7.1. La violence et l’extrémisme eurent vite fait de se propager dans l’atmosphère tendue qui régna bientôt partout au Rwanda. Les anciens schémas resurgirent. Les Hutu qui avaient mené les massacres des Tutsi au début des années 60 et en 1972-1973 n’avaient pas été punis tandis que fleurissait la carrière de ceux qui s’étaient rendus coupables de répressions cruelles contre les opposants durant les 15 premières années de la Seconde République. Désormais, dans la foulée de l’incursion d’octobre 1990, l’impunité s’étendait aux démagogues qui entretenaient délibérément une animosité latente contre ceux qu’ils considéraient comme des étrangers perfides, une catégorie regroupant non seulement les guerriers-réfugiés Tutsi du FPR, mais aussi chaque Tutsi se trouvant encore au Rwanda et chaque Hutu considéré comme faisant partie de leurs sympathisants.
7.2. Mais cela ne signifie pas que la planification du génocide ait débuté à ce moment-là. Il importe de comprendre qu’il n’y a pas eu de "signal de départ" au démarrage du génocide. À notre connaissance, il n’existe aucun document, aucun procès-verbal de réunion et aucune autre preuve qui mette le doigt sur un moment précis où certains individus, dans le cadre d’un plan directeur, auraient décidé d’éliminer les Tutsi. Comme nous l’avons déjà vu, la violence tant physique que rhétorique contre les Tutsi en tant que peuple a en fait débuté immédiatement après le 1er octobre, pour poursuivre son escalade jusqu’au génocide qui a en réalité débuté en avril 1994. Il ne fait aucun doute que cette campagne a été organisée et soutenue pour devenir, à un certain stade, une stratégie de génocide. Mais le moment exact n’a jamais été établi.
7.3. Ce fait est reflété par toutes les grandes études sur le génocide. Il est remarquable de constater qu’à peu près tous les experts deviennent vagues ou ambigus lorsqu’il s’agit de déterminer à quel moment l’organisation et la planification systématiques sont censées avoir été amorcées. De plus, même cette imprécision suscite des désaccords. Par exemple, un expert dit que le complot s’est tramé tôt après l’invasion d’octobre[1]. Un autre dit que la "répétition générale" du génocide a débuté avec la formation des escadrons de la mort en 1991.[2] Le génocide, soutient un troisième, a commencé à paraître attrayant et faisable aux cercles Akazu de la ligne dure à la fin de 1992[3]. Le quatrième affirme que le plan "été mis sur pied en janvier 1994" ; etc.[4].
7.4. Ce que nous savons, cependant, c’est qu’à partir du 1er octobre 1990, le Rwanda a traversé trois années et demie de violents incidents anti-Tutsi, dont chacun peut facilement être interprété en rétrospective comme une étape délibérée d’une vaste conspiration dont le point culminant consistait à abattre l’avion du Président et à déchaîner le génocide. Cependant, toutes ces interprétations demeurent des spéculations. Personne ne sait qui a descendu l’avion, personne ne peut prouver que les innombrables manifestations de sentiments anti-Tutsi durant ces années faisaient partie d’un grand plan diabolique. Il nous semble, d’après les preuves, plus probable que l’idée de génocide a émergé graduellement vers la fin de 1990 et qu’il a gagné en détermination et en urgence en 1994.
7.5. Nombreux sont ceux qui espéraient que ces questions cruciales seraient clarifiées par le Tribunal pénal international pour le Rwanda, créé après le génocide en vue de porter des accusations de génocide contre des gens importants. En fait, le Tribunal a conclu que le génocide avait été planifié et organisé d’avance, sans autres détails. Jean Kambanda, Premier ministre du gouvernement durant le génocide, a plaidé coupable et confessé que le génocide avait été planifié d’avance. Mais pour des raisons mystérieuses sur lesquelles nous nous pencherons dans un prochain chapitre, sa confession fut brève et de portée générale et elle n’a jeté aucune lumière nouvelle sur les nombreux détails qui manquent ; en outre, il s’est rétracté depuis[5].
7.6. Le fait que le gouvernement du Rwanda ait réagi vigoureusement à l’invasion ne prouve en lui-même rien quant aux intentions génocidaires ; n’importe quel autre gouvernement n’aurait pas réagi différemment. Habyarimana n’a jamais douté que les envahisseurs avaient l’appui du Président Museveni de l’Ouganda, et cette conviction était partagée par son homologue zaïrois, le Président Mobutu. Lorsque notre Groupe l’a rencontré, Museveni a nié avoir eu une responsabilité quelconque dans l’invasion. D’autres auraient certainement été en droit d’être soupçonneux de la complicité de son gouvernement et de son armée. Que l’Ouganda ait ou non collaboré activement à la planification de l’invasion, il doit tout au moins avoir autorisé les exilés à planifier et à exécuter l’invasion d’un État souverain voisin à partir du territoire ougandais et à l’aide d’armes fournies par l’Ouganda. Il va de soi qu’Habyarimana et ses conseillers ont immédiatement compris que le FPR et l’Ouganda venaient de leur offrir une occasion de consolider leur régime en train de s’éroder et de mobiliser l’appui international dans la guerre entamée par les envahisseurs.
7.7. Il est très important de rappeler que jusqu’alors, les Tutsi n’avaient pas été les seuls à avoir subi les abus du gouvernement pendant près de 17 ans. Il semble qu’au moment de l’invasion, de nombreux Tutsi n’étaient pas, au premier abord, sympathisants des insurgés[6]. De façon imprévue s’offrait au gouvernement l’occasion parfaite d’unifier le pays contre l’attaquant de l’extérieur. Il la rejeta.
7.8. Nous allons le répéter à plusieurs reprises dans ce rapport, les identités différentes, ethniques ou autres, ne sont pas en elles-mêmes causes de divisions ou de conflits. C’est le comportement des élites sans scrupules au pouvoir qui transforme les différences en divisions. Comme l’a dit simplement un chercheur qui étudie ces conflits, ceux qui choisissent de manipuler de telles différences dans leur propre intérêt, même au risque de créer un conflit majeur, sont de "mauvais chefs[7]." Au Rwanda, les mauvais chefs ont fatidiquement choisi la voie de la division et de la haine au lieu de l’unité nationale. Cinq jours après le début de l’invasion du 1er octobre, le gouvernement annonça que Kigali avait été attaquée par les forces du FPR[8]. En réalité, l’attaque sur la capitale n’a jamais eu lieu. Les nombreux coups de feu que l’on a pu entendre dans la ville avaient été tirés par les troupes du gouvernement rwandais. L’événement avait été ainsi soigneusement mis en scène pour fournir des motifs crédibles d’accuser les Tutsi d’appuyer l’ennemi, et le ministre de la Justice porta cette accusation. En clamant l’épithète d’"ibyitso", qui signifie complice, il affirma que l’attaque de Kigali n’aurait pas pu être organisée sans alliés de l’intérieur[9]. Or, qui pouvait être plus suspecté que les Rwandais qui se trouvaient être du même groupe ethnique que les envahisseurs ? Les arrestations commencèrent immédiatement et près de 13 000 personnes furent emprisonnées[10]. Parmi elles se trouvaient quelques opposants Hutu du régime, dont les arrestations avaient pour but soit de les faire taire, soit de les intimider pour gagner leur appui au Président. Des milliers de détenus furent ainsi emprisonnés pendant des mois, sans chefs d’accusation, dans des conditions déplorables. La plupart d’entre eux furent torturés et ils périrent par douzaines[11]. Les massacres organisés des Tutsi allaient bientôt suivre.
7.9. Dès le début de l’invasion, Habyarimana fit appel à l’armée française. Les forces françaises arrivèrent la nuit même de la fausse attaque et évitèrent probablement au régime Habyarimana de subir une défaite militaire[12]. Il n’est pas surprenant de constater que la version donnée par le gouvernement de ces premiers événements - la fausse attaque sur le capitale - a été largement acceptée en plus de permettre d’atteindre un autre objectif : celui d’obtenir de l’aide d’autres pays étrangers amis. Pendant les trois années qui suivirent, les troupes françaises restèrent en nombres variables et furent un soutien au régime et à son armée[13]. Le gouvernement belge envoya aussi des troupes, mais il était soucieux de ses antécédents litigieux au Rwanda et ses soldats ne restèrent qu’un mois, histoire d’attendre que les ressortissants belges ne courent plus de risques[14]. Le Président Mobutu du Zaïre accepta rapidement d’offrir son soutien militaire, saisissant ainsi l’opportunité d’intervenir sur la scène africaine après la fin de la guerre froide qui le privait d’une grande partie du soutien des Américains. Ses troupes furent toutefois renvoyées chez elles pour indiscipline[15].
[1]African Rights, Death, Despair, p. xix ; Des Forges, p. 95.
[2] Filip Reyntjens, "Rwanda, Genocide and Beyond", Journal of Refugee Studies, vol. 9, no 3, septembre 1996.
[3] Prunier, p. 168-169.
[4]Timothy Longman, "State, Civil Society and Genocide in Rwanda", dans Richard Joseph (éd.), State Conflict and Democracy in Africa (Boulder, Colorado : L. Reinner, 1999), p. 352.
[5] TPIR, Le Procureur contre Jean Kambanda, 97-23-S, 4 septembre 1998.
[6] Des Forges, 49.
[7] Michael Brown (éd.), The International Dimension of Internal Conflict (Cambridge, Mass. : MIT Press, 1996).
[8] Prunier, 102.
[9] Des Forges, 50.
[10] Ibid., 49.
[11] Ibid.
[12] Ibid., 50 ; Prunier, 101-102.
[13] Millwood, Étude 1, 41.
[14] Ibid., Étude 2, 21.
[15] Ibid., Étude 1, 41.
Source : Organisation de l’Unité Africaine (OUA) : http://www.oau-oua.org
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