La croissance du nombre des condamnés depuis vingt ans s’est parallèlement accompagnée d’un bouleversement de la structure de la population carcérale : les délinquants sexuels, les malades mentaux et les toxicomanes représentent désormais, comme dans les pays étrangers, les trois principales composantes de la population des prisons françaises et posent de redoutables problèmes de gestion aux personnels pénitentiaires.

L’émergence d’une nouvelle délinquance a des conséquences sur l’évolution de la durée de détention.
Poids des condamnés selon la nature de l’infraction

En 1978, 47,5 % des détenus en exécution de peine en métropole avaient été jugés pour un vol ou un recel. Vingt ans après, les condamnés pour infraction à la législation sur les stupéfiants sont les plus nombreux (18,7 %), suivis par les condamnés pour agression sexuelle (18,3 %). Les condamnés pour vol ou recel ne représentent plus que 17,9 % des condamnés.

Au début de 1999, sur l’ensemble du territoire français, les condamnés pour viol et autres agressions sexuelles représentaient 21 % de l’ensemble des condamnés, suivis des condamnés pour infraction à la législation sur les stupéfiants (16,8 %).

A) LES " POINTEURS " : UNE POPULATION PENALE PAISIBLE, SOUMISE A UNE DOUBLE PEINE

Alors qu’en 1980, les condamnés pour viol et attentat aux moeurs ne représentaient que 5,5 % des condamnés, ils représentent aujourd’hui 21 % de la population pénale. Au centre national d’observation de Fresnes8(*), 54 % des détenus sont condamnés pour affaires de moeurs.

La multiplication par trois, depuis dix ans, du nombre des " pointeurs " (6.030 en 1999 contre 2.070 en 1989 en métropole) correspond moins à une explosion de ce type d’infraction qu’à la levée d’un tabou : les abus sexuels au sein de la famille qui donnent désormais lieu à poursuites.

Selon une étude menée par le docteur Roland Broca sur les affaires d’agressions sexuelles jugées par la Cour d’assises de Laon en 1999, seuls deux cas sur une centaine n’étaient pas intervenus dans le cadre de la famille ou dans son environnement proche.

Les délinquants sexuels ne posent pas en eux-mêmes de problèmes de détention, compte tenu de leur âge souvent avancé. Ils ne cherchent pas à s’évader et participent très largement au travail pénitentiaire en ateliers ou dans le cadre du service général.

En revanche, leur gestion est particulièrement difficile en raison du rejet qu’ils suscitent et des brimades qu’ils subissent de la part des autres détenus. Lorsque les conditions le permettent, ils doivent être regroupés et isolés du reste de la population pénale.

Lors de son audition, devant la commission, le Père Hervé Renaudin, aumônier à la maison d’arrêt de la Santé, a dénoncé la double peine qui les frappait ; non seulement ils purgent la peine liée à l’infraction qu’ils ont commise, mais en prison, ils sont souvent interdits de toute activité collective et de toutes promenades avec les autres détenus, sous peine de violence à leur encontre : " L’administration est impuissante à cet égard : s’il lui fallait gérer tous les cas de ce type, le climat deviendrait insupportable. Il existe donc une sorte de tolérance. On conseille même à des arrivants pour délit grave de dire qu’ils purgent une peine pour vol de voiture, afin qu’on leur fiche la paix. En fait, les choses se savent très vite, par le on-dit ou les médias, et ces gens sont continuellement embêtés. "

Devant la commission, MM. Loïk Le Floch-Prigent et Jean-Jacques Prompsy ont notamment indiqué : " En prison, il n’y a pas de présomption d’innocence, tout détenu désigné comme " pointeur " sera considéré comme tel par ses voisins avec tout ce que cela implique comme brimades, psychologiques, physiques et sexuelles. Les gardiens laissent faire. Les membres du groupe Mialet peuvent témoigner de nombreuses scènes de passage à tabac ou de lynchage, y compris dans les cours de récréation sous les yeux des représentants de l’administration. "

Lors de ses visites, la commission a constaté que les conditions de détention des " pointeurs " étaient liées à la taille des établissements. Dans les établissements suffisamment grands pour disposer de plusieurs quartiers, et de plusieurs cours de promenades, ils peuvent être regroupés et peuvent bénéficier des mêmes activités que les autres détenus.

Parfois, dans les petits établissements, ils doivent rester souvent enfermés dans leurs cellules. Ils ont cependant la possibilité de travailler au service général, dans leurs cellules ou dans un atelier qui leur est réservé.

La commission a observé les situations les plus diverses :

 dans les petites maisons d’arrêt (Le Mans, Alençon...), les pointeurs sont le plus souvent regroupés en dortoirs collectifs et sont affectés avec un régime de portes ouvertes, au service général, et notamment à la cuisine ou à la bibliothèque ; la plupart de ces établissements ne disposent pas d’un quartier spécial, de terrains de sports et de cours de promenade qui leur seraient réservés (Toulon) ;

 lorsque leur proportion est importante dans la population pénale de l’établissement, ils peuvent être mêlés aux autres détenus, aussi bien dans les quartiers de détention, dans les ateliers, que pour les activités sportives et les promenades : c’est le cas en particulier à Melun où les détenus pour affaires de moeurs représentent 40 % de la population de la maison d’arrêt, et au centre de détention où les condamnés pour viols constituent près de la moitié des détenus ;

 les " pointeurs " font l’objet d’un isolement qui se veut rigoureux dans les établissements plus importants : il en est ainsi au centre pénitentiaire de Saint-Quentin-Fallavier où ils sont affectés dans un quartier spécifique au rez-de-chaussée de la prison et regroupés dans des ateliers, qu’il s’agisse des prévenus ou des condamnés. La délégation a pu constater l’ostracisme dont ils sont l’objet : vitres de leur cellule régulièrement brisées par les jets de pierres des autres détenus, impossibilité de se tenir devant la fenêtre de leur cellule, fréquemment obturée, obligation de vivre dans une atmosphère confinée et le plus souvent tabagique.

La commission, qui n’éprouve pas, on l’imagine, une sympathie particulière pour cette catégorie pénale, a pu constater que l’administration pénitentiaire était fréquemment incapable d’assurer la sécurité physique des " pointeurs ", voire fermait les yeux sur les brimades dont ils sont l’objet (insultes, crachats, racket, passages à tabac, viols...).

B) LES TOXICOMANES : VERS LA PRISON-HOPITAL

Inexistante il y a vingt ans, cette nouvelle population pénale constitue aujourd’hui la seconde composante essentielle des établissements pénitentiaires.

Le docteur Roland Broca a indiqué à la commission que près de 20 % des détenus étaient inculpés directement pour infraction à la législation sur les stupéfiants, tandis que 20 à 30 % des autres détenus sont incarcérés pour des délits liés à l’usage ou à l’obtention de drogues.

Au total, près de 40.000 toxicomanes, réguliers ou occasionnels, entreraient chaque année en prison, soit environ un quart de la population toxicomane française, évaluée entre 150.000 et 200.000 personnes.

Il s’agit d’une population fragile psychologiquement et très perturbée par le phénomène de manque. Elle est donc très exposée au risque de suicide et très dépendante des autres détenus dans sa quête de stupéfiants.

C) LES MALADES MENTAUX : VERS LA PRISON-ASILE

Les " malades mentaux " représentent aujourd’hui près de 30 % de la population carcérale : une telle proportion s’explique principalement par une réforme du code pénal et par une évolution inquiétante de la psychiatrie en France.

(1) La révolution psychiatrique

La situation des " asiles " français, jusqu’à une date récente, était celle de l’Enfer de Dante : camisoles de force, cris des enfermés, phénomènes fréquents de maltraitance étaient le lot quotidien des hôpitaux psychiatriques.

Depuis vingt-cinq ans, une véritable révolution s’est opérée : le credo de la psychiatrie moderne est désormais " d’ouvrir " les hôpitaux psychiatriques.

Les possibilités offertes par les traitements chimiques, la chimiothérapie (psychotropes, anxiolytiques, lithium, antidépresseurs) et la psychothérapie ont permis d’améliorer de manière très importante les soins dispensés. Un malade suivant une chimiothérapie n’est plus considéré comme " dangereux " : il est ainsi mis " en liberté " ... ce qui permet de fermer un lit d’hospitalisation. Le " discours " psychiatrique a connu une révolution parallèle, le malade mental étant considéré comme étant un malade comme un autre.

En témoigne une déclaration du Conseil syndical des psychiatres des hôpitaux du 24 septembre 19749(*) : " Le terme même d’anormalité mentale fait référence à une conception caduque de l’aliénation ; il n’y a pas plus d’anormalité mentale qu’il n’y a d’anormalité cardiaque ou gastrique. Il y a seulement des malades qui méritent d’être pris en charge, c’est-à-dire soignés.

" Ensuite, il faut rappeler que le phénomène de délinquance est un phénomène second, qui n’est pas lié ontologiquement à l’état de santé mentale du délinquant. Il ne saurait donc être question de bâtir une conception des soins et des systèmes thérapeutiques à partir d’une conduite de délinquance.

" Enfin, il est un fait que les soins psychiatriques sont donnés dans des services de soins situés dans le cadre de l’hospitalisation publique ou privée et dans celui des institutions extra-hospitalières qui y sont annexées.

" Il ne saurait donc être question d’y modifier fondamentalement la qualité des rapports contractuels qui s’établissent entre les soignants et les soignés, en introduisant des considérations de restrictions des libertés des uns comme des autres. S’il existe un problème de délinquants anormaux mentaux, dont il est compréhensible qu’ils puissent avoir des difficultés à séjourner dans les services pénitentiaires courants, il appartient à l’administration pénitentiaire d’adapter ses propres services à sa propre clientèle. "

(2) Les psychiatres en prison

Les psychiatres jouent aujourd’hui un rôle considérable dans le système judiciaire et pénitentiaire : ils peuvent établir l’irresponsabilité de l’accusé ; une fois emprisonné, ils donnent différents avis sur les placements en quartier disciplinaire et sur les hospitalisations d’office.

Ce rôle essentiel est pour le moins paradoxal, puisque la " délinquance ", en tant que telle, ne semble pas les intéresser.

" Le psychiatre n’a pas pour vocation de traiter la délinquance. Même si des déterminants psycho-sociologiques ou culturels sont en cause, elle résulte d’un choix au sens sartrien du terme. Elle relève de la sphère privée au même titre que le choix religieux, politique ou sexuel. (...) Un psychiatre ne saurait accepter de prendre quelqu’un en charge thérapeutique pour sa délinquance ".10(*)

Par ailleurs, certains psychiatres avouent très clairement les limites de leur spécialité :

" La psychiatrie, dès qu’elle se trouve sollicitée, non plus de donner un avis sur l’éventualité de l’état de démence au temps de l’action ou sur la présence d’une pathologie mentale précise et avérée, mais de rendre compte d’une grande partie des conduites d’infraction, se retrouve devant un dilemme. Ou bien elle mesure lucidement les limites de son savoir et aussi de son savoir-faire, mais au prix de décevoir une demande à certains égards légitime et de laisser sans réponse des questions graves, faute d’explications rationnelles fondées sur des connaissances effectives ; ou bien elle dépasse ce qu’elle sait, allant vers un usage sans critique de l’analogie et de l’à-peu-près, c’est-à-dire, au bout du compte, vers un croire savoir et faire croire que l’on sait infiniment préjudiciable à la vérité et à la déontologie. "11(*).

La commission a pu constater que ce discours théorique était confirmé, chaque jour, par la pluralité des diagnostics des psychiatres, à propos du même patient : on lui a indiqué dans la " prison-asile " de Château-Thierry, qu’un détenu avait fait l’objet de quatre avis psychiatriques successifs et différents.

(3) La révolution pénale

La loi du 19 juillet 1993 a profondément modifié le code pénal et, notamment, l’ancien article 6412(*) qui permettait d’exonérer les malades mentaux de leur responsabilité pénale. L’ambiguïté de la notion de " démence " pouvait permettre toutes les interprétations. Les victimes, ou les familles des victimes, s’estimaient " privées " d’un procès et les prévenus bénéficiant de cette irresponsabilité pouvaient se retrouver, au bout de quelques mois, à nouveau libres de leurs actes.

Un consensus s’est naturellement dégagé sur la nécessité de réformer l’article 64. L’article 122-1 du nouveau code pénal distingue les personnes dont le trouble psychique ou neuropsychique a aboli le discernement, qui ne sont pas pénalement responsables, et celles dont le trouble a altéré le discernement. Cette rédaction permet, contrairement à celle de 1810, de distinguer les " fous " des " demi-fous ".
Article 122-1 du nouveau code pénal
" N’est pas pénalement responsable la personne qui était atteinte, au moment des faits, d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes.

" La personne qui était atteinte, au moment des faits, d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant altéré son discernement ou entravé le contrôle de ses actes demeure punissable ; toutefois, la juridiction tient compte de cette circonstance lorsqu’elle détermine la peine et en fixe le régime. "

La dernière phrase du second alinéa de cet article pourrait laisser entendre que le juge est incité à diminuer la peine, en accordant des circonstances atténuantes. En fait, certaines juridictions y ont vu l’opportunité d’appliquer une peine plus lourde.

La commission tient à rappeler que le Sénat, lors de la discussion du code pénal, avait proposé une solution différente, selon laquelle la juridiction pourrait décider que la peine serait exécutée dans un établissement pénitentiaire spécialisé doté de services médico-psychologiques et psychiatriques appropriés.

Les psychiatres, s’appuyant sur le deuxième alinéa de l’article 122-1 du nouveau code pénal, ont interprété la loi dans un sens univoque. A leur sens, peu de troubles psychiques ou neuropsychiques abolissent le discernement de la personne ou entravent le contrôle de leurs actes. En conséquence, le nombre d’accusés jugés " irresponsables au moment des faits " est passé de 17 % au début des années 80 à 0,17 % pour l’année 1997.

Lorsque l’irresponsabilité est prononcée, le juge d’instruction est amené à se dessaisir en rendant une ordonnance de non lieu, le tribunal correctionnel prend une décision de relaxe et la cour d’assises doit prononcer un acquittement. L’infraction commise doit donc être oubliée ; elle n’a été qu’un révélateur de la maladie de son auteur. Mais ses troubles psychiques graves subsistent.

Il convient cependant de rappeler qu’une procédure quasi systématique d’information du préfet par les autorités judiciaires compétentes permet, au titre de l’article L. 348 de la santé publique (loi du 27 juin 1990 relative aux droits et à la protection des personnes hospitalisées en raison de troubles mentaux), de placer l’auteur de l’infraction en hôpital psychiatrique.

Certains psychiatres souhaitent que l’on déclare le plus tard possible l’irresponsabilité dans le cours de la procédure judiciaire, cette dernière ayant une " valeur thérapeutique ". Un certain consensus existe -semble-t-il- sur le fait qu’il ne faille pas déclarer l’irresponsabilité : " la responsabilisation du malade dans la démarche de soins est difficilement compatible avec une irresponsabilité totale sur le plan pénal "13(*).

Les experts psychiatres sont ainsi tentés de ne pas déclarer irresponsables des personnes qui seront difficiles à gérer en hôpitaux psychiatriques : dernier maillon de la chaîne, les prisons sont là pour accueillir les malades mentaux !

(4) Les fous détenus et les détenus fous

Le ministère de l’emploi et de la solidarité évalue à 10 % le nombre de malades mentaux en prison ; ce pourcentage est apparu à la commission très en deçà de la réalité.

Les spécialistes s’accordent en effet sur le chiffre de 30 % de détenus souffrant soit de troubles psychiques à leur entrée de détention, soit de troubles s’étant révélés au cours de leur détention. Cette estimation a été confirmée par les interlocuteurs de la commission.

Afin de répondre à cette situation, le système pénitentiaire s’est doté, dès 1986, de services médico-psychologiques régionaux. Il en existe aujourd’hui 26 en France pour 187 établissements. Dans la pratique, ces SMPR ne sont pas en nombre suffisant pour " gérer " la maladie mentale en détention.

L’augmentation du nombre de détenus nécessitant l’application de l’article D. 398 du code de procédure pénale est un signe de cette évolution. En effet, cet article permet aux établissements pénitentiaires de procéder à des hospitalisations d’office dans les hôpitaux psychiatriques.

Les unités pour malades difficiles (UMD) de Montfavet, Villejuif, Sarreguemines et Cadillac ne comptent qu’un peu plus de 400 places, le nombre de leurs lits étant d’ailleurs en diminution.

Ce chiffre de 400 places ne doit d’ailleurs pas abuser : loin d’être réservées aux malades provenant des lieux de détention, elles sont appelées à recevoir l’ensemble des personnes, placées en hôpital psychiatrique, dont le comportement est considéré comme dangereux.

Le placement d’un détenu en UMD nécessite donc de longs délais, les hôpitaux spécialisés disposant par ailleurs de très peu de places en " milieu fermé ".

On peut comprendre que les juges ne soient pas tentés d’infléchir la pratique des psychiatres, la mise en liberté de fous dangereux étant particulièrement difficile à admettre pour l’opinion. La fin des asiles traditionnels laisse aussi de côté les malades mentaux errants ou en situation de précarité, qui suivent leur traitement de manière tout à fait hasardeuse.

(5) Un retour à la prison de l’ancien régime

La solution du " moindre mal ", celle de l’incarcération des psychotiques, est ainsi retenue, pour le plus grand malheur de l’administration pénitentiaire.

La gestion de ces malades en détention est une lourde charge. Ils nécessitent, par nature, beaucoup plus d’attention, d’écoute, et de soins.

En raison d’une dérive psychiatrique et judiciaire, des milliers de détenus atteints de troubles psychiatriques errent ainsi sur le territoire national, ballottés entre les établissements pénitentiaires, leurs quartiers disciplinaires, les SMPR, les UMD, les unités fermées des hôpitaux pénitentiaires... Le tout sans aucune cohérence.

Paradoxe terrible, la réforme du code pénal et la nouvelle " pratique " des psychiatres ont abouti à un résultat inattendu : de plus en plus de malades mentaux sont aujourd’hui incarcérés. La boucle est bouclée : la prison, aujourd’hui en France, est en train de retrouver son visage antérieur au code pénal napoléonien.

D) LES DETENUS AGES : VERS LA PRISON-HOSPICE

En raison de l’allongement de la durée des peines et de la modification de la structure de la population carcérale selon les infractions, les détenus sont de plus en plus vieux. Le tableau ci-après en témoigne :

En vingt ans, alors que la population carcérale âgée de 16 à 25 ans a diminué, le nombre de détenus âgés de 30 à 40 ans a plus que doublé tandis que celui des plus de 60 ans a été multiplié par cinq.

Alors qu’en 1978, les détenus de plus de 40 ans représentaient seulement 14,6 % de la population carcérale, ils en constituent aujourd’hui 26,5 %.

Or, le vieillissement de la population carcérale n’est pas sans poser des problèmes à l’administration pénitentiaire. Aujourd’hui, 337 détenus sont septuagénaires et 22 octogénaires. Parmi eux, certains sont physiquement dépendants, alors même que les établissements pénitentiaires ne sont pas équipés pour accueillir une telle population. Non seulement les cellules ne sont pas adaptées, mais l’architecture des prisons n’a pas été conçue pour des personnes invalides. Ainsi, il n’existe pas d’ascenseur et les distances à parcourir pour accéder aux cours de promenades, aux parloirs ou encore aux unités de soins sont souvent importantes.

Par ailleurs, dans les établissements spécialisés pour les personnes dépendantes, ces dernières bénéficient d’un personnel formé qui assure leurs soins. En prison, les détenus dépendants, impotents ou incontinents doivent se débrouiller tous seuls. Souvent, ils ne sortent plus de leurs cellules et leur hygiène peut s’avérer très précaire.

Enfin, il ne faut pas sous-estimer leur isolement familial et social, surtout lorsqu’ils purgent de longues peines. Une enquête menée auprès des directeurs de prison a permis de constater qu’à partir de 7 ou 8 ans d’emprisonnement, les familles ne se manifestent plus régulièrement. Devenus complètement dépendants de l’administration pénitentiaire, certains sont incapables d’imaginer une vie en dehors de la prison. A la maison centrale de Clairvaux, la commission d’enquête a rencontré un détenu âgé de 72 ans qui refuse de partir pour une maison de retraite, alors même qu’il pourrait bénéficier d’une remise de peine.

E) LES MINEURS : LA HANTISE DES PERSONNELS PENITENTIAIRES

(1) Les mineurs et la prison

Le régime pénitentiaire applicable aux mineurs varie selon l’âge et la gravité de l’infraction.

Les mineurs de moins de 13 ans bénéficient d’une présomption d’irresponsabilité ; seules des mesures éducatives peuvent être prononcées à leur égard et leur détention est interdite. A partir de 13 ans, les juridictions compétentes peuvent prononcer des mesures éducatives ou des condamnations pénales " si les circonstances et la personnalité du mineur l’exigent ".

Les mineurs délinquants de 13 à 18 ans relèvent de juridictions spécialisées : le juge des enfants, le tribunal pour enfants et la cour d’assises des mineurs. Le juge des enfants peut prononcer la relaxe ou prendre des mesures éducatives. S’il estime que le mineur est passible d’une sanction pénale, il doit renvoyer l’affaire devant le tribunal pour enfants qui est appelé à juger les délits et les crimes commis par les jeunes de moins de 16 ans. La cour d’assises des mineurs est appelée à juger les jeunes criminels de 16 à 18 ans.

(2) L’évolution des effectifs

Si l’âge moyen des détenus a augmenté en vingt ans, le nombre de détenus mineurs a diversement évolué pendant la même période, comme en témoigne le graphique ci-après.

Après avoir oscillé entre 700 et 1.000 entre 1980 et 1988, le nombre des mineurs incarcérés a fortement diminué pour atteindre 400 détenus en 1991. Depuis cette date, il est en augmentation, avec un palier de 600 mineurs de 1993 à 1996, auquel a succédé une nouvelle progression.

Ces fluctuations résultent de deux facteurs : les modifications du régime pénal et des pratiques judiciaires, elles-mêmes influencées par l’évolution de la délinquance juvénile.

(3) Les modifications législatives

Comme le rappelle un rapport récent14(*), " la baisse du nombre de leurs incarcérations entre 1985 et 1993 est liée aux modifications législatives de 1985, 1987 et 1989. La loi du 30 décembre 1985 dispose que les services de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) sont obligatoirement consultés avant tout placement en détention provisoire et prévoit l’implantation d’un service éducatif auprès de chaque tribunal (SEAT). La loi du 30 décembre 1987 supprime la détention provisoire des mineurs de 16 ans en matière correctionnelle et des mineurs de 13 ans en toutes matières. Enfin la loi du 6 juillet 1989 limite la détention provisoire des mineurs de 16 à 18 ans à un mois en matière correctionnelle, renouvelable une fois lorsque la peine encourue n’est pas supérieure à 7 ans d’emprisonnement. En matière criminelle, cette détention est limitée à six mois pour les mineurs de 13 à 16 ans, mais peut durer jusqu’à deux ans au-delà de 16 ans. "

Pourtant, depuis 1996, malgré les modifications du code pénal précitées, le nombre de mineurs incarcérés augmente. En outre, si au 1er janvier 1997, près de 80 % des mineurs incarcérés sont des prévenus, entre 1985 et 1995, la proportion de mineurs criminels a plus que doublé. Par ailleurs, la durée d’incarcération des mineurs se raccourcit, sauf pour les peines criminelles dont la sévérité s’est accrue. Ainsi, les peines de cinq ans et plus représentaient 33 % des peines en 1997, contre 15 % en 1987. Au cours de cette même période, la durée moyenne d’incarcération a augmenté de 14 mois.

(4) L’évolution de la délinquance juvénile

L’évolution du nombre des incarcérations des mineurs ces cinq dernières années révèle deux phénomènes préoccupants. D’une part, les actes de délinquance juvénile se caractérisent par une aggravation des infractions, souvent commises avec violence contre des personnes, notamment des représentants de l’autorité ou des services publics. D’autre part, la délinquance des mineurs est de moins en moins liée au comportement type de l’adolescent testant les limites de l’adulte, mais davantage au développement d’une " déviance collective " liée à une famille, un quartier, un territoire.

La plupart des intervenants entendus par la commission d’enquête ont souligné que l’incarcération n’était pas la solution la mieux appropriée à la lutte contre la délinquance des mineurs. Toutefois, tous ont également remarqué qu’à l’heure actuelle, il n’existait toujours pas de réponse alternative en l’absence de structure adaptée à la prise en charge des mineurs délinquants.

(5) La mission impossible de la prison

On demande aujourd’hui à la prison de réussir là où tous les autres intervenants (les familles, l’école, les services sociaux) ont échoué. Comme l’a fait remarquer le docteur François Moreau à la commission, " ils ne sont pas à réinsérer, ce sont des gens à insérer purement et simplement ".

En fait, la prison, loin de gagner ce pari impossible, constitue globalement un facteur supplémentaire de déstructuration.

Trois circulaires en date du 23 juillet 1991, du 4 février 1994 et du 20 mars 1995 organisent les conditions d’incarcération des mineurs afin d’assurer leur réinsertion. Ces textes limitent l’accueil des mineurs à 53 établissements spécialisés. Ils prévoient en outre l’affectation de personnels pénitentiaires spécialement formés, le développement d’activités sportives et socioculturelles, ainsi qu’une plus grande concertation entre les services de la protection judiciaire de la jeunesse et de l’administration pénitentiaire.

Par ailleurs, les conseils de sécurité intérieure des 8 juin 1998 et 26 janvier 1999 ont préconisé l’aménagement d’unités de 20 à 25 places et le renforcement des personnels pénitentiaires, médicaux, socio-éducatifs et enseignants.

(6) Des conditions de détention généralement déplorables

Malgré l’augmentation des moyens financiers et humains dégagés depuis quatre ans pour améliorer les conditions de détention des mineurs, celles-ci restent le plus souvent déplorables.

Dans de nombreux établissements, il n’existe pas de quartiers " mineurs " véritablement isolés des autres détenus majeurs. Ainsi, à la maison d’arrêt de Loos, les mineurs sont regroupés dans le bâtiment de la petite section, au premier étage, " coincés " entre le quartier disciplinaire au rez-de-chaussée et le quartier d’isolement au deuxième. Or, il n’existe pas de séparation entre les deux derniers étages. En outre, seules 16 cellules sont mises à la disposition des mineurs, alors que leur nombre s’est élevé à 26 en moyenne sur l’année 1999.

A la maison d’arrêt de Toulon, les mineurs sont placés à l’étage des isolés en attendant la transformation de l’ancien quartier des femmes en un quartier qui leur sera réservé.

D’une manière générale, l’article D. 516 du code de procédure pénale qui prévoit l’encellulement individuel des mineurs est loin d’être respecté, faute de cellules en nombre suffisant : c’est tout particulièrement le cas dans le sinistre quartier des mineurs des prisons lyonnaises que la commission a visitées.

Tous les interlocuteurs de la commission d’enquête ont également souligné la multiplication des violences, des trafics en tout genre et du racket dans les quartiers des mineurs. Les jeunes reproduisent en prison l’organisation sociale à laquelle ils sont soumis à l’extérieur. Des bandes se créent, qui terrorisent et rackettent les plus faibles.

En outre, la prison renforce le prestige du mineur délinquant de retour dans son quartier. Comme le faisait remarquer le juge des enfants M. Denis Salas dans une interview récente, la prison " est identitairement très intéressante pour le jeune qui veut se construire une carrière de dealer ou de racketteur ".

Face à cette situation, les intervenants susceptibles de prendre en charge les délinquants mineurs apparaissent désemparés et manifestent de plus en plus de réticences à s’occuper de cette population difficile.

Mme Cécile Rucklin, présidente du GENEPI15(*), a effectué le constat suivant devant la commission : " Concernant les mineurs incarcérés et toujours dans la suite de l’ordonnance de 1945, l’éducatif doit primer sur le répressif. De plus en plus de mineurs se retrouvent en prison, pourtant dernier recours à envisager. Dans les établissements où sont placés des mineurs, l’administration pénitentiaire fabrique des fauves, des individus détruits et néanmoins très jeunes. Il faut développer les mesures prises par la protection judiciaire de la jeunesse : encadrement renforcé, éloignement, absence de contacts avec les populations carcérales adultes.

" Le problème est aigu chez les mineurs en prison et nous n’avons pas de solution immédiate. Les travailleurs sociaux n’ont plus envie d’y aller ni les instituteurs ; nous y sommes envoyés le plus souvent parce que nous sommes de bonne volonté et bénévoles. Mais nous ne sommes pas des professionnels : notre action se situe au niveau inférieur. [...]

" A la maison d’arrêt de Strasbourg, j’ai vu un jeune de 14 ans qui devait être renvoyé chez ses parents ; ils ont transmis un appel au procureur de la République, accompagné d’une pétition de toute la ville, pour qu’il ne revienne pas chez eux ni dans sa ville d’origine. A 14 ans, il fait peur à tout le monde. Je ne sais pas comment un mineur peut en arriver là, mais c’est le constat d’un échec des mesures préventives, peut-être pas assez strictes ou rigoureuses. Je n’ai pas plus de réponse. "

A la maison d’arrêt de Toulon, la commission d’enquête a mesuré à quel point la présence d’une demi-douzaine de mineurs pouvait rendre difficile la gestion de cet établissement. L’ensemble du personnel pénitentiaire est apparu complètement désarmé face à ces jeunes sans repères et conscients de leur impunité, puisque les textes interdisent qu’ils soient sanctionnés par un placement temporaire en quartier disciplinaire. Les surveillants ont avoué à la délégation leur impuissance et leur difficulté à communiquer avec les mineurs.

Comme il a été dit, il n’existe pas encore de véritable quartier " mineurs " à Toulon et les surveillants chargés de les encadrer ne bénéficient jusqu’à présent d’aucune formation spécifique, à la différence de ceux de Fleury-Mérogis.

La commission d’enquête ne peut que partager le bilan accablant dressé par la mission menée par les inspections générales sur les conditions de l’enseignement aux mineurs, à propos des conditions de détention de ces derniers : " Pour des jeunes disposant de peu de repères moraux et civiques, qui cumulent souvent depuis leur plus jeune âge des carences affectives, éducatives et scolaires, la prison constitue souvent un facteur supplémentaire de déstructuration. L’incarcération des mineurs dans certains quartiers pénitentiaires violents et criminogènes, dans lesquels s’instituent des espaces sans contrôle, est de nature à mettre en danger leur santé, leur sécurité et leur moralité au sens de l’article 375 du Code civil. Ces conditions d’incarcération ne sont conformes ni au droit national (civil, pénal, administratif), ni aux textes internationaux ratifiés par la France, qui instituent un droit à la protection et à l’éducation des enfants, y compris en détention. Le mépris du droit par ceux-là même qui ont pour charge de le faire admettre, comprendre et observer rend improbable une action éducative nécessairement fondée sur l’apprentissage du respect des lois et de la dignité des personnes ".

Tout est dit.

F) LES EXCLUS : VERS LA PRISON REFUGE ?

(1) Une population précarisée à l’entrée

En dehors de cas exceptionnels récents, liés à la délinquance financière, la prison accueille avant tout une population plutôt défavorisée. Cette population arrive en situation d’échec : échec du système scolaire, échec du milieu familial, échec du système économique.

Echec du système scolaire, tout d’abord.

La mise en place d’un programme systématique de repérage de l’illettrisme a permis de mettre en évidence l’ampleur de ce phénomène. Un tiers des détenus examinés à leur entrée en détention se situe en dessous du seuil de lecture fonctionnelle. Un sixième a des difficultés, même pour déchiffrer les mots ou les fragments de phrase.

Echec du milieu familial, ensuite.

Un grand nombre de détenus se retrouvent souvent " isolés ", ayant rompu nolens volens les liens familiaux, à la suite d’une rupture ou d’un divorce. Pour les jeunes adultes, la rupture avec le milieu familial les a plongés dans une " errance " et une misère, ayant pour conséquence une " délinquance d’appropriation ". La drogue a changé peu à peu les transgressions, rendant encore plus violente cette délinquance.

Echec du système économique, enfin.

Si l’on retire les personnes inactives (femmes au foyer, mineurs scolarisés), un tiers seulement des détenus exerce une activité régulière et rémunérée avant leur incarcération. Près de la moitié des détenus sont sans emploi au moment de leur incarcération. Pour les jeunes de moins de vingt-cinq ans, cette proportion atteint 62 %.

28 % des entrants perçoivent une indemnité de chômage. Par déduction, plus du tiers ne perçoit aucun revenu découlant de l’exercice d’une activité professionnelle présente ou passée, qu’il s’agisse de revenu d’activité ou d’allocation chômage.

Une enquête de 1996 montrait que 6 % des détenus percevaient le RMI au moment de leur incarcération. Cette proportion est sensiblement plus élevée que dans l’ensemble de la population ; il convient, de plus, de rappeler le poids important des moins de 25 ans -qui n’ont pas accès à ce minimum social- au sein de la population carcérale.

(2) Une question difficile : le maintien des minima sociaux

Les titulaires du RMI perdent ce droit en détention. Cette situation peut apparaître choquante, surtout pour des prévenus " présumés innocents ". En revanche, les bénéficiaires de l’allocation aux adultes handicapés continuent à percevoir une partie de cette prestation.

Cette rupture de droits ne concerne, en fait, que les bénéficiaires " isolés " ; dans le cadre d’un couple, ou d’une famille, l’ayant droit ou les ayants droit continuent à percevoir ce minimum social.

La question du maintien des minima sociaux est ainsi posée. Les associations caritatives sont divisées sur ce sujet.

(3) Une population marginalisée à la sortie

Quelques statistiques permettent de se rendre compte de l’état de marginalisation d’une fraction non négligeable des sortants de prison.

Un sortant sur huit n’est pas sûr de disposer d’un hébergement au moment de la levée d’écrou.

20 % des détenus sortent de prison avec moins de cinquante francs en poche.

20 % des personnes recourant aux actions d’accueil journalières organisées par les associations de lutte contre l’exclusion ont séjourné entre 2 et 5 fois en prison. Leur séjour en détention, du fait de la perte de droits sociaux et du manque de travail dans les prisons, leur a fait perdre les maigres ressources dont ils disposaient éventuellement.

Une catégorie non négligeable d’exclus peut être conduite à commettre des actes de délinquance d’une gravité moyenne, afin de pouvoir à nouveau être incarcérée.

La prison est alors considérée comme le dernier refuge.


Source : Assemblée nationale. http://www.senat.fr