A l’issue des nombreux entretiens tenus avec les personnels des établissements pénitentiaires, la commission d’enquête est en mesure d’établir un triple constat.

A) UNE ABSENCE DE CONCERTATION AVEC L’ADMINISTRATION CENTRALE

Tous les agents semblent regretter l’absence de concertation avec l’administration centrale. L’information circule, mais à sens unique, en apportant aux établissements les orientations retenues par la direction de l’administration pénitentiaire. Il n’y a pas de dialogue et les personnels pénitentiaires ont le sentiment que leur opinion n’est pas prise en considération.

La sélection des projets d’établissement pénitentiaire dans le cadre du programme 4 000 en constitue un exemple frappant. Lors de la visite de la maison d’arrêt de Toulon (qui devrait être fermée et remplacée par la construction d’un établissement à La Farlède), la délégation a pu constater que ni le directeur, ni les autres agents susceptibles pourtant de travailler dans le futur établissement n’avaient été consultés sur le choix de l’établissement ou, au moins, sur les éléments à prendre en compte pour que le bâtiment soit le plus adapté possible aux spécificités du travail en milieu carcéral. De même, l’équipe médicale ignorait si elle serait amenée à travailler dans le nouvel établissement ou si le pôle médical serait confié au privé.

Cette absence de concertation a été confirmée par M. Jean-Luc Aubin, secrétaire général de l’UFAP : " nous faisons ce que nous pouvons, mais nous ne sommes pas écoutés, nous ne sommes pas associés à la conception des établissements. Pour le programme 4 000, on nous a présenté les maquettes sans nous donner le pouvoir de modifier quoi que ce soit ".

Par ailleurs, les initiatives innovantes mises en oeuvre dans tel ou tel établissement ne sont pas valorisées au niveau national et, le cas échéant, étendues à d’autres établissements. Pour certains des interlocuteurs de la commission, ce manque de considération est à rapprocher du fait que les plus hautes fonctions de cette administration sont exercées par des fonctionnaires qui n’appartiennent pas au corps de l’administration pénitentiaire : le poste de directeur de l’administration pénitentiaire a toujours été occupé soit par un énarque, soit par un magistrat.

B) UN DEPHASAGE ENTRE LES OBJECTIFS ET LES MOYENS

La commission d’enquête a noté un certain découragement chez l’ensemble des personnels de l’administration pénitentiaire, résultant du décalage existant entre les missions qu’on leur demande d’accomplir (faire de la réinsertion, assurer aux détenus les conditions de détention les meilleures possibles) et les moyens financiers et humains qui leur sont parcimonieusement accordés.

Le sous-effectif et les vacances de postes détériorent les conditions de travail des personnels pénitentiaires, ce qui explique pour partie les réticences des syndicats de surveillants devant un certain nombre d’évolutions.

Dans les établissements pénitentiaires à gestion publique, qui souffrent d’une insuffisance de crédits chronique, le directeur et le personnel d’encadrement passent un temps non négligeable à résoudre des problèmes urgents d’intendance. Quant aux personnels de surveillance, ils doivent subir au quotidien la vétusté et le mauvais entretien des locaux dans lesquels ils travaillent. En outre, leurs relations avec les détenus s’en trouvent modifiées : il est en effet beaucoup plus difficile de faire respecter la règle lorsque l’administration que l’on représente n’est pas capable d’assurer des conditions matérielles décentes aux détenus.

Ce sentiment a été explicité par M. Jean-Luc Aubin, secrétaire général de l’Union fédérale autonome pénitentiaire :

" Nous attendons beaucoup de ces commissions d’enquête : depuis quelques années, l’UFAP essaie de mettre en avant notre administration pénitentiaire, de démontrer au peuple que notre administration manque de moyens, que c’est un service public à part entière et qu’il doit être reconnu. Pendant longtemps, malheureusement, l’administration pénitentiaire était au bout de la chaîne de la justice. A ce titre, nous avons toujours eu des budgets misérables qui ne nous ont pas permis de maintenir les détenus dans des conditions acceptables et de leur octroyer tout ce qu’ils pouvaient attendre du monde pénitentiaire. "

C) LA RIVALITE AVEC LES INTERVENANTS EXTERIEURS

Les surveillants ont fait part de leur amertume, compte tenu du décalage constaté entre l’évolution des missions de l’administration pénitentiaire, qui doit à la fois surveiller et réinsérer, et le cantonnement de leurs fonctions à la seule surveillance.

Lors de son audition, le Père Jean Cachot, aumônier à Besançon, a résumé ainsi la frustration des surveillants : " ces dernières années, la mise en oeuvre de la réinsertion a joué : elle est l’un des deux objectifs de l’administration pénitentiaire. Cela a fait entrer en prison une multitude d’intervenants. Ce fut mal perçu par le personnel de surveillance qui s’est vu reléguer dans les fonctions les plus obscures, les plus difficiles, les plus pénibles : les fouilles, la surveillance, les clés. Le travail le plus motivant a été confié à des intervenants extérieurs. Ils n’ont pas été suffisamment associés à cette démarche. "

Cette amertume est d’autant plus forte que le niveau de recrutement des surveillants a été considérablement amélioré. Toutefois, cette évolution suscite également des frustrations auprès du personnel qui occupe une fonction ne correspondant pas à ses diplômes et à ses aspirations.

Selon certains, l’administration pénitentiaire présente aux détenus un modèle carcéral dans lequel les surveillants sont " les méchants " tandis que tous les autres intervenants (le personnel médical, social et enseignant) apparaissent comme " les gentils ", qui viennent en aide aux détenus.

Cette présentation a des effets dramatiques, à la fois sur les relations entre les personnels et sur les chances de réinsertion du détenu.

Elle tend d’abord à créer des tensions inutiles entre les différentes catégories de personnel, alors que ces derniers devraient travailler en équipe en direction de chaque détenu. Ce dernier n’est d’ailleurs pas dupe et cherche à utiliser les rancoeurs qu’il perçoit à son profit.

Il en est ainsi lorsqu’une procédure disciplinaire est engagée contre un détenu. Celui-ci va alors demander à voir le psychiatre ou le médecin pour qu’il intervienne en sa faveur. En réalité, il serait plus opportun que les membres de la commission de discipline rencontrent au préalable le psychiatre ou le médecin. Une telle procédure éviterait de mettre ces derniers en porte à faux soit auprès du détenu, qui les accusera de défendre l’administration si sa sanction est confirmée, soit auprès de l’administration pénitentiaire qui verra son autorité bafouée si la sanction est amoindrie ou infirmée.

Par ailleurs, la répartition des rôles entre les surveillants et les autres intervenants compromet les chances de réinsertion des détenus : il est en effet absurde d’exclure de ce processus la seule personne côtoyant quotidiennement le détenu et qui est susceptible de fournir des renseignements très utiles aux autres intervenants.

Ensuite, une répartition stricte des rôles risque de brouiller aux yeux du détenu le sens de la peine et donc de la prison. En effet, comment un détenu peut-il se positionner s’il est à la fois considéré comme un coupable par les uns et une victime par les autres ? Tous les intervenants rencontrés par la commission d’enquête ont souligné qu’une politique de réinsertion n’avait aucune chance de réussite tant que le détenu n’avait pas accepté sa peine en reconnaissant la gravité des actes qui l’ont conduit en prison.

D) LA NECESSITE D’UNE REVALORISATION ET D’UNE RECONNAISSANCE DE LA FONCTION DE SURVEILLANCE

Maître Henri Leclerc, ancien président de la Ligue des droits de l’homme a évoqué en ces termes devant la commission la nécessité d’une revalorisation de la fonction : " Le problème des surveillants est important. J’ai beaucoup parlé avec eux : il existe de très braves types et de parfaits salauds. Il est essentiel de revaloriser la fonction de surveillant ; ce serait sans doute un facteur d’amélioration de l’humanité des prisons. Les matons, les gardiens n’ont pas la considération de l’opinion publique qu’ils méritent pour pratiquer un métier difficile et sont souvent cantonnés dans un rôle dans lequel ils se complaisaient parfois, hélas, de simple surveillance, d’observation. La nation leur a confié une fonction mais sans leur octroyer les moyens de compréhension pour exercer cette fonction.

" Je rêve d’une prison dans laquelle les surveillants seraient des éducateurs : la fonction de surveillant serait considérablement valorisée. Il leur serait donné des filières. Je n’ai pas assez dit que les conditions de l’amélioration de la condition pénitentiaire, c’est une transformation du rôle des surveillants. A cette fin, il s’agirait que le pays les considère mieux et que leur fonction soit réévaluée. Elle ne doit pas être uniquement une fonction hiérarchique ; les surveillants doivent savoir qu’ils remplissent un rôle éducatif. Ils constituent parfois le seul contact des détenus. Si ce contact reste précis et revêche, il ne mènera à rien ; si les surveillants de prison restent au bas d’une hiérarchie où ils sont humiliés, ils auront quelquefois tendance à se retourner contre les détenus et à les humilier aussi. En revanche, s’ils étaient respectés, ils respecteraient sans doute davantage les détenus. "

Par ailleurs, les surveillants souffrent du manque de reconnaissance de leur métier par l’opinion publique et se sentent indirectement montrés du doigt lorsque sont dénoncées les conditions de détention des détenus. Ils craignent que ces derniers soient présentés comme des victimes alors que pour la seule année 1999, ils ont subi 320 agressions, en ne tenant compte que des incapacités de travail d’au moins un jour qui en sont résultées.

La malaise des surveillants se traduit par des actions " coup de poing " consistant à bloquer l’accès des établissements pénitentiaires et un fort taux d’absentéisme.

La Cour des comptes24(*) a constaté une augmentation régulière des jours d’absence du personnel de surveillance pour cause de maladie au cours des dernières années. Entre 1996 et 1997, le nombre de jours d’absence par agent pour maladie ordinaire, longue maladie et accident de travail est passé de 18,99 à 21, 22 jours.

Le taux d’absentéisme pour maladie varie également selon les régions pénitentiaires, avec un écart de un à deux entre la direction régionale de Dijon (16,16 jours) et la direction régionale de Marseille (31,01 jours).

A ce titre, 375.000 jours de travail ont été perdus en 1997, soit l’équivalent de 1.300 agents en équivalent temps plein.
Absentéisme : le constat de la Cour des comptes
La pénibilité du métier de surveillant, au contact avec une population pénale difficile, et la contrainte que fait peser le rythme de travail à " horaires décalés " sur l’organisation de la vie privée, expliquent en partie cette morbidité spécifique, qui peut parfois s’apparenter à une " médicalisation des problèmes sociaux ", d’ordre personnel ou professionnel. Cette explication n’est cependant pas suffisante, d’autres causes moins " légitimes " entrent également en jeu.

Une remarquable continuité entre période de congés et période de maladie est ainsi observée par les responsables de l’organisation du service dans un nombre non négligeable de cas. Un sondage effectué sur les récapitulatifs d’absences de la maison d’arrêt de Nanterre en 1997 révèle ainsi un grand nombre de situations de continuité immédiate entre congés annuels et congés maladie, parfois associés à d’autres motifs d’absence. Ce genre de pratiques ne se limitent pas à quelques cas isolés, puisqu’elles concernent 35 agents sur un effectif total de 130 surveillants dans cette maison d’arrêt.

Source : rapport de la Cour des comptes sur la fonction publique de l’Etat, décembre 1999.

Il apparaît donc urgent d’associer les surveillants à une redéfinition de leurs fonctions et de créer un véritable travail d’équipe entre les personnels intervenant auprès des détenus.

Toutefois, cette revalorisation devra s’accompagner d’une nouvelle organisation du travail, qui ne fait pas encore l’unanimité auprès des surveillants, ou du moins des organisations syndicales.

La commission estime nécessaire de rallonger la journée des détenus, qui s’achève aujourd’hui à 17 h 30 par la distribution du repas du soir. Lors de son déplacement aux Pays-Bas, la délégation a constaté que les détenus étaient occupés jusqu’à 22 h. Les horaires de travail des surveillants devront donc être adaptés. En outre, si leurs fonctions d’éducateurs étaient renforcées, il faudrait développer le nombre des postes fixes.

La commission a constaté que les conditions de travail variaient sensiblement d’un établissement pénitentiaire à l’autre en fonction du rapport de forces entre la direction et les syndicats et des " us et coutumes " qui s’y sont peu à peu établis. Elle a ainsi constaté qu’à la maison d’arrêt de la Santé, les rondes entre 1 h et 4 h du matin avaient été supprimées. Les syndicats de surveillants ont justifié cette mesure par le fait que ces rondes étaient considérées comme un harcèlement par les détenus...

Lors de son audition devant la commission, Mme Martine Viallet, directrice de l’administration pénitentiaire, a reconnu qu’" aujourd’hui, l’organisation du service est fonction d’une journée de détention courte qui vise essentiellement comme objectif de tenir des postes de travail et d’aménager un service qui soit pratique pour les surveillants. La Cour des comptes a fait elle-même cette remarque que nous avions déjà faite nous-mêmes auparavant. Aussi, les travaux sur la nouvelle organisation du travail dans le cadre des 35 heures devront tenter une amélioration de l’organisation, pour un meilleur service rendu ".

A travers leurs actions médiatiques, les surveillants tentent légitimement d’attirer l’attention de l’opinion publique sur les difficultés qu’ils rencontrent. Toutefois, d’autres catégories de l’administration pénitentiaire connaissent des problèmes.

C’est par exemple le cas des chefs d’établissements. Dans son dernier rapport, la Cour des comptes rappelle les fonctions essentielles exercées par les personnels de direction, qu’il s’agisse de l’administration courante de l’établissement, de la gestion de la population sous main de justice ou de la gestion des personnels. Elle ajoute cependant : " souvent soumis à des pressions contradictoires des personnels, de la population sous main de justice, des intervenants extérieurs et de l’administration centrale, les directeurs constituent un corps de fonctionnaires d’autorité exposé dans lequel, si les sanctions officielles sont rares, les sanctions officieuses (mutations imposées, mise à l’écart dans des postes de chargé de mission) sont nombreuses. "

Une vingtaine de directeurs sur un total de 336 auraient été concernés par ce type de mesure au cours des dernières années.

Lors de ses déplacements, la commission d’enquête a pu constater la qualité des personnels de direction et leur motivation. En outre, le rajeunissement de cette catégorie se traduit par des modes de management plus modernes. Toutefois, elle a également perçu leur isolement, renforcé par l’attitude de l’administration centrale, préoccupée essentiellement par la sécurité des établissements et prompte à les désavouer pour assurer une paix sociale précaire. Les directeurs sont enfin entravés dans leurs missions par l’insuffisance des moyens mis à la disposition de leurs établissements.

Ces moyens ne sont pas seuls nécessaires : la commission a constaté que certains établissements étaient " tenus ", d’autres pas, que certains bâtiments étaient entretenus, d’autres laissés à l’abandon, que des maisons d’arrêt anciennes étaient fraîchement repeintes alors que leurs homologues construites dans les années 70 étaient délabrées.

Les personnels de direction ont une responsabilité directe dans le fonctionnement et la maintenance de leur établissement.


Source : Assemblée nationale. http://www.senat.fr