L’infection par le virus du sida " a fait vaciller le fragile équilibre du système de soins en milieu pénitentiaire "29(*). Afin de répondre au caractère préoccupant de la situation sanitaire de la population carcérale, les prisons se trouvant dans " un véritable état d’urgence sanitaire ", le dispositif de soins a été profondément rénové par les articles 2 à 7 de la loi du 18 janvier 1994 relative à la santé publique et à la protection sociale.
Cette réforme a constitué un progrès considérable sur le plan sanitaire ; en dehors du problème spécifique des soins dentaires30(*), les détenus bénéficient d’une qualité de soins presque équivalente à celle que l’on connaît à l’extérieur et -en tout cas- incomparablement supérieure à celle qu’ils connaissent dehors. Néanmoins, la médecine exercée en milieu pénitentiaire, où coexistent parfois difficilement les règles du code de procédure pénale et celles du code de la santé publique, reste nécessairement " une médecine de l’extrême "31(*).
A) UN PROGRES INCONTESTABLE : LA LOI DU 18 JANVIER 1994 A PERMIS DE " FAIRE RENTRER L’HOPITAL DANS LES PRISONS "
Avant 1994, la médecine en prison s’appelait la " médecine pénitentiaire ", terme impropre résultant de la contraction de " médecine en milieu pénitentiaire ". La prise en charge des soins des détenus relevait de la seule compétence de l’administration. Un ou plusieurs médecins vacataires étaient désignés par le directeur régional des services pénitentiaires auprès de chaque établissement. Une infirmerie devait être installée à l’intérieur de la prison, à laquelle était attachée, à temps complet ou à temps partiel, un infirmier ou une infirmière.
Au 1er janvier 1994, près de 250 médecins, 141 infirmières pénitentiaires et 172 infirmières recrutées par la Croix-Rouge en application de la convention du 17 février 1987 conclue entre le ministère de la justice et la Croix-Rouge prenaient en charge la santé des détenus dans des conditions matérielles et de rémunération peu satisfaisantes, mais en faisant preuve d’un réel esprit de dévouement.
L’administration consacrait alors à la santé quelque 300 millions de francs de crédits pour une population carcérale de 53.777 détenus (au 1er juillet 1993)32(*).
Pour les soins dentaires, un chirurgien-dentiste était habilité par le directeur régional des services pénitentiaires, sur proposition du chef d’établissement, et après avis du préfet. Il était tenu de faire au minimum deux visites par mois, ce qui était dérisoire au regard des besoins de la population pénale.
Dans les années 80, des réformes avaient déjà été entreprises, avec la suppression de l’inspection médicale des prisons, le décret du 30 janvier 1984 et la loi du 3 janvier 1985 instituant comme établissements d’hospitalisation publics les hôpitaux spécifiquement destinés à l’accueil des personnes incarcérées. Enfin, par décret du 6 août 1985, un organe de concertation interministériel, le comité de coordination de la santé en milieu carcéral, avait été créé.
En 198633(*), les services médico-psychologiques régionaux (SMPR) ont été créés dans les établissements pénitentiaires. Ces secteurs de psychiatrie en milieu pénitentiaire constituent des services hospitaliers à part entière de l’établissement de santé auquel ils sont rattachés. La prise en charge de la santé mentale a fait ainsi de grands progrès.
Liste des 26 établissements pénitentiaires sièges de SMPR
Maison d’arrêt d’Amiens ;
Centre pénitentiaire de Basse-Terre ;
Maison d’arrêt de Bois-d’Arcy ;
Maison d’arrêt de Bordeaux-Gradignan ;
Maison d’arrêt de Caen ;
Maison d’arrêt de Châlons-sur-Marne ;
Centre pénitentiaire de Châteauroux ;
Maison d’arrêt de Dijon ;
Maison d’arrêt de Fleury-Mérogis ;
Centre pénitentiaire de Fort-de-France ;
Centre pénitentiaire de Fresnes ;
Maison d’arrêt de Grenoble-Varces ;
Centre pénitentiaire de La Plaine-des-Galets ;
Maison d’arrêt de Loos-lès-Lille ;
Maison d’arrêt de Lyon ;
Centre pénitentiaire de Marseille-les Baumettes ;
Centre pénitentiaire de Metz-Queuleu ;
Centre pénitentiaire de Nantes ;
Maison d’arrêt de Nice ;
Maison d’arrêt de Paris-la Santé ;
Centre pénitentiaire de Perpignan ;
Maison d’arrêt de Poitiers ;
Maison d’arrêt de Rennes ;
Maison d’arrêt de Rouen ;
Maison d’arrêt de Strasbourg ;
Maison d’arrêt de Toulouse.
Les autres établissements pénitentiaires sont " rattachés ", de manière géographique, à un SMPR.
Précédé par des groupes de travail, le rapport du Haut comité de la santé publique de 1993 a contribué à la réforme de 1994. En 1992, trois expérimentations furent lancées, couplant des établissements pénitentiaires à l’hôpital le plus proche. La réforme fut même tentée par décret en mars 1993.
La loi du 18 janvier 1994 a été complétée par le décret du 27 octobre 1994 et la circulaire interministérielle du 8 décembre 1994.
Le législateur a eu pour objectif d’intégrer la population pénale dans le système de santé selon deux axes principaux : le premier est d’accorder au détenu une couverture sociale, le second de lui permettre d’accéder à des soins comparables à ceux dispensés en milieu libre, au travers du service public hospitalier.
L’affiliation à l’assurance maladie et maternité du régime général de la sécurité sociale est obligatoire, depuis le 1er janvier 1994, pour toute personne détenue (française ou étrangère). L’Etat acquitte les cotisations sociales correspondantes, au travers d’une dotation budgétaire du ministère de la justice (350 millions de francs), versée aux caisses d’assurance maladie. Il finance également la part qui n’est pas prise en charge par l’assurance maladie : le ticket modérateur pour les soins et le forfait hospitalier lors des hospitalisations.
Cette réforme, entrée en vigueur cinq ans avant celle de la couverture maladie universelle, était ainsi particulièrement novatrice.
L’accès aux soins est assuré, dans les 149 établissements à gestion directe, par une unité de consultations et de soins ambulatoires (UCSA). Les UCSA sont des unités d’établissements hospitaliers. Un protocole, signé par le directeur de la prison et le directeur de l’hôpital, sous l’égide des autorités régionales, précise les règles d’organisation et de fonctionnement.
Selon le décret du 27 octobre 1994, l’hospitalisation d’urgence ou de très court séjour est orientée en première intention sur l’hôpital signataire du protocole, les autres hospitalisations devant être effectuées dans un hôpital de référence figurant sur une liste fixée par arrêté conjoint des ministres de la justice, de l’intérieur, de la défense et des ministres chargés de la santé, de la sécurité sociale et du budget.
Enfin, la réforme de 1994 s’est attachée à assurer le reclassement des infirmiers pénitentiaires, en instituant notamment des dispositions particulières d’intégration de plein droit dans la fonction publique hospitalière.
Réforme récente, elle n’est réellement effective que depuis 1996-1997, comme l’a rappelé le docteur François Moreau devant la commission. Tous les protocoles sont désormais entrés en vigueur entre établissements pénitentiaires et établissements hospitaliers.
Les différents interlocuteurs de votre commission d’enquête ont insisté sur l’acquis essentiel que représentait la loi du 18 janvier 1994. Les hôpitaux -réticents au départ- ont finalement " joué le jeu ".
B) UNE REUSSITE A PARFAIRE : LES CONDITIONS D’EXERCICE DE LA MEDECINE DANS LES ETABLISSEMENTS PENITENTIAIRES RESTENT PERFECTIBLES
(1) Des locaux qui demeurent inadaptés
La plupart des établissements ont installé leur UCSA dans les anciennes infirmeries, souvent peu rénovées.
La surface du service médical est ainsi le plus souvent insuffisante. Par exemple, Bois-d’Arcy dispose de 100 m2 pour une consultation de 120 à 150 détenus par jour.
La commission, en visitant un certain nombre d’établissements, a pu se rendre compte " de visu " que les locaux étaient souvent exigus, placés en haut d’un escalier étroit (ce qui rend impossible le " brancardage ").
Le problème global de l’inadaptation d’un certain nombre de locaux d’établissements pénitentiaires à leur mission reste posé.
(2) Un accès aux soins qui reste soumis à la bonne volonté du personnel de surveillance
L’intermédiaire d’un surveillant reste nécessaire pour qu’un détenu puisse accéder aux soins, et se rendre en consultation dans l’UCSA. Certains médecins se plaignent de ce " filtre ", qui ne prend pas suffisamment en compte l’état de santé du détenu. Les surveillants ont tendance à relativiser la nécessité d’un entretien médical. Effectivement, dans un grand nombre de cas, le détenu exprime la demande d’être écouté, pour bénéficier d’une " occupation " rompant avec la monotonie de sa journée en cellule et faire part de sa solitude et de ses angoisses.
La question de la permanence des soins et des cas d’urgence est également essentielle. Ainsi, les établissements ne disposant pas de ronde de nuit entre 1 heure et 5 heures du matin ne peuvent assurer une permanence des soins : cette situation, qui est celle de la maison d’arrêt de la Santé, a été à juste titre dénoncée.
(3) La complexité des transferts prison - hôpital
La compétence de l’UCSA étant -par définition- limitée aux " soins ambulatoires ", elle ne peut répondre à tous les besoins.
Si le détenu doit être examiné par un spécialiste, il devra se rendre -sous escorte et surveillance- à l’hôpital de rattachement.
Ces transferts sont complexes à organiser ; en effet, ils nécessitent la coordination de trois administrations différentes, celle de l’établissement pénitentiaire, celle de l’hôpital et celle des forces de sécurité accompagnant le détenu (police ou gendarmerie). Ils sont coûteux en temps et en personnel. Enfin, les hôpitaux d’accueil sont souvent réticents à l’idée d’accueillir des détenus en consultation.
Pour cette raison, les établissements les plus importants proposent des consultations spécialisées : des médecins spécialistes se rendent en prison. La commission a pu ainsi visiter le centre de consultations spécialisées de Fleury-Mérogis.
Le développement de ces consultations spécialisées est désormais prioritaire. Malgré ces efforts, on notera que 1998 a connu une augmentation sensible des consultations de détenus à l’extérieur des établissements (37.113 mouvements en 1997, 45.342 en 1998).
Lorsque l’hospitalisation est nécessaire, la présence de surveillants, accompagnant le détenu lors de son séjour à l’hôpital, est inévitable : en 1998, 43 emplois de personnel de surveillance ont été créés pour assurer cette charge.
Le gouvernement s’est efforcé de " rationaliser les hospitalisations de détenus ". Un schéma national d’hospitalisation des détenus, imaginé à la suite de la mission conjointe à l’inspection générale des affaires sociales (IGAS) et à l’inspection générale des services judiciaires (IGSJ), a défini sept unités interrégionales d’hospitalisation sécurisées (UHSI), implantées en CHU, destinées à concentrer l’ensemble des hospitalisations de détenus, en dehors des situations d’urgence.
Les UHSI
Ces UHSI fonctionneront de la manière suivante :
– une unité de soins classique, lieu d’hébergement des détenus et de réalisation des soins, dont toutes les circulations sont sous contrôle visuel total et permanent direct, ou, à défaut, par l’intermédiaire d’un système de caméras ;
– un accès unique dont le contrôle est assuré par un poste central protégé, situé dans l’unité ;
– un périmètre extérieur dont la sécurité est renforcée afin d’empêcher toute évasion, intrusion ou communication avec l’extérieur.
La sécurisation des unités d’hospitalisation est à la charge de l’administration pénitentiaire, les personnels et les infrastructures nécessaires étant à la charge de la direction des hôpitaux. Le coût total de cette opération a été chiffré à 5 millions de francs par site (35 millions au total).
Dans le cadre de ce schéma, l’Etablissement public de santé national de Fresnes est appelé à jouer le même rôle que les UHSI, au profit des détenus de la direction régionale des services pénitentiaires de Paris, des régions Haute-Normandie et Bourgogne, en lien étroit avec l’assistance publique hôpitaux de Paris (AP-HP), du fait des limites de son plateau technique.
La mise en place des UHSI a connu un retard imputable notamment à un désaccord entre le ministère de l’intérieur et le ministère de la justice. Ce différend portait sur les escortes et la garde : finalement, ce sont les surveillants qui seront à l’intérieur des UHSI et les forces de police et de gendarmerie se tiendront devant la porte d’entrée de ces unités. Enfin, les escortes programmées seront assurées par le personnel pénitentiaire.
L’Etablissement public de santé national de Fresnes, à la suite d’un rapport conjoint Direction des hôpitaux/administration pénitentiaire a fait l’objet d’une restructuration, la médicalisation étant renforcée en lien avec l’AP-HP.
(4) Une coopération à renforcer entre l’administration pénitentiaire et le monde médical
Le personnel pénitentiaire s’est senti " délesté " de la santé du détenu par la réforme de 1994. Pourtant, il est évident qu’il continue à jouer un rôle essentiel, puisqu’il est -une fois de plus- le seul à être en contact permanent avec les détenus.
Les surveillants n’ont pas connaissance des problèmes pathologiques de la santé du détenu, en raison du secret médical. Ils considèrent que l’information va dans un seul sens, puisqu’ils rapportent au service médical différentes informations sur le détenu, sans avoir " en retour " des informations du monde médical. Fouillant les cellules ou les détenus, ils peuvent découvrir des stocks de médicaments qu’ils seront amenés à saisir, soupçonnant le détenu de les utiliser pour se droguer34(*).
Lorsque les services médicaux constatent un problème particulier ayant trait à la santé des détenus, ils n’ont qu’un seul recours : écrire au chef d’établissement.
Des réunions régulières et programmées entre service médical et responsable d’un établissement pourraient permettre une meilleure coopération.
(5) Le cas particulier des établissements pénitentiaires à gestion déléguée
Dans les 21 établissements pénitentiaires à gestion déléguée (établissements du programme " 13 000 "), des équipes médicales dépendant des groupements privés assurent la mission de soins aux détenus.
L’article 4 de la loi du 18 janvier 1994 a en effet prévu des dispositions de dérogation pour les EPGD, le service public hospitalier n’intervenant pas à l’intérieur des établissements. Mais ces dispositions dérogatoires sont transitoires : l’intention du législateur de 1994 semble bien avoir été de considérer qu’à terme, les soins aux détenus devraient être assurés par le service public hospitalier.
Le rapport de M. Pierre Pradier montre que la qualité des soins dans les EPGD n’est pas inférieure à celle des établissements à gestion directe. Pour autant, plusieurs problèmes sont notés :
– renouvellement fréquent des praticiens ;
– formation insuffisante des personnels de santé aux pathologies particulières des détenus (HIV, hépatite C, toxicomanies,...) ;
– éloignement des EPGD, ce point dépassant le seul problème des soins. Les médecins qui exercent à la prison de Joux-la-Ville, établissement situé à près de 40 km de la première gare de chemin de fer, viennent d’Auxerre, de Fontainebleau, voire de Paris35(*). Les services médicaux des établissements 13.000 rencontrent de grandes difficultés en ce qui concerne les consultations externes et les hospitalisations.
C) UNE CONTRADICTION A RESOUDRE ENTRE LA MEDECINE SOMATIQUE ET LA PSYCHIATRIE
A l’extérieur, la médecine somatique et la psychiatrie -en dehors d’exceptions remarquables- s’ignorent superbement. En prison, elles sont amenées à collaborer de manière beaucoup plus étroite, afin d’assurer le suivi médical et psycho-médical des détenus.
Mais la création des SMPR est antérieure à celle des UCSA : la coordination de ces deux structures n’est pas sans poser de problèmes. Les psychiatres des SMPR n’ont pas toujours vu d’un très bon oeil l’arrivée de médecins hospitaliers, susceptibles de porter un regard critique sur leurs " pratiques ". Pour les médecins des UCSA, les SMPR sont insuffisamment indépendants de l’administration pénitentiaire.
La commission a constaté que cette coordination pouvait, selon les endroits, soit se dérouler dans de bonnes conditions, soit être quasi absente.
Dans des établissements de petite ou de moyenne taille, le psychiatre de l’établissement fait partie de l’UCSA.
Dans les établissements disposant d’un SMPR, il peut y avoir une séparation nette entre les activités de l’UCSA et celles du SMPR. Certains SMPR peuvent ainsi refuser de " traiter " des malades mentaux qui leur apparaissent " trop perturbateurs ", et se spécialiseront dans la gestion des " border lines ".
De plus, la différence entre le " somatique " et le " psychique " est souvent ténue.
L’administration pénitentiaire se retrouve alors dans la situation de " médiatrice " entre médecine et psychiatrie... ce qui est tout sauf son rôle.
Ce problème dépasse de loin la prison ; la psychiatrie se trouve en France dans " un état détestable ", selon l’expression employée par le docteur Pradier.
A vrai dire, il est souvent apparu à votre commission que le sujet de la psychiatrie en France mériterait à lui seul une commission d’enquête parlementaire.
Source : Assemblée nationale. http://www.senat.fr
Restez en contact
Suivez-nous sur les réseaux sociaux
Subscribe to weekly newsletter