Certes, incarcérer des personnes contre leur gré est en soi une situation " violente ".
Pour autant, les manifestations de cette violence, les violences contre soi, les violences contre les autres, ne sont pas une fatalité, et découlent directement de la surpopulation carcérale.
La commission d’enquête a pu se rendre compte, tant lors de ses déplacements sur le terrain que par les réponses apportées au questionnaire envoyé aux 187 établissements pénitentiaires, que les manifestations de cette violence se concentraient principalement dans les maisons d’arrêt, et que la situation de ces établissements était loin d’être identique à cet égard.
A) LES MANIFESTATIONS DE LA DESESPERANCE : LES SUICIDES, LES AUTOMUTILATIONS, LES GREVES DE LA FAIM
(1) La prison suicidaire
Le " taux " de suicides en prison est sept fois plus élevé en prison qu’à l’extérieur. Il reste que cette statistique appelle une réserve, en l’absence de comparaison du nombre de suicides en prison et du nombre de suicides dans la population " la plus susceptible d’aller en prison ", mais en situation de liberté. La forte présence de malades mentaux dans les établissements pénitentiaires peut expliquer, pour une part, l’augmentation importante du nombre de suicides sur la période 1990-2000.
A partir de 1992, le nombre de détenus décédés à la suite d’un acte suicidaire a augmenté dans des proportions inquiétantes.
Deux " moments " sont propices au suicide : les premières semaines de la détention (40 % des suicides interviennent dans les trois mois qui suivent l’incarcération, dont plus de la moitié dans les quinze premiers jours40(*)) et les périodes de placement en quartier disciplinaire.
Par ailleurs, le nombre de tentatives de suicide est élevé : 1.006 en 1998, dont 34,4 % par pendaison.
Le Garde des sceaux a engagé une politique de prévention du suicide en milieu carcéral, en constituant un groupe de travail en 1996, et en définissant un plan d’action en janvier 1997.
Une circulaire a été publiée en mai 1998, rappelant les dispositions réglementaires et un programme expérimental a été mis en oeuvre dans onze sites pilotes : tentative d’identification des " sujets à risques " lors de la visite d’entrée et observation plus attentive des personnes détenues considérées comme plus fragiles.
Il reste que bon nombre de suicides pourraient être évités si le personnel pénitentiaire pouvait consacrer davantage de temps à l’écoute des détenus. Les maisons d’arrêt " à taille humaine " visitées par votre commission d’enquête présentent des taux de suicide quasiment nuls : le Mans, Château-Thierry (malgré une " population " toute particulière), Melun, Alençon...
Un très grand nombre d’établissements, dans les réponses au questionnaire de la commission, ont déclaré une absence de suicide dans les dernières années.
Les grands établissements -en raison naturellement de l’effet taille- présentent des statistiques plus préoccupantes.
On remarquera également des mauvaises " séries ", par exemple les maisons d’arrêt de Rennes et d’Angers, malgré une population raisonnable (moins de 400 détenus).
La commission a constaté que la " communication " de l’administration pénitentiaire sur le sujet des suicides est le plus souvent déficiente ; la famille est prévenue de manière lapidaire, et de façon tardive. La contre-autopsie lui est fréquemment refusée. Confrontée à un drame, elle peut être amenée à " douter " de la réalité du suicide, ce qui nuit profondément à l’image de l’administration.
Il apparaît d’ailleurs probable qu’un certain nombre de suicides peut recouvrir une autre réalité, celle du meurtre entre codétenus.
(2) Les automutilations
Les automutilations apparaissent en prison à la fois comme une manifestation du désespoir des détenus et comme un moyen d’appeler au secours. Il suffit d’une lame de rasoir pour entailler un bras. Certains détenus exhibent avec fierté leur avant-bras, strié de marques indélébiles.
Votre commission a assisté, quasiment en direct, à une telle automutilation à la maison d’arrêt d’Alençon.
Le sectionnement de doigts et l’ingestion de corps étrangers (fourchettes) ou de produits toxiques sont fréquents. L’automutilation grave peut devenir, au gré des statistiques, une " tentative de suicide " : 139 des 1.006 tentatives de suicide étaient liées à des " automutilations graves " en 1998.
Le nombre d’automutilations n’est cependant pas connu avec précision. Selon M. Jean-Jacques Dupeyroux, il serait de l’ordre de 2.000 par an.
La commission avait posé des questions précises sur ce sujet à l’ensemble des établissements : il s’agissait de préciser le nombre de suicides intervenus depuis dix ans, d’en expliquer les circonstances et d’indiquer l’heure approximative. En ce qui concerne les automutilations, il était demandé d’en retracer l’évolution depuis dix ans.
Les réponses fournies par les établissements manquent le plus souvent de précision. Des établissements sont incapables de chiffrer les automutilations et certains comptent les grèves de la faim dans les automutilations. D’autres enfin classent les tentatives de suicide dans les automutilations.
Le centre de détention de Muret se distingue tout particulièrement, en affirmant son " impossibilité de fournir les éléments de réponse ".
L’imprécision de ces réponses appelle une réserve importante sur la qualité des statistiques de l’administration pénitentiaire, et des conditions dans lesquelles s’effectue aujourd’hui l’agrégation des éléments recueillis dans les 187 établissements pénitentiaires.
Votre commission estime souhaitable que la Direction de l’administration pénitentiaire appelle l’attention des établissements sur la nécessité de disposer de statistiques fiables et actualisées : un directeur d’établissement ne doit pas seulement être jugé en fonction du taux d’évasion (phénomène d’ailleurs quasiment nul en maison d’arrêt), le taux de suicide étant un élément déterminant de l’évaluation d’un établissement pénitentiaire.
(3) Les grèves de la faim... et de la soif
La statistique de l’administration pénitentiaire ne reflète pas la réalité en ce domaine : ne font l’objet d’une signalisation à l’administration centrale que les grèves de la faim d’une durée supérieure à 7 jours ou qui s’accompagnent d’une grève de la soif.
Ces manifestations, même minorées, sont cependant en augmentation :
Dans la très grande majorité des cas, le refus de s’alimenter cesse au cours du premier mois (818 cas sur 953 en 1998) ; 13 détenus ont poursuivi, au cours de l’année 1998, leur grève de la faim au-delà de trois mois.
B) LA CONSEQUENCE DE LA PROMISCUITE : LA PROGRESSION DES AGRESSIONS
L’une des missions essentielles de l’administration pénitentiaire est de veiller à la sécurité des personnes qui lui ont été confiées par la société. Aujourd’hui, en raison de la surpopulation, cette mission n’est pas correctement assurée dans les maisons d’arrêt françaises.
Deux types d’agressions peuvent être constatés en prison : les agressions contre les surveillants et les agressions entre détenus. Il faut malheureusement y ajouter le cas exceptionnel d’agressions de détenus par les surveillants.
(1) Les agressions contre les surveillants
Les agressions contre les surveillants font le plus souvent l’objet d’une répression systématique. Il suffit d’un mot lâché, d’un mouvement d’épaule, d’un geste d’énervement d’un détenu pour que celui-ci passe devant la commission de discipline, le " prétoire " de la prison.
Elles sont en forte augmentation : le rapport 1998 de l’administration pénitentiaire fait état de 278 agressions contre les membres du personnel (215 agressions en 1997), dont 184 ont entraîné une interruption totale de travail d’au moins un jour.
(2) Les agressions entre détenus
En revanche, les agressions entre détenus sont mal connues : racket, coups et blessures, viols,...
Le racket semble malheureusement être une réalité de tous les jours. Même si le " caïdat " traditionnel n’existe plus, le phénomène de bandes se reconstitue. Le racket est un moyen d’échapper au travail, jugé dégradant, et de continuer à assurer son autorité, au-delà même des murs de la prison.
Les détenus les plus fragiles, les plus isolés, les plus démunis quémandent un peu de cantine en échange du nettoyage de la cellule.
Un détenu victime d’une agression préfère nier, même si celle-ci a été " repérée " par les surveillants. En effet, un " mouchard " risque de subir des représailles très graves. Même si l’agresseur est séparé de l’agressé, l’administration pénitentiaire ne peut promettre au second, qu’au hasard des transferts entre maisons d’arrêts et centres pénitentiaires, il ne retombera pas sur le premier. De plus, le " téléphone arabe " de la prison fera du dénonciateur un exclu, qui devra être placé, jusqu’à la fin de sa détention, en quartier d’isolement.
Les agressions sexuelles se déroulent à la fois en cellule et dans les douches collectives. Un détenu peut être contraint à des relations sexuelles, soit par la menace, soit par le chantage.
La commission a pu constater que le " tabou " des relations sexuelles en prison semblait en passe d’être levé, comme le montre la distribution de préservatifs à l’entrée des UCSA. Ce tabou ne s’explique pas seulement par la pudeur de l’administration pénitentiaire ; il est difficile à une population masculine présentant un discours fortement " machiste ", niant l’évidence avec l’énergie du désespoir (" On n’est pas des gonzesses ou des pédés ! ") et affichant aux murs de sa cellule des posters de revues érotiques oscillant entre le soft et le hard, de reconnaître qu’elle se livre nolens volens à des pratiques homosexuelles.
Les douches collectives nécessitent une gestion " lourde " de personnels et posent de graves problèmes de sécurité. Le surveillant reste à l’extérieur des cabines, en vue d’un autre surveillant susceptible de lui prêter secours et d’appeler du renfort.
Dans la pratique, les surveillants peuvent être conduits, par lassitude et résignation, à " fermer les yeux " sur les règlements de comptes.
Il reste que, le plus souvent, ces incidents ont lieu en leur absence ; dès lors, le surveillant est la personne la mieux à même de repérer le détenu qui ne se lève pas, qui mange peu, qui ne rejoint pas les autres à la promenade : son isolement est alors incontournable.
(3) Les violences exercées par les personnels contre les détenus
Les violences exercées contre les détenus par les surveillants sont un phénomène exceptionnel.
Comme l’a indiqué M. Ivan Zakine devant la commission, " les critiques sont rarissimes à l’égard du comportement des agents de l’administration pénitentiaire. Il n’en va pas de même à l’égard des services de police. Cela s’explique notamment par le fait que les agents de l’administration pénitentiaire vivent longtemps leur relation avec les détenus. Par conséquent, ils ne peuvent pas impunément se comporter brutalement à l’égard de quelqu’un qu’ils côtoieront souvent pendant de longues années. "
Mais, comme le montre l’exemple de la maison d’arrêt de Beauvais, des comportements inadmissibles ne sont malheureusement pas exclus. Ces violences ne sont réprimées qu’avec beaucoup de retard par l’administration pénitentiaire. Un fort esprit de corps, le sentiment d’être incompris, poussent un bon nombre de surveillants, même s’ils désapprouvent les dérapages de la très petite minorité de " brebis galeuses ", à fermer les yeux.
Dans une administration très hiérarchisée, la loi du silence fait partie intégrante de la " culture pénitentiaire ". L’article 40 du code de procédure pénale, obligeant tout fonctionnaire à transmettre au procureur de la République les " renseignements, procès-verbaux et actes " relatifs à la connaissance d’un crime ou d’un délit, est parfois mal connu et encore plus rarement invoqué.
Cependant, tant le Garde des sceaux que la directrice de l’administration pénitentiaire ont insisté devant la commission sur le taux élevé de sanctions prises à l’égard du personnel : 260 pour 26.000 personnes. Plusieurs chefs d’établissement ont été discrètement suspendus et des cadres ont été rétrogradés.
Source : Assemblée nationale. http://www.senat.fr
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