7.10. Les massacres des Tutsi commencèrent dès le début de la guerre civile qui suivit et ils se poursuivirent en réalité jusqu’à la victoire du FPR en juillet 1994. Après la guerre, un vaste débat s’instaura - et se poursuit encore aujourd’hui - pour déterminer dans quelle mesure et par qui étaient connus les événements qui se déroulaient au Rwanda. À notre avis, ce n’est pas là un débat sérieux. Les principaux acteurs du drame - la partie du monde qui comptait pour le Rwanda - la plupart de ses voisins des Grands Lacs, les Nations Unies et les grandes puissances occidentales - en savaient assez long sur ce qui se passait et apprirent bientôt que les événements se tramaient dans les plus hautes sphères de l’État. Ils savaient qu’il ne s’agissait pas d’une guerre insensée où "Hutu et Tutsi s’entretuaient"[16], comme on l’a parfois déclaré sans fondement. Tous ces intervenants savaient qu’un malheur terrible arrivait au Rwanda. Ils savaient même, et ils l’ont signalé, que certains individus parlaient ouvertement d’éliminer tous les Tutsi[17].

7.11. Au début de 1993, quatre organisations des droits de l’homme s’étaient réunies pour former une commission internationale d’enquête qui publia un rapport bien documenté déclarant presque qu’un génocide était une sérieuse possibilité future[18]. En vérité, de nombreux gouvernements avaient pris l’habitude de ne pas tenir compte des observations des organisations non gouvernementales, ce dont les quatre organisations se sont rendu compte à leur grande consternation. Toutefois, à peine quelques mois après, en août de la même année, le Rapporteur spécial des Nations Unies sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires émit un autre rapport découlant de sa propre mission au Rwanda, dans lequel il confirmait largement les conclusions de l’enquête antérieure. À vrai dire, le Rapporteur spécial concluait que les massacres qui avaient déjà eu lieu semblaient correspondre à la définition de génocide donnée par la Convention sur le génocide ; "les victimes des attaques, Tutsi dans la majorité écrasante des cas, ont été ciblées exclusivement à cause de leur appartenance à un certain groupe ethnique, et en dehors de toute autre raison objective." Il signalait également que la violence allait en augmentant, que la propagande extrémiste était déchaînée et que les milices étaient organisées[19].

7.12. La situation, en d’autres termes, était on ne peut plus claire. Le seul élément d’incertitude était de savoir exactement jusqu’où les auteurs du complot étaient prêts à aller. Pour de très nombreux observateurs, il y avait peu de doute que beaucoup de massacres étaient virtuellement inévitables si l’on ne trouvait pas un moyen quelconque de les empêcher. Mais qui pouvait imaginer que les radicaux franchiraient le pas et se lanceraient dans une attaque génocidaire de grande envergure contre tous les Tutsi du pays ?

7.13. Le fait est que la grande majorité des observateurs ne pensaient pas qu’un génocide aurait lieu. Plus précisément, ils ne pouvaient se résoudre à l’imaginer. Le rapport du Rapporteur spécial des Nations Unies qui entamait le sujet était soit ignoré, soit minimisé. Ayant dû se pencher sur cette question troublante, les membres de notre Groupe ont fini par comprendre que l’éventualité d’un génocide était littéralement impensable pour quiconque ; la simple idée de cette possibilité dépassait l’entendement. Tous les cas de génocide modernes ont pris le monde par surprise - malgré des signes précurseurs et des déclarations d’intention qui ne trompaient pas. Au début des années 90, à cause de son caractère rare et singulier, le phénomène de génocide était une éventualité qu’on n’osait pas envisager.

7.14. Ceci étant admis, une question embarrassante subsiste néanmoins : comment est-ce possible que ces horreurs épouvantables - que personne ne contestait - n’aient pas suffi à mobiliser la communauté internationale ?

7.15. Depuis le début des années 90, les atrocités ont toutes été rendues publiques par des organismes crédibles de défense des droits de l’homme[20]. Des massacres de Tutsi ont été perpétrés en octobre 1990, janvier 1991, février 1991, mars 1992, août 1992, janvier 1993, mars 1993 et février 1994[21]. Dans presque tous les cas, ils étaient soigneusement organisés. Chaque fois, des dizaines de Tutsi ont été massacrés par des groupes d’hommes et de miliciens associés à différents partis politiques, parfois avec la participation de la police et de l’armée, incités par les médias, dirigés par les représentants locaux du gouvernement et encouragés par quelques politiciens nationaux.

7.16. Comme nous l’avons déjà souligné, il est vrai qu’il n’est pas possible de désigner une seule réunion ou un seul document comme étant la première étape explicite et reconnue dans la planification du génocide. Mais en regardant en arrière et en analysant le déroulement des événements de 1991 jusqu’en 1992, il devient difficile de ne pas voir émerger une tendance dans ces massacres successifs. Il apparaît que les radicaux et l’armée ont travaillé ensemble pour essayer diverses techniques d’exécution. De ces expériences, leurs chefs ont tiré deux leçons : qu’ils pouvaient massacrer en grand nombre, rapidement et efficacement (un fait signalé au Secrétariat des Nations Unies dans une télécopie désormais célèbre reçue en janvier 1994[22], dont nous parlerons plus loin) et, compte tenu des réactions qu’ils avaient suscitées jusqu’alors, qu’ils pouvaient le faire impunément.

7.17. Entre les massacres caractérisés, la terreur régnait. Chaque Tutsi risquait à tout moment d’être victime de meurtre, de viol, de harcèlement ou d’emprisonnement. Au début de 1992, une société secrète qui s’était donné le nom d’"Amasasu" (balles) fut créée au sein de l’armée par des officiers extrémistes qui voulaient combattre le FPR avec plus de férocité. Ils ne tardèrent pas à distribuer des armes aux milices organisées par la CDR ainsi qu’aux extrémistes du MRND et à travailler main dans la main avec les escadrons de la mort.

7.18. Les escadrons de la mort furent créés dès 1991. L’année suivante, leur existence fut rendue publique. Un article publié en 1992 dans la revue Umurava décrivait en détail l’infâme "Réseau Zéro", un escadron de la mort à la mode latino-américaine et composé de soldats dégagés de leur service et de miliciens du MRND[23], apparemment une branche de l’Akazu et de la police secrète. L’article révélait les liens étroits qu’entretenait le Réseau Zéro avec Habyarimana et affirmait que les escadrons de la mort relevaient du Réseau. Le Réseau était dirigé entre autres par trois des beaux-frères d’Habyarimana, son beau-fils, son secrétaire particulier, le chef des renseignements militaires, le commandant de la Garde présidentielle et le colonel Théoneste Bagosora, directeur de Cabinet du ministère de la Défense et activiste qui faisait régner la crainte dans le mouvement du pouvoir Hutu (dont nous parlerons plus bas). Au cas peu probable où les diplomates à Kigali auraient oublié de faire part à leurs gouvernements respectifs de l’information contenue dans l’article de l’Umurava, deux Belges tinrent en octobre 1992 une conférence de presse au Sénat à Bruxelles pour révéler les secrets du Réseau Zéro[24]. Quelques mois plus tard, le rapport des quatre organisations des droits de l’homme mentionnées ci-dessus relata que "la responsabilité du chef d’État et de son entourage immédiat, y compris sa famille, est gravement engagée" dans les agissements des escadrons de la mort.[25]


[16] Prunier, 140.

[17] Des Forges, 121.

[18] Rapport de la Commission internationale d’enquête pour enquêter sur les atteintes aux droits de l’homme au Rwanda, mars 1993.

[19] Rapport du Rapporteur spécial des Nations Unies sur les exécutions sommaires, arbitraires et extrajudiciaires, août 1993.

[20] Par exemple, voir les rapports d’Africa Watch (1992), d’African Rights (1994) et de la Fédération internationale des droits de l’homme (1993).

[21] Des Forges, 87.

[22] Ibid., 150.

[23] Prunier, 168.

[24] Ibid. ; bid.Reyntjens "Rwanda Genocide and Beyond".

[25] Rapport de la Commission internationale.


Source : Organisation de l’Unité Africaine (OUA) : http://www.oau-oua.org