Mesdames, Messieurs,
"L’industrie pétrolière n’offre pas l’exemple d’une activité s’ouvrant spontanément aux investigations. C’est toujours avec une grande amabilité que les compagnies communiquent les renseignements demandés, mais l’on s’aperçoit très vite que le contexte permettant de juger ces informations, ou bien est tronqué, ou bien est faussé, ou bien fait défaut. Votre Rapporteur a été bien souvent fasciné par des déclarations présentées comme des évidences, des raisonnements donnant tout à fait l’impression d’être l’expression du pur bon sens, des affirmations la main sur le cœur ébranlant le plus sceptique des auditeurs, et qui se révèlent en fin de compte autant de fausses pistes, autant de traquenards intellectuels, autant d’inexactitudes. Avançant dans un labyrinthe dont il ne peut jamais avoir une vue d’ensemble, l’enquêteur ne sort de l’enlisement que pour se retrouver à son point de départ. On pourrait dresser une sorte d’itinéraire initiatique de l’industrie du pétrole au cours duquel il s’agirait d’échapper au lac des idées reçues, éviter de tomber dans la fosse du prix Rotterdam, maîtriser le dragon des degrés API, tenter de sortir intact de la Villa des rabais ; après avoir donné la bonne réponse au sphinx interrogeant tous les passants sur le montant du prix de transfert, parviendrait-on enfin à la Salle de vérité ? Rien n’est moins sûr."
Tel était le sentiment exprimé au nom de la commission d’enquête sur les sociétés pétrolières opérant en France par Julien Schvartz dans un rapport célèbre déposé le 6 novembre 1974. Vingt-cinq ans plus tard, qu’en est-il ? La nature de leurs relations avec les Etats a-t-elle évolué ? Comment les grands groupes pétroliers influencent-ils les relations internationales ? Quelle est leur stratégie face à la mondialisation de l’économie et de l’information ? Perçoivent-ils de la même façon les exigences toujours plus fortes de leurs clients quant au respect de l’environnement ? Sont-ils plus sensibles à la situation des droits de l’Homme dans les pays où ils opèrent ?
Malgré les évolutions économiques et politiques, certaines caractéristiques du pétrole sont demeurées inchangées. Denrée stratégique, indispensable à la vie quotidienne des pays industrialisés, il constitue une des bases fondamentales de toute politique étrangère. Aucun Etat responsable ne se risquerait à négliger la sécurité des approvisionnements en pétrole. Même si chaque pays conjugue à sa façon le concept d’indépendance stratégique, tous ont pris des mesures particulières pour juguler les menaces de rupture des stocks. C’est dire si l’industrie pétrolière est impliquée dans la politique intérieure et extérieure des Etats.
Matière première hautement stratégique, le pétrole jaillit en abondance le plus souvent dans des zones instables politiquement et économiquement. La présence d’une telle richesse ne contribue pas forcément à stabiliser ces zones. Les investissements nécessaires à l’exploitation des gisements de pétrole sont extrêmement élevés, leur rentabilité est calculée à très longue échéance, en général entre dix et trente ans. Aussi, les compagnies pétrolières sont-elles tenues de nouer des relations suivies avec les Etats producteurs propriétaires du domaine minier. Aucune autre matière première ne nécessite une telle démarche.
Par leur taille, leur chiffre d’affaires, la diversité de leur activité, ces groupes multinationaux ont une puissance surdimensionnée par rapport à certains Etats producteurs avec lesquels ils traitent. Le chiffre d’affaires des premiers groupes pétroliers mondiaux représente l’équivalent voire trois à quatre fois le PIB de certains Etats exportateurs. Le chiffre d’affaires d’Exxon, premier producteur mondial s’élevait en 1998 à 115,6 milliards de dollars, le PIB du Nigeria à 108 milliards de dollars, celui du Cameroun à 26,4 milliards de dollars, celui de l’Angola à 16,7 milliards de dollars, celui du Gabon à 8,7 milliards de dollars et celui du Tchad à 6,9 milliards de dollars. Quoi que fassent les compagnies pétrolières, leur implantation dans un pays a forcément un impact considérable.
Les chocs et contrechocs pétroliers ont accentué la mondialisation du marché du pétrole. Quand en novembre 1998 la mission a tenu ses premières réunions, les cours du pétrole étaient en chute libre pour tomber à un niveau inférieur à celui du premier choc pétrolier de 1973 : 10 dollars le baril. Depuis, les cours ont remonté à 20 dollars le baril, déjouant les prévisons pessimistes que la mission a entendues.
Les processus de fusion ont transformé les grands groupes pétroliers, accentuant leurs caractères multinationaux. A la fusion d’Exxon et de Mobil ont répondu celles de BP-Amoco avec Arco, de Total avec Fina et plus récemment le projet de fusion TotalFina Elf-Aquitaine. Ce projet aura un impact certain en France.
M. Francis Perrin, Vice-Président de la section française d’Amnesty International partage cette analyse. Selon lui, l’industrie des hydrocarbures "est dépendante des contraintes géologiques et les zones dans lesquelles on trouve des hydrocarbures sont dans beaucoup de cas peu respectueuses des droits de l’Homme. Les compagnies exploitent une matière première stratégique qui nécessite de lourds investissements. Les fusions en cours accroîtront le déséquilibre entre les compagnies pétrolières et certains Etats qui sont placés les uns et les autres dans une situation d’interdépendance".
Ces caractéristiques ont généré des comportements très particuliers aux grands groupes pétroliers. Ils ont en commun d’avoir dû exercer pour des raisons de sécurité certains des attributs de la puissance étatique.
C’est pourquoi une certaine culture du secret et une forme de solidarité entre les grands groupes pétroliers persiste face à ceux qui s’efforcent d’en savoir plus comme le rappelait M. Jean-François Bayart : "Il est incontestable que la spécificité du pétrole existe, par l’ampleur des enjeux financiers qu’il génère et par le rôle stratégique qu’il joue dans les économies industrielles et donc la vie quotidienne des citoyens de ces pays. L’histoire du pétrole est liée aux péripéties des deux guerres mondiales, plus que les autres matières premières. Pendant la deuxième guerre mondiale, tout l’Occident avait besoin de pétrole pour combattre. Cette spécificité historique a engendré une culture du secret. Les pétroliers sont généralement peu bavards. Il existe incontestablement une tradition de "covered action", d’interventions secrètes. L’exploitation du pétrole génère un alliage curieux de pratiques assez machiavéliques (complots, constitution de réseaux) et de haute technicité, (forages en eaux profondes). En outre, le pétrole est au cœur de l’histoire récente."
Au XXème siècle, aucune autre matière première, fût-elle très précieuse, n’a suscité autant de tensions, voire de guerres (la Guerre du Golfe en est la parfaite illustration), d’interventions secrètes, de flux financiers occultes, de vraies fausses sociétés... Une certaine opacité caractérise dans certains pays l’utilisation de la rente pétrolière. Malgré les redevances versées, les populations ne bénéficient d’aucune retombée en terme de développement, bien au contraire.
La Commission des Affaires étrangères a constaté que les mises en cause des compagnies pétrolières françaises et étrangères, pour leur rôle jugé néfaste dans certaines régions du monde où elles opèrent, se sont multipliées ces dernières années en France comme à l’étranger. Considérées par certains comme de véritables Etats dans l’Etat, elles sont accusées d’être les alliés objectifs de régimes dictatoriaux peu soucieux de respecter les droits de l’Homme, d’accroître l’instabilité de certains pays et de contribuer largement à la dégradation de l’environnement.
C’est pourquoi, le 8 octobre 1998 la Commission des Affaires étrangères décidait de créer une mission d’information sur le rôle des compagnies pétrolières dans la politique internationale et son impact social et environnemental. Les circonstances de la création de cette mission d’information éclairent son mandat.
Lors de sa réunion du 21 janvier 1998, la Commission des Affaires étrangères a examiné une proposition de résolution visant à la création d’une commission d’enquête relative au bilan de l’action de l’entreprise Elf-Aquitaine et de ses filiales dans les Etats africains et à ses conséquences sur les rapports de la France avec ces Etats, proposition qui recueillait l’approbation de nombreux parlementaires.
Mais, selon l’article 6 de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées et les articles 140 et 141 du Règlement de l’Assemblée nationale, la création d’une commission d’enquête est subordonnée à la réunion de deux conditions cumulatives. Premièrement, la proposition doit déterminer avec précision soit les faits qui donnent lieu à enquête soit les services publics ou les entreprises nationales dont la Commission doit examiner la gestion. Deuxièmement, les faits ayant motivé le dépôt de la proposition ne doivent pas donner lieu à des poursuites judiciaires. Or, interrogée sur l’existence de poursuites judiciaires sur les faits ayant motivé le dépôt de la proposition de résolution le 24 novembre 1997 par le Président Laurent Fabius, Mme Elisabeth Guigou, garde des Sceaux, ministre de la Justice, a répondu par lettre du 26 décembre 1997 "qu’une information judiciaire des chefs d’abus de biens sociaux, recel et complicité, présentation de comptes inexacts, publication d’informations fausses, abus de confiance et recel, faux et usage de faux, est actuellement en cours à Paris sur la gestion d’Elf-Aquitaine et de ses filiales africaines".
Faute de pouvoir créer cette commission d’enquête, la Commission des Affaires étrangères décidait de créer une mission d’information sur le rôle des compagnies pétrolières dans la politique internationale et son impact social et environnemental.
Auparavant, en avril 1998, l’attention de la Commission des Affaires étrangères avait été attirée par M. Pierre Sané, secrétaire général d’Amnesty International qui, préoccupé par le sort des prisonniers d’opinion au Vietnam, au Nigeria et en Birmanie, avait estimé que "dans ces deux derniers Etats, l’activité de certaines multinationales françaises devrait être mieux contrôlée par le Parlement".
Puis elle entendait, en mai 1998 M. Wole Soyinka, Prix Nobel de littérature, président du Parlement international des écrivains qui, répondant à une question du Président Jack Lang sur le rôle des compagnies pétrolières en Afrique et leur contribution au renforcement des régimes dictatoriaux en Birmanie, au Congo et au Nigeria avait soutenu que "le pétrole avait contribué au maintien de régimes dictatoriaux en Afrique. Les sociétés multinationales préfèrent en effet travailler avec l’homme fort du pays qui a souvent des intérêts à l’étranger... Au Nigeria, la culpabilité de la Shell qui soutient le Général Abacha, est évidente. Cette société a provoqué une véritable catastrophe écologique dans le delta du Niger où la population ogoni n’a obtenu aucune compensation financière pour les incendies, les marées noires et la détérioration des zones de pêche. Cette région est devenue une zone militaire et la Shell collabore avec les forces de sécurité."
Ces accusations graves contre la Shell ont également été formulées par M. Kenneth Roth, directeur général de Human Rights Watch, lors de son audition devant la Commission des Affaires étrangères en mai 1998. Il a en outre déploré "qu’Elf et Total aient exercé des pressions en faveur d’un développement des opérations commerciales avec le Nigeria et a rappelé qu’en Birmanie une enquête de la Commission européenne sur l’usage du travail forcé avait entraîné la suspension en mars 1997 du système de préférence généralisé. Ce pays a régulièrement recours au travail forcé. En raison de son caractère généralisé, le travail forcé bénéficie à toute entreprise étrangère. On ne peut qu’être préoccupé par l’attitude de Total qui y exploite les gisements de gaz et le gazoduc de Yadana avec la compagnie américaine Unocal, la Petroleum Authority of Thaïland et la firme publique Myanmar Oil and Gas Enterprise".
Par ailleurs, la Commission des Affaires étrangères a souhaité manifester son souci d’exercer pleinement les pouvoirs de contrôle et d’investigations. A cet égard, la mission d’information sur le rôle des compagnies pétrolières a bénéficié largement de l’expérience et des méthodes de travail de la mission d’information sur la tragédie rwandaise.
Elle a également pris connaissance avec un intérêt soutenu du compte rendu des auditions des dirigeants de BP, Shell, Rio Tinto, Unilever auxquelles la Commission des Affaires étrangères de la Chambre des Communes avait procédé en mai 1998 dans le cadre de ses travaux sur la politique étrangère et les droits de l’Homme.
Les rapports des ONG, les articles de presse, les déclarations des dirigeants des compagnies pétrolières, ont nourri la réflexion des commissaires et ont contribué à façonner le cadre de la mission. Cette dernière a délibérément décidé de ne pas interférer sur les procédures judiciaires en cours concernant Elf tout en tenant compte des informations publiées et non démenties et des propos tenus par les personnalités entendues. Elle s’est surtout attachée à percer la nature souvent complexe des relations entretenues par les compagnies pétrolières avec les pays d’origine et avec les Etats producteurs pour comprendre qui influence qui, et comment. En se rendant au Cameroun et au Tchad, puis en Birmanie et en Thaïlande, et enfin aux Etats-Unis, elle a voulu rencontrer sur place les populations concernées par l’exploitation pétrolière, les ONG, les autorités locales et les compagnies pétrolières pour apprécier sur le terrain l’impact sur l’environnement et sur les droits de l’Homme de certains projets et en évaluer les différents enjeux.
La mission a procédé à l’audition d’une quarantaine de personnalités, dirigeants de compagnies pétrolières, hauts fonctionnaires, responsables d’ONG, experts et universitaires ; elle a recueilli de nombreux témoignages lors de ses déplacements à l’étranger ; elle a en outre examiné de volumineux dossiers, lu nombre d’articles et documents. Témoignages, auditions, documents, se sont souvent révélés contradictoires ; il a donc fallu confronter les discours extrêmement critiques de certaines ONG, aux propos policés, souvent convenus et parfois condescendants de certains dirigeants de compagnies pétrolières.
La mission a observé que si l’envergure et la puissance des grands groupes pétroliers croît par la multiplication des fusions, l’exigence du respect des normes internationales protectrices des droits de l’Homme et de l’environnement s’accentue grâce aux actions ciblées des organisations non gouvernementales (ONG). Celles-ci tentent d’établir une nouvelle donne juridique internationale. Profitant elles aussi de la mondialisation des échanges grâce aux autoroutes de l’information, elles œuvrent à l’extension du respect des normes éthiques, utilisant la législation des pays d’origine des grands groupes pétroliers ou sensibilisant leur opinions publiques. Certaines compagnies pétrolières soucieuses du risque de dégradation de leur image ont rendu publics des codes de conduite et affichent ainsi leur volonté de promouvoir et de respecter les droits de l’Homme et de l’environnement. Mais elles récusent pour la plupart tout contrôle extérieur de cette démarche.
Dans ce contexte, la mission a procédé à l’analyse du rôle des compagnies pétrolières à l’étranger et en France pour en tirer quelques enseignements sur l’application des normes internationales (droits de l’Homme, droits sociaux, environnementaux) par les grands groupes pétroliers, sur le rôle des Etats notamment la France, et sur le développement économique durable. Elle a observé que la visibilité des grands groupes pétroliers les rend plus vulnérables aux pressions des organisations non gouvernementales et des opinions publiques, leur image peut souffrir et par là même leurs intérêts. Constatant que les rapports entre rente pétrolière, sécurité et développement étaient extrêmement paradoxaux, la mission a étudié les mécanismes de conditionnalité des aides au développement comme moyen de régulation.
Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr
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