Marqué à l’origine par la dépendance à l’égard des compagnies américaines qui avait constitué un élément de fragilité extrême lors de la Première Guerre mondiale, le régime pétrolier français a largement évolué et le poids de l’Etat a été réduit.

La mondialisation du marché du pétrole a entraîné une disparition progressive du dirigisme établi par la loi de 1928, qui consacrait le monopole de l’Etat sur les activités pétrolières, qui de manière discrétionnaire délivrait les autorisations d’exploitation, d’exploration et d’importation. L’Etat fixait aussi, in fine, le prix de vente par trimestre.

Peu compatible avec le droit communautaire (c’est peu dire...), la loi de 1928 a été modifiée en plusieurs étapes (1982, suspension des quotas de produits raffinés, 1985, liberté de développement des réseaux de distribution, 1986, liberté d’approvisionnement auprès des compagnies étrangères). La loi du 31 décembre 1992 a consacré la prééminence du marché à quelques exceptions près. La mission a noté que l’article 21 de cette loi prévoyait "qu’avant le 31 décembre 1993 le gouvernement présenterait un rapport destiné à faire toute la lumière sur les coûts réels de production de transport et de transformation des produits pétroliers, sur les mécanismes des mouvements spéculatifs qui se développent à partir du commerce de ces produits et sur la formation de leur prix de la production à la consommation." Ce rapport n’a jamais été remis.

A) L’ACTION SPECIFIQUE DE L’ETAT DANS LE CAPITAL D’ELF

L’Etat détient, aux termes du décret 93-1298 du 13 décembre 1993, une action spécifique qui lui confère un certain nombre de prérogatives sur l’actionnariat d’Elf : droit de veto du Ministre de l’Economie et des Finances sur les franchissements de seuils importants - 10%, 20% et un tiers du capital. Deux représentants de l’Etat nommés par décret sur proposition du ministre de l’Economie et des Finances et du ministre en charge de l’Energie, siègent au Conseil d’administration. Possédant le titre de représentant de l’Etat et non celui d’administrateur, ils n’ont pas voix délibérative. Le décret sur l’action spécifique confère à l’Etat la possibilité de s’opposer à la cession d’actifs d’Elf Antar France, filiale de raffinage-distribution, Elf Gabon et Elf Congo, mentionnées spécifiquement en annexe du décret ce qui n’est pas sans poser question eu égard à la récente fusion TotalFina et Elf.

Les relations entre l’Etat et Total restent régies par les conventions de 1924 et 1930 à l’origine de la création de la Compagnie française des pétroles (CFP). L’Etat apportait les droits de la Deutsche Bank au Moyen-Orient récupérés au titre des dommages de la guerre de 1914-1918 et disposait d’un droit de regard dans la gestion de la CFP. Les conventions précitées, modifiées par une série de lettres interprétatives, restent applicables actuellement mais arrivent à expiration en mars 2000. Elles stipulent qu’un représentant de l’Etat au Conseil d’administration détient les pouvoirs normaux d’un administrateur. Il est en outre chargé de veiller à l’observation des statuts de la société, notamment au respect des droits de l’Etat tels qu’ils sont prévus dans la Convention. Le droit de suspension des délibérations du Conseil ou de l’Assemblée peut être exercé au titre de la Convention de 1924 pour des motifs très généraux : délibérations relatives aux actes de la société affectant la politique étrangère ou de défense du Gouvernement ou aux actes modifiant les conditions de contrôle de la société. Ce dispositif est dérogatoire au droit commun des sociétés. Le représentant de l’Etat peut s’opposer à l’application de décisions du Conseil d’administration ou d’Assemblées générales si elles semblent porter atteinte aux droits particuliers de l’Etat. Une procédure d’arbitrage, prévue entre l’Assemblée générale et le gouvernement avec, en cas de désaccord, un recours au vice-président du Conseil d’Etat, n’a jamais formellement été mise en œuvre. Elle a partiellement fonctionné lors d’un litige important entre le gouvernement et Total à propos du compte spécial de l’Etat qui avait droit à un super bénéfice lié aux concessions du Moyen-Orient. Jusqu’en 1996, l’Etat avait deux représentants au Conseil d’administration ; au moment du désengagement de l’Etat, une lettre interprétative a assoupli le régime ; l’approbation de la désignation du Président de Total en cas de renouvellement de celui-ci, a été supprimée, le compte spécial sur les super-bénéfices a été soldé et le nombre de représentants de l’Etat a été réduit à un : le directeur de la Direction des matières premières et des hydrocarbures (DIMAH).

En mars 2000 les liens entre l’Etat et Total seront dissous. En effet, M. Didier Houssin, actuel directeur de la DIMAH, a précisé que "Elf Gabon et Elf Congo ne sont pas opéables aux termes de 1993, probablement compte tenu des liens avec les Etats concernés et de la volonté de rassurer ceux-ci sur l’impact de la privatisation d’Elf."

Les évolutions décrites et la fusion TotalFina Elf ont modifié la composition de l’actionnariat des compagnies. Lors de l’audition de M. Didier Houssin le 25 novembre 1998, il se composait ainsi selon lui : "Les évolutions décrites ont modifié la composition de l’actionnariat des Compagnies Elf et Total ; celui d’Elf se décompose ainsi : 5% de salariés, 13% d’individuels français, 26% d’institutionnels non-européens, 56% d’institutionnels européens (regroupant français et non-français) ; celui de Total est ainsi réparti : 3% de salariés, 8% d’individuels français, 10% de participations stables de groupes français (Cogema, AGF, Paribas, Société générale), 24% d’Européens, 25% d’Américains et 30% d’institutionnels français. Pour Elf comme pour Total, 50% de l’actionnariat est coté hors de Paris, ce qui n’implique pas forcément que la nationalité de ces entreprises ait changé, car la cotation sur telle ou telle place n’est pas le critère essentiel pour déterminer la nationalité du capital des entreprises."

B) UNE ACTION SPECIFIQUE CONTESTEE PAR LA COMMISSION EUROPEENNE

L’action spécifique est contestée par la Commission européenne qui a mis en demeure la France de la justifier. La Commission la considère comme incompatible avec la libre circulation des capitaux et la liberté d’établissement. Elle estime que les termes du décret créant l’action spécifique donne des pouvoirs beaucoup trop larges et discrétionnaires au gouvernement qui dispose de la faculté d’autoriser les franchissements de seuils sans que cette procédure d’autorisation générale ne soit assortie de critères suffisamment objectifs, stables et transparents pour les investisseurs. La Commission européenne avait d’ailleurs critiqué les procédures d’action spécifique vis à vis des autres Etats membres.

Fin juillet, la Commission a saisi la Cour de justice européenne. Elle considère que les conditions de la mise en œuvre de la "Golden Share" d’Elf ne sont pas assez claires. D’après la Commission, le droit communautaire impose que la procédure d’autorisation mise en place se justifie non seulement par des raisons impérieuses d’intérêt général mais soit assortie de critères objectifs, stables et rendus publics.

Pour le ministère de l’Economie et des Finances, la "golden-share" n’est pas contraire au droit communautaire car elle répond à un objectif de sécurité publique, notamment en matière d’approvisionnement énergétique, conformément aux termes des traités européens. La Cour de justice ne se prononcera pas avant six à douze mois.

C) UN DECLIN DU ROLE DE L’ETAT ?

Selon la DIMAH, le rôle de l’Etat est de plus en plus limité et les deux compagnies auraient comme toute société privée une large autonomie. D’après M. Didier Houssin :"Le rôle des pouvoirs publics dans la politique pétrolière est limité depuis la mise en oeuvre de la loi de 1993 ; ils assistent les deux compagnies françaises, autonomes et libres de leurs décisions, quand celles-ci se développent à l’étranger : elles peuvent avoir besoin du soutien diplomatique du gouvernement français, qui ne leur est généralement pas marchandé. La diplomatie française s’efforce d’améliorer les relations politiques entre les pays producteurs de pétrole et la France, d’autant que de nombreux pays producteurs ont des compagnies d’Etat, le pétrole étant pour eux une affaire d’Etat. La moitié du marché français est alimentée par Elf et Total, aussi convient-il de les encourager à diversifier leurs approvisionnements."

Cette analyse était largement partagée, mais avec quelques nuances, avant la fusion par les présidents directeurs généraux d’Elf et de Total.

M. Philippe Jaffré constatait que "l’Etat ne participait plus au capital d’Elf et n’était pas présent dans son Conseil d’administration. En revanche, deux commissaires du gouvernement assistent aux séances du Conseil. Leur rôle est de veiller aux droits de l’Etat résultant de l’action spécifique. Un décret permet à l’Etat de s’opposer à des prises de participation lorsqu’elles dépassent certains seuils. De toutes façons, si l’Etat a le droit de s’opposer à certaines décisions, cela ne peut fonder un droit d’intervention et l’Etat ne manifeste aucune tentation d’intervenir."

M. Thierry Desmarest rappelait que "Total n’a jamais été une entreprise publique, l’Etat détenait 35 % du capital, 40 % des droits de vote et des pouvoirs spéciaux lui permettant de s’opposer à des décisions de l’entreprise contraires à sa politique étrangère ou de défense. L’interférence des pouvoirs publics ne s’est manifestée que dans un nombre limité de cas. Lors de la nomination du Président, l’Etat a imposé deux fois son candidat ; il a bloqué les augmentations de capital pour éviter la dilution de sa part et a ainsi freiné le développement de l’entreprise jusqu’en 1990. Entre 1992 et 1997, l’Etat a progressivement cédé sa part. Il ne dispose plus aujourd’hui de participation dans le capital, et ne peut plus s’opposer à la nomination du président. L’entreprise est pleinement maîtresse de sa destinée, il lui appartient désormais de se protéger seule des risques d’offres publiques d’achat, ce qui n’était pas le cas quand l’Etat était actionnaire."

D’après MM. Claude Mandil et Didier Houssin qui ont tous deux, en vertu des textes précités, siégé dans les Conseils d’administration d’Elf et de Total, le rôle de la DIMAH est de définir la politique énergétique et d’assurer le "respect de trois objectifs : la compétitivité de l’économie française en ce qui concerne ses approvisionnements ; la sécurité de ses approvisionnements et de sa couverture énergétique et le respect de l’environnement. Ces trois objectifs sont d’ailleurs ceux reconnus au plan international par l’Agence internationale de l’Energie (AIE) créée par les pays membres de l’OCDE. Un seul est spécifique à l’énergie : la sécurité des approvisionnements."

M. Claude Mandil, actuel directeur délégué de Gaz de France a précisé "qu’en tant que directeur de l’énergie et des matières premières, il n’était pas partie directe à l’action diplomatique de la France pour soutenir les compagnies pétrolières. Dans ce domaine, sa direction avait un simple rôle technique d’appréciation de la qualité des gisements. Elle analysait les perspectives géologiques, alors que le Ministère des Affaires étrangères devait tenir compte de la réalité politique des pays où se situait le gisement."

Il est hautement probable que les possibilités comme la volonté de l’Etat d’intervenir dans la stratégie des compagnies pétrolières françaises sera moindre que par le passé. Mais la mission estime que la DIMAH, ancienne DICA, créée par M. Guillaumat a un rôle bien plus grand. La présence de son directeur dans les conseils d’administration des compagnies pétrolières françaises constitue un lien puissant entre l’Etat qu’il est tenu d’informer et les compagnies pétrolières dont il est l’interlocuteur naturel. Même si au sein du Conseil d’administration des compagnies pétrolières françaises ses pouvoirs sont limités, le directeur de la DIMAH n’est sûrement pas un administrateur comme les autres. Il est amené à connaître les stratégies à court, long et moyen terme des compagnies et peut s’il en a l’ordre, les infléchir. En effet, rendre un avis technique sur la valeur de tel ou tel gisement a un impact très important sur les choix énergétiques de la France comme sur la stratégie des compagnies. Or rien semble-t-il ne fait obligation à la DIMAH de tenir compte de paramètres éthiques.

Pour assurer l’indépendance énergétique de la France, l’Etat assume la défense des intérêts économiques des compagnies pétrolières françaises.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr