une catégorie de détenus. Toutefois, on ne peut totalement supprimer la prison ; par conséquent, le devoir d’un gouvernement, en particulier d’un garde des sceaux, est d’en humaniser les conditions de vie et de développer au sein de la prison une prévention qui se révèle souvent inefficace à l’extérieur.

Ces principes ont inspiré la réforme que j’ai engagée. On a, je crois, négligé l’aspect humanitaire qu’elle revêtait pour n’y voir qu’un effort de construction. Mais il faut dire que je me trouvais dans une situation telle que je me sentais véritablement pris à la gorge, puisque, d’un côté, j’appartenais à un gouvernement qui prônait une politique sécuritaire et que, de l’autre côté, on comptait 32 000 places pour 50 000 détenus, d’où un entassement ; la progression des détenus s’établissait à l’époque de 7 000 à 8 000 par an. C’est dire que nous n’avions pas le choix.

J’ai tout d’abord évalué les besoins pour arriver à l’idée qu’il fallait créer 40 000 places. Voyez ce que cela représente en termes de dépenses publiques ; il n’était pas envisageable que me soit proposé sur le budget le montant d’un tel programme. De fil en aiguille, j’ai obtenu un effort budgétaire, que j’ai essayé d’exploiter au maximum, mais cela ne réglait qu’une petite partie du problème et c’est pourquoi je me suis tourné vers la solution d’une privatisation, notion qui, s’agissant de prisons, peut choquer beaucoup d’esprits, ce qui n’a d’ailleurs pas manqué à l’époque. Elle n’est pourtant pas contre-nature, puisque l’organisation de la vie pénitentiaire n’est pas un acte judiciaire : elle est simplement sous le contrôle étroit de la justice mais on peut considérer que l’exécution des peines peut être confiée à des mains diverses dès lors qu’elles restent sous ce contrôle.

Pour des raisons d’opportunité - il fallait faire quelque chose alors qu’il n’y avait pas d’argent -, j’ai trouvé un système qui tournait la difficulté. Il m’est apparu assez vite, compte tenu de l’expérience acquise de la vie pénitentiaire, que c’était, non seulement la seule façon de financer l’effort rapide et brutal qui devait être fait, mais également la seule façon de transformer la vie dans les prisons en France. Pourquoi ? Parce que l’administration pénitentiaire est une administration très immobiliste, essentiellement concernée par l’exigence sécuritaire, elle est rigide, lente et s’en remettre à elle pour traiter le problème dans les termes où j’avais décidé de le faire me paraissait impossible. J’ai toujours été frappé des mauvaises relations qui existaient en général entre les gardiens et les détenus, bien souvent pas humaines. Dans la privatisation, j’ai vu plus qu’un expédient pour franchir une difficulté financière : j’y ai perçu la possibilité d’entreprendre la rénovation pénitentiaire à laquelle j’étais attaché.

La privatisation devait intégrer trois fonctions : la conception de la prison, celle de la construction et celle de la gestion. Ce regroupement présente l’avantage d’optimiser, d’assurer un équilibre entre les exigences de la construction et les exigences de la gestion, dans la mesure où c’est le même maître d’ouvrage qui assure les deux fonctions. Il n’a pas intérêt à être défaillant sur l’une d’elles, dans la mesure où il le paye immédiatement sur l’autre. C’était donc un système très cohérent présentant des avantages économiques importants. On peut considérer que la diminution du coût de construction était de l’ordre du tiers et celle de la gestion d’environ 20 %. Si l’on ajoute à cela que le rendement, si je puis dire, des nouvelles prisons fonctionnant sous ce régime s’est révélé dans l’ensemble d’une qualité supérieure aux anciennes, le système se révélait économiquement avantageux. Il était en outre très rapide à mettre en _uvre. Réaliser ce programme initialement de 15 000 places ramenées à 13 000 places en moins de trois ans aurait pris douze ans s’il avait été engagé par l’administration pénitentiaire. Il a naturellement permis de financer son coût très élevé. Parallèlement, c’est un programme axé sur la conception de la prison comme instrument de réinsertion et comme assurant aux prisonniers la dignité à laquelle ils ont droit dans leur vie quotidienne.

Cela s’est traduit sur le plan architectural par une conception radicalement différente de la prison traditionnelle, toutefois pas autant que je l’aurais souhaité et par un contenu beaucoup plus riche de la vie quotidienne du détenu avec une densité culturelle éducative, sportive, en termes d’activité, de santé, d’hygiène, absente dans les prisons traditionnelles.

J’ajoute - ce qui n’est pas négligeable ; c’est d’ailleurs exemplaire à certains égards et pourrait se répercuter sur d’autres secteurs de l’Etat - que ce fut l’occasion d’introduire des méthodes de gestion tout à fait nouvelles dans la fonction publique par une planification rigoureuse, un contrôle de gestion comme il en existe dans les entreprises avec une obligation de résultats en matière de services, une garantie de service des fournisseurs, une structure administrative adaptée à ce travail gigantesque qui a dû être réalisé très rapidement avec la création d’une délégation réunissant des personnes adaptées, capables de faire ce travail. C’est ainsi que l’ensemble du programme a pu être exécuté en moins de trois ans.

Je veux insister sur la façon dont le programme a été conçu au départ ; j’ai donné la conception du modèle que j’avais défini, mais il ne s’est pas réalisé tel quel, puisqu’il a été diminué en nombre par rapport à ce que je demandais - j’ai obtenu 15 000 places du gouvernement Chirac auquel j’appartenais alors que j’en avais demandé 25 000, lesquelles furent ensuite ramenées à 13 000. La privatisation intégrale que j’avais envisagée a été également amputée, puisqu’en a été retirée la fonction de surveillance ; par conséquent, on n’a pas fait l’expérience d’une privatisation globale comme je le pensais souhaitable en même temps que l’on a augmenté les économies que l’on pouvait espérer d’un système de privatisation intégrale.

Enfin, ce n’est pas le moins important à mes yeux : je n’ai pas réussi à briser le front des entreprises et de l’administration pénitentiaire, lesquelles ont conçu des projets encore dominés par l’exigence sécuritaire souvent trop exclusive. On n’a pas fait le type de prison que j’avais, non pas rêvé - puisque je l’avais vue sur le terrain aux Etats-Unis - mais qui m’avait grandement séduit et qui me semble la formule de l’avenir. J’ai en effet visité une prison dans l’Etat de New-York, située en pleine campagne, presque dans les bois, conçue comme un campus universitaire à l’intérieur duquel la liberté était totale. Peut-être est-ce une utopie, mais je pense que c’est ce que devrait être la prison de demain.

Par rapport à ce que j’avais imaginé avec mes collaborateurs, la réforme, par bien des côtés, reste à faire et appartient à l’avenir.

La situation actuelle exige encore un effort de construction. En effet, si une amélioration est intervenue, un déficit demeure : d’après mes renseignements, il y a 50 000 détenus et 45 000 places de prison ; aujourd’hui, sur ces 45 000 places, il en est encore au moins 5 000, si ce n’est 10 000 à détruire, car les inégalités qui subsistent entre les prisons sont très choquantes : des prisons connaissent encore une surpopulation - on peut même parler d’entassement pour certaines - alors que les nouvelles prisons sont gérées selon les normes fixées par la convention des droits de l’homme. Les choses devraient pouvoir se faire à l’avenir.

La première condition - qui me semble aujourd’hui mieux remplie - porte sur l’évolution de l’opinion publique. Je la pense moins hostile à une action en ce sens qu’elle ne l’était en 1986-1987. Il faut, me semble-t-il, l’aider à prendre conscience que le détenu est un citoyen comme un autre et qu’il a droit à accéder au respect de sa dignité comme tout homme, comme tout citoyen.

La situation quantitative reste déficitaire et surtout très négative dans certaines prisons. C’est par conséquent l’occasion de construire de nouvelles prisons où il pourrait être fait davantage que de mon temps pour aboutir à une prison d’un type nouveau, qui serait celle de demain. Pour ce faire, la privatisation, si paradoxal que cela puisse paraître, est probablement une condition nécessaire. En effet, je crains fort que l’on n’arrive pas à briser les conceptions accumulées au fil des ans, sinon des siècles, en continuant à s’en remettre à l’administration pénitentiaire.

J’ai voulu faire mon devoir comme garde des sceaux en évitant d’avoir des états d’âme personnels pour résoudre un problème très grave à l’époque ; il a été résolu en grande partie, c’est un progrès. Il reste - ce qui me paraît non moins important et qui répond davantage à une exigence que ce ne fut le cas il y a dix ans - le respect des droits de l’homme. Nos prisons doivent encore fortement progresser sur le plan de la qualité et de l’humanisation et tout ce qui peut favoriser la réinsertion des hommes qui y sont enfermés.

M. le Président : Je vous remercie, M. le garde des sceaux, de votre exposé.

Depuis le mois de février que notre commission travaille, nous avons visité beaucoup de prisons. Nous en revenons avec une impression très douloureuse. Bien sûr, des locaux sont moins vétustes que d’autres, certains sont plus récents, mais y préside un état d’esprit général, que vous avez souligné ; d’ennui, d’abandon, une crise probablement latente chez les surveillants qui ont l’impression que leur travail est dévalorisé, que les anciens le pratiquent avec une certaine lassitude...

On parle d’une loi pénitentiaire. Pensez-vous qu’une loi pénitentiaire et un contrôle externe, comme le propose le président Canivet, pourraient s’avérer utiles ? Evidemment, il faudrait atterrir et ne pas rester dans les nuées législatives. Cela permettrait-il au détenu de redevenir un citoyen ainsi que vous le préconisiez, ce qu’il n’est généralement pas ?

Nous n’engagerons pas un débat idéologique sur le thème "prisons privées-non privées". Ne pensez-vous que les prisons privées, notamment celles du programme 13 000, souvent construites à la campagne, toutes proportions gardées, aboutissent au même résultat que les maisons de retraite lorsqu’elles sont implantées à l’écart, car les familles ont de grandes difficultés à joindre les prisons, d’autant que nous ne bénéficions sans doute pas des mêmes facilités en matière de transport qu’aux États-Unis ?

Enfin, je suis frappé par le fait que les détenus appartiennent essentiellement à des populations extrêmement pauvres : 90 % des personnes en prison sont pauvres. On pense au livre de Jacques Chevallier : " Classes laborieuses, classes dangereuses ". L’insertion n’est pas faite. Quelles mesures en faveur de l’insertion, de la réhabilitation, immense chantier dont on parle depuis vingt-cinq ans, aviez-vous engagées ? Nous avons progressé de quelques centimètres sur le parcours, mais presque tout reste à faire.

M. Albin CHALANDON : Je ne connais pas dans le détail la proposition du président Canivet. Il est certain que l’administration pénitentiaire est relativement opaque. D’aucuns parlent d’une zone de non-droit. Sans doute est-ce exagéré, mais cela revêt sans doute une certaine réalité. Il y a beaucoup d’arbitraire, le statut du personnel de surveillance est extrêmement protecteur ; il peut avoir le comportement qu’il veut ; il est très variable selon les individus. Heureusement, la qualité de l’encadrement, j’en avais été frappé, vient pallier cette situation. En général, les directeurs de prison sont des personnes remarquables, jeunes et très ouvertes à l’évolution que je viens d’analyser. Il n’en va pas de même pour tout le reste du personnel, ce qui constitue, selon moi, l’un des obstacles important à l’évolution. Essayer de donner à tout cela un cadre réglementaire global, définir les droits et les devoirs chacun, que ce soit les détenus ou le personnel qui les contrôle, me semble une bonne opportunité en même temps qu’un moyen d’action sur l’opinion publique, qui est extrêmement réservée et souvent hostile à toute évolution.

Votre deuxième question, que nous nous étions posée à l’époque, porte sur la difficulté de localiser les prisons. Même si elles sont situées à la campagne, les localisations sont relativement proches des grands centres urbains ; rares sont celles qui sont isolées ou celles qui le sont, sont des établissements recevant des longues peines. Il est vrai que c’est un problème, mais les personnes détenues ne sont pas forcément incarcérées là où demeure leur famille. Il n’y a pas une concordance géographique entre l’installation de la prison en tel lieu et la vie de la famille. L’essentiel est de choisir un lieu proche des moyens de communication, des transports publics.

Le choix des terrains est difficile, car si l’on s’installe un établissement dans les centres urbains, les coûts sont beaucoup plus élevés. On en revient toujours, d’une manière ou d’une autre, à l’aspect financier. La solution la plus humaine serait d’avoir de petites unités, mais, là aussi, c’est plus beaucoup cher. Il est plus facile d’implanter de petites unités dans des zones déjà urbanisées ; on trouvera donc plus facilement des terrains, mais le coût sera plus élevé.

Le problème le plus grave est celui de la population en prison, d’un niveau culturel très bas. Comment l’insérer ?

Ce qui est tenté par les prisons relevant du programme 13 000 forme une approche de réponse. Il n’y a pas de comparaison entre l’occupation d’un détenu dans ces prisons et les conditions de vie actuelles à La Santé, à Fresnes ou encore à Fleury-Mérogis, qui, à l’inverse des deux premières, est une prison moderne, mais qui, à certains égards, est un monstre inhumain. Le point essentiel serait de réussir à faire travailler tout ce monde. Aujourd’hui, la question est plus facile à résoudre qu’elle ne l’était en 1986 ou 1987, dans la mesure où la reprise de l’emploi rend aux yeux de l’opinion plus acceptable le fait de faire travailler les détenus, car, dès lors que l’on veut organiser une activité intense dans les prisons, on se heurte à l’argument de la concurrence déloyale, qui retire du travail à des personnes non détenues. Il me paraît essentiel que l’on arrive à assurer une activité professionnelle au plus grand nombre de détenus possible. C’est le point sur lequel, sans que j’aie d’informations très précises, on doit être encore aujourd’hui le plus défaillant.

M. le Président : Bien sûr, il faut détruire des prisons et en refaire. Nous avons été indignés en visitant la maison d’arrêt de Basse-Terre en Guadeloupe. A quelques centaines de mètres, on trouve une belle préfecture, ornée d’un drapeau tricolore de la taille de celui que l’on accroche à l’arc de triomphe le 14 juillet. Tout un symbole ! Nous avons également visité des établissements en mauvais état en métropole.

Avec l’allongement des peines et en construisant plus de places de prison, il convient de prendre garde à ne pas aboutir à davantage de personnes en prison. Quatorze milles personnes sont en détention préventive pendant des mois alors qu’elles ignorent totalement ce qu’elles vont devenir, surtout les pauvres gens, à l’avocat commis d’office. Quand on voit des personnes condamnées à de très longues peines qui attendent deux ans dans une maison d’arrêt, tout cela est assez abominable. Il faut donc prendre garde à ne pas passer de 52 000 prisonniers à 60 ou 70 000, ce qui serait horrible.

M. Albin CHALANDON : D’autant plus horrible que la justice est interrompue dans son fonctionnement, dans la mesure où elle est obligée de se régler sur la capacité des prisons. J’ai vu des condamnés rester en détention préventive un, deux, voire trois ans en maison d’arrêt avant d’accomplir leur peine. C’est une très mauvaise chose. Par ailleurs, je ne suis pas partisan des trop longues peines. Je ne crois pas qu’il soit bon d’incarcérer une personne trente ans. J’ai fait voter une peine minimale de trente ans, qui, en fait, représentait vingt ou vingt-cinq ans. Je pense qu’il faut éviter les trop longues peines. Des progrès ont été réalisés, me dit-on, en matière de détention préventive. C’est une des plaies de notre système. Il n’est un secret pour personne que les juges d’instruction n’appliquent pas la loi - et de leur propre aveu. Combien de fois ne me l’ont-ils pas avoué au cours de mes déplacements dans les différents tribunaux ! Ils considèrent que la détention préventive est un moyen de pression pour faire parler les gens. C’est en réalité un moyen policier. Nous ne nous situons plus au niveau de la justice, mais de la police. C’est un abus que nous ne dénonçons pas assez. S’il était corrigé - je crois que la Cour européenne des droits de l’homme s’en charge, puisqu’elle condamne souvent la France pour ses abus de pouvoir - nous pourrions réduire le nombre de condamnés. Davantage de travaux extérieurs en liberté pour des délinquants faibles ou moyens, moins de détention préventive et des peines moins longues, à mon avis, la prison resterait un noyau dur qui pourrait se stabiliser au niveau actuel, voire baisser. Il y a déjà stabilisation, puisque le chiffre actuel est celui enregistré il y a douze ans ; c’est dire que les juges sont certainement plus indulgents : la délinquance ayant doublé en vingt ans, les juges doivent certainement faire preuve d’une plus grande indulgence qu’en 1986.

M. le Président : Les peines sont plus longues.

M. Albin CHALANDON : Si les peines sont plus longues, le nombre global de détenus devrait augmenter, ce qui n’est pas le cas.

M. le Rapporteur : Monsieur le garde des sceaux, j’ai écouté avec beaucoup d’attention l’historique de vos prises de position sur la construction de nouvelles places de prison.

En 1987, un grand mouvement des personnels pénitentiaires a eu lieu. Il était lié au problème de gestion des établissements pénitentiaires et au problème de places. Aujourd’hui, nous comptons 52 000 détenus et à peine 50 000 places. Passent chaque année en prison, en flux, environ 85 000 personnes. Nous nous plaignons aujourd’hui - vous vous en plaigniez déjà en 1987 - de l’importance du nombre de prévenus par rapport à l’ensemble de la population pénitentiaire.

Le Parlement a voté une loi sur la présomption d’innocence qui entre en application. Elle devrait limiter - du moins nous l’espérons - la détention provisoire et l’usage qui en est fait par certains magistrats. Dorénavant, le juge d’instruction ne peut plus décider seul de la mise en détention. Dans l’action que vous avez menée, j’ai été intéressé par votre volonté de rénover le système pénitentiaire, du moins en termes d’immobilier pour aboutir à des résultats, avec quelques effets pervers que nous constatons à l’occasion de nos visites, dont l’éloignement de certains centres, à l’instant évoqué par le Président Mermaz. Lorsque l’on se rend en province, les anciennes prisons se situent généralement au c_ur de la ville. Hier, je me suis rendu à Vannes. La maison d’arrêt est un ancien couvent qui date de 1570, entièrement rénové à l’intérieur, ce qui prouve que c’est possible. Quand je dis "transformé", il ne s’agit pas simplement de peintures. Les cellules comprennent l’équipement sanitaire nécessaire, avec douche et sanitaire dans la cellule. D’autres maisons d’arrêt que nous avons visitées sont comparables en d’autres lieux. À Vannes, l’espace a été suffisamment bien étudié par l’administration, particulièrement par les trois directeurs de l’établissement qui se sont succédé en dix ans, qui, tous, ont eu la volonté forte de faire quelque chose. Certes, ils ont accaparé la grande masse des crédits de la région de Rennes. Parce qu’ils étaient animés d’une volonté que les autres directeurs n’avaient pas, l’administration leur a accordé les crédits nécessaires. C’est dire que cette maison d’arrêt, au centre-ville de Vannes, offre la particularité d’être en bon état intérieur. J’ai constaté qu’y présidait également un état d’esprit des personnels comme des détenus tout à fait différent de celui que j’ai relevé dans les maisons d’arrêt n’ayant pas fait l’objet de transformations.

Vous avez construit des établissements neufs. On a le sentiment que vous avez construit là où l’on vous a offert de l’espace, non pas là où la Chancellerie, vous garde des sceaux, l’eussiez souhaité. Ainsi que vous l’avez indiqué au début de votre intervention, l’opinion publique n’étant pas prête, les élus, conseillers généraux ou simplement élus communaux, n’étaient pas prêts à vous offrir facilement, simplement, des terrains pour construire une prison. On offre des terrains pour construire des usines, des écoles, mais offrir des terrains pour construire une prison a dû être difficile. Avez-vous construit là où vous avez pu ou là où vous souhaitiez construire ?

M. Albin CHALANDON : Globalement, sur l’ensemble du territoire, nous avons construit là où nous le voulions. Nous avions défini des zones de construction des prisons. En revanche, sur le plan local, il est certain que nous avons construit là où nous le pouvions. Je me souviens que, au début et pendant un certain temps, nous étions inquiets et craignions de ne pas trouver de terrains adéquats face à la grande réticence des communes à l’implantation d’une prison. Peu à peu, des maires ont compris que c’était là quelque chose d’économiquement avantageux pour la commune, pour son animation et son développement. Nous avons alors reçu des candidatures. Il est certain que ce n’était pas une implantation totalement libre. Nous n’étions pas totalement libres de faire ce que nous voulions, nous avons quelque peu été tributaires des possibilités offertes.

M. le Rapporteur : L’autre effet pervers que nous avons constaté est celui-ci : un contrat est passé entre l’État et le service privé qui assure une partie de la gestion de l’établissement et, lorsque le numerus clausus est dépassé, une facture supplémentaire est présentée à l’Etat. A partir du moment où l’établissement compte cent places, le cent et unième détenu n’est pas accepté et se retrouve dans un établissement "public". Bien souvent, autour des prisons neuves, tous les établissements publics sont surchargés, car l’on renvoie vers eux tous ceux qui auraient dû normalement aller dans l’établissement privé.

M. Albin CHALANDON : C’est une incitation pour l’Etat à faire son devoir. En ce domaine, le ministère de la Justice a été tragiquement sacrifié. L’attitude du ministère des Finances à son égard fut quelque chose d’inconcevable.

M. Claude GOASGUEN : Plusieurs questions que justifient les visites que nous effectuons dans les prisons et qui démontreront le caractère tout à fait déconcertant du système pénitentiaire français et ses grandes différences.

Tout d’abord, faut-il vraiment une direction de l’administration pénitentiaire - question fondamentale ?

La deuxième question fait référence aux propositions récentes sur l’indépendance des autorités qui peuvent gérer le système carcéral. Le sujet qui me préoccupe porte sur la relation entre le système pénitentiaire et la magistrature. Si les différences de conditions de vie sont fortes, il y a unanimité sur un point : les magistrats ne sont pas là, notamment ceux du parquet. Ils sont absents du contrôle des prisons qui figure pourtant parmi leurs prérogatives selon le code de procédure pénale. On constate, prison après prison, que le commun dénominateur est l’absence des procureurs. Ce n’est pas une accusation contre les hommes ; visiblement, ils ont autre chose à faire et n’ont pas le temps. Par conséquent, on constate une déconnexion entre un système administratif qui tourne comme tel et ce qui forme normalement l’autorité de contrôle permanent. Comment imaginez-vous le retour de la magistrature dans le cadre de l’administration pénitentiaire ? Je dis bien "le retour", car j’ai le sentiment qu’il n’y est plus, s’il y fut à un moment donné.

M. Albin CHALANDON : Il convient de distinguer l’exercice de la fonction et le contrôle.

L’exercice de la fonction est de caractère administratif. L’administration pénitentiaire a longtemps relevé du ministère de l’Intérieur. Dans certains pays, elle appartient encore au ministère de l’Intérieur. Ce n’est pas une fonction judiciaire. En revanche, elle doit être sous le contrôle judiciaire. C’est là où il y a vraiment quelque chose à faire.

M. Claude GOASGUEN : Mais pas sous le contrôle du garde des sceaux ; la fonction judiciaire relève de la magistrature.

M. Albin CHALANDON : Non, sous le contrôle judiciaire, c’est-à-dire des juges ou des parquets. Je pense que les parquets jouent aujourd’hui un rôle de plus en plus actif et font de plus en plus de l’action sociale.

M. Claude GOASGUEN : Se pose la question de l’autorité hiérarchique du garde des sceaux sur l’administration. Ce n’est donc pas à ce contrôle auquel vous faites référence, mais bien à celui du magistrat ?

M. Albin CHALANDON : Absolument. Je pense que l’on peut renforcer le rôle des magistrats. Selon moi, ce rôle de fonctionnement relève davantage des parquets, qui doivent veiller au respect des réglementations. Je suis partisan du resserrement du contrôle judiciaire. Cela s’inscrit dans l’ordre des choses. Ainsi que je l’ai indiqué très nettement, l’administration pénitentiaire était emprunte d’une opacité - j’ignore si elle l’est restée - dont il était très difficile de venir à bout. J’ai "consommé" deux directeurs de l’administration pénitentiaire. Dès qu’ils étaient à la tête de l’administration, on ne pouvait plus les contrôler. Ils faisaient ce qu’ils voulaient.

M. Claude GOASGUEN : Il faudrait donc judiciariser les prisons.

M. Albin CHALANDON : Pas forcément, je pense qu’elles doivent être sous contrôle judiciaire.

M. Michel HUNAULT : Monsieur le garde des sceaux, vous nous avez dit que vous aviez trouvé la prison idéale...

M. Albin CHALANDON : Je ne l’ai pas trouvée, je l’ai cherchée !

M. Michel HUNAULT : Que vous l’aviez cherchée et que vous l’aviez trouvée dans l’état de New-York. Vous avez ajouté que le poids de l’opinion ne permettrait pas de faire la même chose en France.

Croyez-vous que l’opinion publique permettra de donner suite à un certain nombre des conclusions qui suivront cette commission parlementaire ? Ne croyez-vous pas que c’est le véritable obstacle à lever pour apporter des améliorations à la dignité des prisonniers, mais également pour améliorer la condition du personnel qui travaille dans les prisons ?

Vous avez ensuite indiqué que vous étiez contre les longues peines. Ne doit-on pas se poser la question de savoir à quoi sert la prison lorsqu’aucun traitement n’accompagne la privation de liberté ? On sait notamment que la privation de liberté n’améliorera pas le détenu condamné pour crime sexuel. Une fois qu’il sort, la tendance est à la récidive. Ne croyez-vous pas qu’au-delà de la privation de liberté, il y ait à redéfinir la fonction de la prison ?

M. Albin CHALANDON : Je pense avoir quelque peu répondu par avance à ces questions dans mon exposé liminaire. J’ai d’ailleurs conclu en disant que la première chose à résoudre était un problème de communication et d’information de l’opinion publique sur la réalité pénitentiaire et sur la nécessité d’avoir des prisons qui respectent ce à quoi nous sommes attachés, autrement dit les droits de l’homme.

Nous avons affaire à une population qui se bouche les oreilles, du moins c’était le cas dans les années 80. Cela m’avait beaucoup frappé. La situation toutefois a dû évoluer. Une action est à mener en ce sens et tel est le rôle du pouvoir politique.

Quant aux traitements médicaux, il n’y a pas de règle générale, chaque cas est particulier. On sait que les personnes ayant commis des crimes sexuels recommencent dès qu’elles sont libérées. Ce problème doit trouver sa propre solution grâce aux progrès de la science. Plusieurs méthodes doivent exister. Il est certain que l’on ne peut prendre le risque de relâcher rapidement des criminels de ce type.

M. Jacky DARNE : Monsieur le garde des sceaux, j’aimerais vous poser une question générale et une question plus précise.

Je partirai d’une phrase de M. Robert Badinter prononcée lors de son audition : "Il y a un discours républicain sur la prison, il n’y a jamais eu de prisons républicaines." Partagez-vous le même sentiment ? Depuis le XIXème siècle, qu’est-ce qui a marqué, selon vous, la politique pénitentiaire : la continuité et donc une certaine constance dans la place de la prison dans la société quels qu’aient été les gouvernements successifs ou, en qualité de garde des sceaux, avez-vous porté un jugement très différent sur ceux qui vous ont précédé ou qui vous ont succédé quels qu’aient été les gouvernements auxquels ils ont participé, sans privilégier uniquement le mode de financement ou de gestion des établissements, mais dans l’idée que l’on se fait de ce que doit être une prison dans une société comme la nôtre ? Dans une société développée, quelle est la fonction d’une prison et, à travers cette définition, quelles politiques mettre en _uvre ? Trouvez-vous que les gardes des sceaux qui se sont succédé ont plutôt eu la même appréciation de la situation ou que l’on a assisté à des variantes ?

J’ai visité des prisons relevant du programme 13 000 et des prisons plus anciennes. L’insuffisance en moyens humains semble être une constante des prisons 13 000. Le défaut de présence et de dialogue entre les prévenus et le personnel, qu’il soit privé ou public - autrement dit, entre les surveillants ou les personnels assurant des tâches hôtelières - rend la détention plus insupportable. On s’en rend compte, car les détenus demandent à ne pas se rendre dans ce type d’établissements "plus confortables" que d’autres, mais où les relations humaines sont insuffisantes. Le souci d’augmenter le nombre de places par une meilleure gestion financière n’a-t-il pas conduit à des définitions de normes en termes de présence humaine à l’origine de difficultés dans ces établissements et qui le demeurent ?

M. Albin CHALANDON : Je n’ai pas l’expérience de ce qui s’est passé après moi. J’ai lancé une opération, elle fut exécutée en partie, puisque le nombre de places initialement prévu a été réduit, mais j’en ignore les résultats dans la mesure où, chef d’entreprise depuis dix ans, j’ai vécu dans un monde aux préoccupations autres que celles-là. Sans doute n’ai-je pas fait tout mon devoir : ancien garde des sceaux, j’aurais peut-être dû me tenir davantage au courant.

La perfection ne caractérise aucun système ni aucune des organisations réalisées ou qui le seront. Les failles sont inévitables. Toutefois, d’après ce que j’ai pu lire, notamment de certains détenus - je pense à un détenu célèbre, Bernard Tapie - qui m’a dit, après avoir été dans les anciennes et les nouvelles prisons, qu’il n’y avait pas de comparaison entre les unes et les autres. Les détenus sont unanimes à le reconnaître. C’est le seul témoignage que j’ai, il vaut ce qu’il vaut !

M. Claude GOASGUEN : L’échantillon n’est pas représentatif !

M. Albin CHALANDON : Voilà ! C’est ce que j’allais vous dire ! Je cite tout de même cette anecdote, car elle est indicative.

Vous m’avez posé une question sur le comportement de mes prédécesseurs et de mes successeurs. Je me refuserai à porter quelque jugement que ce soit. Parmi les gardes des sceaux qui se sont succédé, certains sont restés longtemps, d’autres ont passé. Ils n’étaient pas animés des mêmes perspectives ni des mêmes visions. On ne voyait pas les choses il y a trente ans - pour moi, ce n’est pas si vieux, c’est récent - de la même façon qu’aujourd’hui. Un grand garde des sceaux comme Pleven ne ressentait probablement pas les mêmes exigences avec la même force qu’on les ressent aujourd’hui et que lui-même les ressentirait aujourd’hui. Je ne veux pas donc pas me prononcer sur les comportements des gardes des sceaux. Mon prédécesseur, M. Badinter - Michel Crépeau n’est resté qu’un mois, il n’a donc pratiquement pas officié - avait grand souci d’humaniser les prisons, ce qu’il a commencé de faire en prenant des mesures fortes et révolutionnaires et qui ont fait hurler beaucoup de gens. En revanche, en ce qui concerne le nombre de places, il fut hostile pendant deux-trois ans à la création de nouvelles prisons alors qu’il voyait le nombre des détenus augmenter considérablement d’année en année. Il a fini par lancer un programme tardivement. J’aurais aimé en bénéficier plus rapidement à mon arrivée. Mais c’est quelqu’un qui avait une vision très large du problème pénitentiaire et qui a introduit un souci humaniste, qui n’a pas été présent dans l’esprit de tous les gardes des sceaux. C’est ce que l’on peut en dire.

"Prisons républicaines", qu’est-ce que cela signifie ? Le principe de la République est l’égalité. Le système actuel n’est pas égalitaire puisque l’on est confronté à des différences de traitement et de conditions de vie selon les prisons. La première chose, me semble-t-il, serait d’établir un système homogène, où le détenu soit assuré partout de connaître les mêmes conditions de vie. C’est une condition qui me semble importante. Cela dit, il existe des réticences à une conception républicaine, certainement liées, si l’on remonte les siècles, au fait que notre pays est marqué par son passé et que l’ancien régime pèse encore sur nous. La meilleure preuve est l’instruction à la française, issue de l’inquisition. C’est également vrai dans le domaine pénitentiaire. Pour la plupart, les prisons actuelles datent du XIXème siècle. Elles ont été marquées dans leur conception architecturale par un mode de vie qui fut celui du XIXème siècle quand la République a commencé à s’installer. Sans doute cela relève-t-il davantage d’un état d’esprit général de l’opinion. On revient au problème évoqué précédemment : une opinion publique qui soutiendrait une action de ce type. Je le répète, ce me semble une tâche essentielle dans l’action de tout gouvernement.

M. Le Président : Monsieur le garde des sceaux, je vous remercie au nom de tous mes collègues. Nous avons été heureux de vous entendre, d’autant que votre réflexion présentait un caractère de méditation qui n’a pas été sans nous retenir.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr