La controverse sur la présence d’entreprises étrangères en Birmanie est liée au caractère particulièrement sauvage de la dictature birmane. En 1962, le coup d’Etat militaire dirigé par le Général Ne Win prend le contrôle de la jeune démocratie (la Birmanie a gagné son indépendance en 1948). Il met en place une dictature militaire sous la férule d’un parti unique, le BSPP et ferme le pays aux investisseurs étrangers. En 1988, des manifestations populaires (étudiants moines bouddhistes) pro-démocratiques, culminant le 8 août 1988 avec une grève massivement suivie ébranlent la dictature. Le gouvernement militaire répond par une répression féroce, faisant des milliers de morts dans l’ensemble du pays, et instaure un nouveau régime, le SLORC (Conseil d’Etat pour la restauration du droit et de l’ordre). Il impose la loi martiale et change le nom du pays en Myanmar, appellation que nombre de pays, dont la France, refusent d’utiliser . Après ces massacres les chefs de file du mouvement démocratique, dont Mme Aung San Suu Kyi, fille du héros de l’indépendance Aung San, créent la Ligue Nationale pour la Démocratie (LND). Mme Aung San Suu Kyi est donc la secrétaire générale de la LND depuis sa fondation.
Ruinée, exsangue financièrement et économiquement, la Junte se décide en 1989 à ouvrir le pays aux investisseurs étrangers. Des élections législatives sont organisées par le SLORC en 1990, et en dépit de sévères restrictions imposées aux libertés politiques, aux libertés d’association et d’expression, la LND remporte une victoire écrasante avec 82 % des sièges. Ce résultat est reconnu par la communauté internationale. La réaction du SLORC ne se fait pas attendre et aussitôt nombre de personnalités élues sont arrêtées. Le parti victorieux se trouve dans l’impossibilité de former un gouvernement, tâche que les dirigeants de la LND confient à certains de leurs représentants qui rejoignent les zones contrôlées par les groupes d’opposition ethniques, le long de la frontière thaïe. Ce sont ces représentants qui établissent le NCGUB (National Coalition Government of the Union of Burma). Depuis ces événements traumatisants la situation est toujours bloquée. La prise d’otages du 1er octobre dernier à l’Ambassade de Birmanie à Bangkok montre encore une fois l’exacerbation de conflits en Birmanie.
Malgré le prix Nobel de la Paix qu’elle reçut en 1991, Mme Aung San Suu Kyi n’est toujours pas libre de ses mouvements. Des pressions s’exercent de manière continue sur les membres de LND et leur famille pour qu’ils démissionnent, les contraignant à l’exil. Dans les zones frontalières, les guérillas Mon et Karen ont subi de lourdes pertes, les populations doivent fuir pour s’entasser dans les camps de réfugiés en Thaïlande.
En Birmanie, plus que dans nombre de pays producteurs d’hydrocarbures, les droits de l’Homme sont quotidiennement violés. La liste des exactions de ce régime est impressionnante. D’après les Nations Unies et l’OIT, aux exécutions sommaires, aux déplacements de population, à la détention arbitraire, s’ajoute une spécialité birmane : le travail forcé. De nombreux rapports émanant d’instances internationales et d’ONG démontrent qu’en Birmanie le travail forcé est un système de gouvernement. Le rapport d’août 1998, établi après une enquête minutieuse de l’OIT, constate l’utilisation généralisée et systématique du travail forcé par les autorités birmanes. Chaque année un rapport spécial de la commission des droits de l’Homme des Nations Unies fait état des mêmes exactions.
Ainsi, le rapport du 5 février 1996 du Rapporteur spécial des Nations Unies sur le Myanmar précise que "la torture et les mauvais traitements semblent être une méthode habituelle afin d’obtenir les confessions des civils suspectés d’activités anti-gouvernementales réelles ou présumées comme telles. (...) Les rapports de tortures et de traitements inhumains pour l’année écoulée comprennent passages à tabac sévères, enchaînements, étouffements, brûlures, coups de couteaux, introduction de sels et de produits chimiques dans des blessures ouvertes ainsi que des tortures psychologiques comme les menaces de mort."
Le rapport du 15 janvier 1998 du Rapporteur spécial des Nations Unies sur la situation des droits de l’Homme au Myanmar évoque le travail forcé en ces termes "Des centaines de milliers de Birmans, hommes, femmes et enfants sont contraints de travailler sous les ordres des militaires au travail forcé qui est systématique pour la construction et l’entretien des camps militaires, la construction et l’entretien des routes et des ponts ainsi que pour d’autres travaux d’infrastructure. Les porteurs, y compris les femmes sont souvent envoyés en avant garde dans les endroits particulièrement dangereux notamment les champs de mines ; les accidents sont nombreux, en outre les personnes astreintes au travail forcé, y compris les malades et les blessés sont souvent battues et maltraitées par les soldats."
Les déclarations du Rapporteur spécial en avril 1999 reprennent les mêmes accusations : "La situation des droits de l’Homme à l’Est de la Birmanie est extrêmement préoccupante. La stratégie d’affrontement poursuivie par les militaires à l’encontre des minorités conduira inexorablement à une véritable catastrophe humanitaire. Un demi-million de personnes ont été déplacées et plus de 100 000 personnes se sont réfugiées en Thaïlande. Un nombre impressionnant de personnes y compris des femmes ont du se réfugier dans la jungle sans aucune espèce de protection ou d’assistance. La guerre a par ailleurs contribué à ravager les cultures vivrières, et à diminuer les conditions socio-économiques des minorités."
"Les agences de l’ONU ne possèdent pas la liberté de se déplacer afin d’aider ces populations. La communauté internationale doit assister les habitants des états du Chan, Karen. Le gouvernement doit empêcher tout usage abusif de la force et protéger toutes les personnes se trouvant sur son territoire, dans le respect du droit humanitaire."
"La dirigeante du LND continue d’être harcelée dans l’accomplissement de ses activités politiques. On lui a interdit de rendre visite à son mari, malgré tous les efforts déployés par la communauté internationale, alors que ce dernier allait mourir. Ceci indique que les droits familiers des personnes qui ont du quitter le pays pour des raisons de sécurité, peuvent être malmenés."
Par ailleurs, la pratique du travail forcé, notamment des femmes et des enfants, continue d’être légale et utilisée dans tout le pays. Il est inacceptable qu’à la fin du XXème siècle le travail forcé, forme contemporaine d’esclavage, n’ait pas encore été interdit par le gouvernement birman pourtant signataire de la Convention n° 29 de l’OIT.
La Birmanie est en outre régulièrement accusée d’être un narco-Etat. Le Département d’Etat estime qu’elle est le premier producteur exportateur mondial d’héroïne (60 % de la production). L’ouvrage de M. Frédéric Christophe, membre de l’observatoire géopolitique de drogues, "Birmanie, la dictature du pavot" décrit minutieusement le système mis en place.
La Junte birmane étant l’une des dictatures les plus brutales du monde, la mission d’information a cherché à savoir si les autorités françaises avaient favorisé l’investissement de Total en Birmanie, à quel niveau et comment une telle décision avait été prise. La mission a tenté de mesurer l’impact de l’implantation de Total en Birmanie et de savoir si les accusations de complicités avec l’armée birmane dans le déplacement de population et le travail forcé étaient fondées. Pour ce faire, la mission a recueilli des témoignages de sources diverses en France, en Birmanie, en Thaïlande où elle s’est rendue du 10 au 17 mars 1999 et aux Etats-Unis où elle s’est déplacée du 20 au 24 juin 1999.
Une brève présentation du projet Yadana et des arguments de la compagnie Total est nécessaire pour en comprendre les enjeux.
Après son arrivée au pouvoir en 1988, le SLORC a lancé des appels d’offres pour le développement des champs gaziers birmans. Le 9 juillet 1992, Total a signé un contrat de partage de production avec la compagnie d’Etat, la MOGE (Myanmar oil and gas enterprise), pour l’exploitation et le développement du champ de Yadana dans le golfe de Martaban. De mars à juin 1993, des tests ont révélé la présence d’importantes réserves de gaz estimées aujourd’hui à près de 140 milliards de m3. D’abord détenteur de la totalité des parts du projet, Total en a cédé une partie à différents partenaires. Le consortium est aujourd’hui composé de la compagnie américaine Unocal (28,26 % des parts), de la compagnie thaïlandaise PTT-EP (Petroleum authority of Thaïland exploration & production public Co. ltd, 25,5 %), de la MOGE (15 %) et de Total (31,24 %).
Pour acheminer ce gaz vers la Thaïlande, seul marché de la région en mesure de l’absorber, il fallait construire un gazoduc traversant la Birmanie (région du Tenasserim) sur une distance de 63 kilomètres. Le projet est actuellement évalué à 1,2 milliard de dollars qui devraient procurer à l’Etat birman un revenu annuel de plus de 200 millions de dollars. Or, depuis des décennies la région du Tenasserim est le théâtre d’une rébellion armée des Karens et des Mons que l’arrivée du SLORC au pouvoir a radicalisée.
Les détracteurs du projet accusent la compagnie française et ses partenaires de soutenir un régime militaire dont les exactions massives sont régulièrement dénoncées par l’Organisation des Nations Unies, l’Organisation internationale du travail et les ONG.
A) L’ARGUMENTATION DE TOTAL
La compagnie conteste apporter un soutien à la Junte militaire et souligne que le premier bénéficiaire de son projet sera la population elle-même. Elle n’a pas une politique à géométrie variable et applique les mêmes règles de politique sociale dans tous les pays où elle exerce une activité. La compagnie estime que l’ouverture économique peut apporter à terme un changement de mentalité et favoriser progressivement une amélioration de la société alors que les premières victimes des embargos sont bien souvent les populations. Le projet d’exploitation gazière est un projet à long terme. Le retour sur investissements est attendu vers 2002. On ne sait pas qui sera au pouvoir à ce moment. En outre, Total fait remarquer qu’aucune réglementation nationale ou internationale n’interdit d’investir en Birmanie.
La mission a longuement interrogé M. Thierry Desmarest, PDG de Total, sur l’implantation de Total en Birmanie (la sécurité du chantier, les liens avec la Junte, etc.). Il apparaît que la Compagnie était parfaitement informée de la situation sur le terrain. En effet, M. Thierry Desmarest a précisé : "En Birmanie, les rébellions provoquées par des ethnies contre le pouvoir central de Rangoon existaient avant, pendant et après la colonisation. Le pouvoir central doit, soit faire la guerre, soit signer des accords de paix avec les ethnies qui vivent à la périphérie du territoire. Dans la zone du gazoduc, deux ethnies, les Karens et Mons, sont fréquemment en rébellion."
Mais il a reconnu que "Au moment où le chantier de Total était important (3 000 personnes y travaillaient), la présence militaire dans la région a été renforcée pour assurer une protection de la zone. La compagnie n’emploie pas de milice privée." Il a certifié que "Total avait recours à des consultants privés qui appartiennent à une société française. Ils ne sont pas armés et ont pour mission d’informer le personnel, de lui faire respecter une discipline de sécurité, afin d’être en mesure de le localiser en permanence pour pouvoir le rapatrier en cas d’alerte. Ces consultants ne participent pas à des actions de protection armée qui relèvent de l’armée birmane. Total ne rémunère pas l’Etat birman pour sa protection."
Il s’est félicité de ses contacts avec le ministère des Affaires étrangères "Avant de s’implanter dans un pays considéré comme difficile, Total entre en contact avec le ministère des Affaires étrangères et l’Ambassade de France pour s’informer. S’agissant de la Birmanie, le Gouvernement français a, à juste titre, séparé les sanctions de nature politique (interdiction de visites ministérielles et refus de visas) et les sanctions économiques. Le gouvernement français n’a pas interdit les investissements économiques en Birmanie.".
Il a expliqué le fonctionnement du consortium en précisant que les revenus de ce projet ne seraient pas perçus avant 2002. "Total, qui détient 30 % des parts du consortium opérateur du projet Yadana, a versé à la MOGE 5 millions de dollars. Avec l’aide d’un groupe japonais, la MOGE a pris une participation de 150 millions de dollars. Tous les revenus d’exploitation de ce gazoduc serviront au remboursement de la compagnie japonaise qui a permis à la MOGE d’investir. Les revenus substantiels de ce projet ne seront donc pas perçus avant 2002, 2003 par l’Etat birman."
Modestement, il a fait observer "Les possibilités de pression de Total sur le gouvernement birman sont extrêmement faibles car la compagnie a pris l’engagement dans le contrat qu’elle a signé avec la MOGE de ne pas interférer dans les problèmes de politique intérieure. Généralement, Total agit toujours de la sorte. Ce n’est pas parce qu’une entreprise investit qu’elle dispose de moyens de pression sur un régime. Il ne lui appartient pas d’agir dans ce sens, car elle supprimerait les limites entre activité politique et activité économique. La sphère d’action d’une entreprise se situe dans le domaine économique et social, elle n’a pas à devenir un acteur de la politique intérieure des pays où elle est implantée. En revanche, dans son secteur, une compagnie pétrolière doit avoir une attitude exemplaire vis-à-vis de ses sous-traitants et du personnel qu’elle emploie."
Comment avoir une attitude exemplaire vis-à-vis de sous-traitants et du personnel employé dans un pays où la pratique du travail forcé est répandu ? Quelles sont les précautions que pouvait prendre la compagnie ? M. Thierry Desmarest a affirmé que "Total s’était efforcé d’avoir une attitude exemplaire pour la construction des installations du gazoduc de Yadana en respectant les normes environnementales. Vis-à-vis du personnel employé, la compagnie a assuré une couverture sanitaire satisfaisante. Connaissant l’état de précarité dans lequel vit la population, elle a lancé des programmes de développement sociaux et économiques (construction d’écoles, d’hôpitaux, prêts sans intérêts pour le développement d’activités artisanales et agricoles) très positifs pour les populations. Total a communiqué sur ce projet."
En Birmanie, la mission s’est entretenue longuement avec M. Michel Viallard, directeur Général de Total Myanmar Exploration and Production, qui a présenté le projet Yadana. Selon lui "750 personnes y sont employées dont 30 expatriés et 200 nationaux. Les salaires les plus modestes atteignent 500 $ par mois, ce qui est dix fois plus que la norme locale. Total a mis en place des structures de santé dans la zone pour effectuer des campagnes de vaccinations et lutter contre la malaria."
La délégation a visité ces structures bien tenues situées dans des villages, Mi Chaung Long et Kanbauk proches du site du gazoduc mais a appris qu’aucune des ONG présentes en Birmanie (Médecins du Monde, Action contre la faim, etc.) ne souhaitait participer à cette opération malgré des propositions de financements élevés, de la part de la compagnie pétrolière. Leurs représentants ont expliqué lors d’une rencontre avec les membres de la mission qu’ils ne souhaitaient pas bénéficier de fonds provenant de la firme pour des raisons éthiques. Ceci a été confirmé par M. Michel Delaborde, directeur de communication de Total.
Répondant aux questions des députés sur la sécurité dans la zone du gazoduc, M. Michel Viallard a reconnu que "le gazoduc a été attaqué en mars 1995 car il traverse une zone de conflit ethnique dont l’armée birmane assure la protection." Selon lui la présence de l’armée est discrète. "Total ne subventionne pas l’armée."
La mission a demandé si Total avait eu des contacts avec Mme Aung San Suu Kyi. M. Michel Delaborde, directeur de la communication de Total, a admis que les dirigeants de la compagnie n’avaient pas cherché à la rencontrer. Or, M. Mervin Porter, Directeur Général de Premier Oil opérateur du projet de gazoduc Yatagun a affirmé s’être entretenu avec Mme Aung San Suu Kyi qui a manifesté son hostilité au projet Yatagun. Il a ajouté que "le gouvernement birman avait été mécontent de la rencontre".
La mission s’est étonnée de l’attitude de Total car Mme Aung San Suu Kyi dirige la LND, parti majoritaire qui a été régulièrement élu. Mais aucune explication ne lui a été fournie. La compagnie craignait-elle que cette rencontre ne nuise à ses intérêts ?
B) LA COMPLAISANCE DES AUTORITES FRANÇAISES A L’EGARD DU PROJET YADANA
Le contrat de Total avec les autorités birmanes fut signé en 1992. A cette date, le monde entier connaissait la nature du régime politique birman. En 1994 le risque pris par Total en Birmanie a été couvert par la Coface dans des conditions difficiles : le témoignage de M. Jean-François Stoll, directeur de la DREE le prouve : "La décision de garantir le risque politique pris par Total en Birmanie a été longue et difficile à prendre. Un débat a eu lieu au niveau du ministère et le cabinet de l’époque (1994) a exigé que l’on augmente les primes et que l’on réduise la quotité garantie à 70 %."
Interrogé à ce sujet, M. François David, président directeur général de la Coface, a affirmé : "La décision de prendre en garantie l’investissement de Total en Birmanie a été une décision politique."
Il en a expliqué le cheminement : "La Coface instruit le dossier que lui a adressé l’entreprise exportatrice française et le présente à une commission interministérielle présidée par la DREE. Cette commission qui décide de l’opportunité de prendre les projets en garantie regroupe d’autres directions du ministère de l’Economie, des Finances et de l’Industrie comme le Trésor ou le Budget. Le ministère des Affaires étrangères est également représenté dans cette instance. Les éventuelles divergences entre les directions du ministère de l’économie et des finances sont arbitrées par le Ministre ou son Cabinet ; celles entre ministères le sont par le Premier Ministre."
La garantie d’un tel investissement, obtenu dans des conditions difficiles, constituait une caution pour la compagnie Total. Les autorités publiques lui signifiaient ainsi leur accord. Le fondement de la décision de garantir un tel projet est peu clair. Le risque politique était réel, le gazoduc traversant une zone de guérilla. Il semble que le ministère de l’Economie, des Finances et de l’Industrie comme la Coface aient manifesté quelque réticence. Qui alors a soutenu ce projet, qui ne contribue en rien à l’indépendance énergétique de la France ?
M. Dominique Perreau, directeur des affaires économiques au ministère des Affaires étrangères a insisté sur le rôle actif de la France au sein de l’Union européenne pour isoler la Birmanie : "Devant les dérives de la dictature birmane, l’Union européenne a pris des mesures de plus en plus sévères. La pression de l’Union européenne a été forte et la France y prend une part active. Au sein de l’ASEAN certains prônent une attitude plus flexible vis-à-vis de la Birmanie pour faire passer un message plus démocratique, d’autres préfèrent la tenir à distance."
Cependant, il a souligné que "les sanctions d’ordre politique ou sur le système de préférences généralisées ne s’appliquaient pas au projet de gazoduc de Total en Birmanie suivi avec attention par sa direction." Selon lui, "le groupe Total y est un vecteur de développement, il ouvre des écoles, forme du personnel, envoie des Birmans se former à l’étranger. Le ministère des Affaires étrangères reste très ferme sur le refus de toute coopération politique avec la Birmanie mais considère que la coopération économique est un facteur de développement même si le débat est délicat. Néanmoins il s’assure soigneusement que Total n’est attaquable ni au sujet du travail forcé, ni au sujet de ses relations avec la junte."
M. Jean de Gliniasty, directeur des Nations Unies et des Organisations internationales au ministère des Affaires étrangères, a tenu à préciser : "Total n’a pas été condamnée à la Commission des droits de l’Homme des Nations Unies, en l’absence de toute accusation explicite. Toutefois, on ne pouvait exclure que la compagnie soit mise en cause devant le BIT par voie de recommandation. Dans ce genre de cas, des démarches pouvaient être envisagées." Il a admis cependant "qu’une commission d’enquête informelle de l’OIT sur la Birmanie a été créée et Total a été citée par des témoignages secondaires en 1995-1996 comme bénéficiaire de travail forcé, ce que la firme a contesté."
M. François Dopffer, directeur d’Asie et d’Océanie au ministère des Affaires étrangères, s’est attaché à justifier la politique de la France en Birmanie : "La politique de la France envers ce pays est inspirée par trois séries de constatations :
– au niveau de la politique intérieure, le fonctionnement normal de la démocratie y est impossible ; le verdict des urnes n’a pas été respecté ; la pratique du travail forcé est avérée, ce qui justifie une attitude de principe critique et sévère.
– sur le plan géopolitique, la Birmanie occupe une place importante en Asie du Sud-Est où se superposent les influences de la Chine et de l’Inde et c’est un territoire qui dispose de richesses non négligeables. Elle est membre de l’Association du Sud-Est Asiatique (ASEAN), organisation importante des pays d’Asie du Sud-Est avec laquelle la France entretient des relations très suivies.
– les autorités françaises sont réservées sur l’utilité des sanctions économiques contre le régime birman, car en général, les sanctions atteignent davantage les populations que les dirigeants."
D’après lui, l’investissement de Total n’est pas en contradiction avec ces positions. "La position de la France ne comporte pas de contradictions. Ses relations bilatérales avec la Birmanie sont très réduites. La construction d’un gazoduc qui fournira du gaz en Thaïlande contribue au développement de la région, ce qu’apprécient les pays qui la composent. La présence de Total en Birmanie n’affecte pas l’action du ministère des Affaires étrangères dans la région."
Selon lui l’investissement de Total est conforme à la légalité internationale : "S’agissant de la légalité internationale applicable à la Birmanie, les Nations Unies n’ont pas édicté de sanctions internationales". Aussi, l’action intentée contre Total et Unocal aux Etats-Unis résulte de l’application d’une législation contraire aux règles de l’OMC. "Le Congrès des Etats-Unis a voté une loi interdisant tout investissement nouveau en Birmanie. Sur ce fondement juridique, une action a été intentée contre Total devant le Tribunal de Los Angeles. Hostile au principe de l’application extra-territoriale d’une loi américaine à une entreprise française agissant à l’étranger, ce qui est contraire aux règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) le Ministère des Affaires étrangères a soulevé et obtenu l’incompétence du Tribunal de Los Angeles."
Cependant M. François Dopffer s’est montré d’une prudence extrême sur les relations entre le ministère des Affaires étrangères et Total. "La direction de Total entretient les relations habituelles d’une entreprise française importante avec le ministère des Affaires étrangères. Il arrive que le ministère constate a posteriori qu’un membre de la direction de Total s’est rendu en Birmanie. Sur place, l’Ambassade est en contact avec Total. Des agents de cette ambassade se sont rendus à plusieurs reprises sur le chantier."
Par ailleurs, il a assuré que sa direction "ne disposait pas d’informations précises sur le système de sécurité des installations de Total". Quant aux accusations de travail forcé, "L’investissement de Total en Birmanie est privé. Des accusations de travail forcé et de blanchiment d’argent de la drogue ont été portées contre Total qui les a toujours démenties. Il n’appartient pas au ministère des Affaires étrangères de répondre à la place de Total."
Au passage, il a affirmé que "la position de Mme Aung San Suu Kyi sur les sanctions économiques a varié. Pendant un temps, elle a considéré que tout investissement en Birmanie consolidait la Junte, ce qui semble avoir suscité un débat interne, car cette position, qui pénalisait la population, constituait aux yeux de certains une erreur politique et renforçait la tendance autarcique du régime birman. Il ne s’agit plus d’un thème majeur dans ses déclarations." Interrogée par les membres de la mission, l’intéressée a fermement nié ce point.
La position du ministère des Affaires étrangères sur la Birmanie est difficile à cerner. Voici la position nuancée exprimée par M. Bernard Pottier, Ambassadeur de France dans "la lettre Birmane" de juin 1999 éditée par le service d’expansion économique de l’Ambassade de France en Birmanie.
"C’est au terme de plus de quatre ans et demi de séjour que je vais quitter la Birmanie. La durée de cette mission, supérieure à la normale, me permet de jeter un regard rétrospectif sur cette période riche qui a vu l’entrée de la Birmanie dans l’ASEAN et, presque exactement en même temps, le début de la crise asiatique.
Cette date charnière sépare en fait deux périodes assez distinctes : la première, relativement euphorique, m’aura permis de mesurer les attentes et les espoirs que suscitait ce pays auprès des entreprises (1994-1996) tandis que la seconde aura enregistré les déceptions de ces dernières face au blocage politique et à ce qu’il convient de nommer "un certain nationalisme économique" (1997-1999)."
Il souligne que "les blocages politiques freinent l’expansion économique. Cependant, les conditions ne sont pas encore remplies pour que ce potentiel soit mis en valeur et assure un développement solide et durable (absence du FMI et des bailleurs de fonds internationaux). L’ouverture et le vrai démarrage sont toujours conditionnés à des questions politiques, en particulier aux rapports entre la junte et son opposition légale. D’où une impression de surplace, d’une interminable attente ponctuée par des affrontements politiques acerbes."
En revanche, son successeur M. Bernard du Chaffaut a exprimé dans "La lettre Birmane" du 31 juillet 1999 une position différente. "C’est de mon propre choix et non par le fait d’un hasard de la bureaucratie parisienne, comme cela arrive parfois, que je me trouve prendre aujourd’hui la succession de Bernard Pottier. C’est dire que ne me manquent ni la motivation, ni la détermination, pour maintenir, voire, autant que faire se peut, rehausser le niveau des relations entre la France et la Birmanie, si les circonstances s’y prêtent."
Sait-il que plusieurs pays membres de l’Union européenne et les Etats-Unis refusent de procéder à de nouveaux investissements en Birmanie, quand il affirme "C’est dire aussi que je compte bien m’employer à aider les entreprises françaises, si besoin est, à développer leurs implantations dans ce pays, au potentiel culturel et humain presque intact."
"Certes, les chiffres des échanges entre les deux pays sont modestes au regard de leur taille et de leur population respectives, mais je sais que la volonté et l’intérêt existent, en tout cas du côté français. A preuve, la constance et la persévérance manifestées par nos firmes à rester en Birmanie, malgré les difficultés et obstacles qu’elles y rencontrent, ou tout du moins à continuer à la suivre, à y assurer une "veille active", à l’affût d’opportunités nouvelles ou de décisions favorables."
"C’est grâce à leurs efforts, ô combien méritoires, que la France continue à tenir un des premiers rangs parmi les partenaires occidentaux de Rangoun, et s’est mise en position de tirer le meilleur parti de toute éventuelle évolution positive."
Il conclut "Nous sommes au creux de la vague peut-être, mais le flux à venir ne peut que nous porter plus haut, et plus loin. Et puis, en politique, comme dans l’exploration pétrolière, on n’est jamais à l’abri d’une bonne surprise...". Cette prise de position a surpris les membres de la mission. Celle-ci s’interroge encore sur les origines de la décision de garantir l’investissement de Total en Birmanie en 1994 sans être en mesure de déterminer avec précision comment et par qui cette décision a été prise.
Cette décision lourde de conséquences lui apparaît inopportune au regard des normes éthiques élémentaires que viole systématiquement la Junte birmane depuis son arrivée au pouvoir en 1988. En 1994, il était en effet possible de prévoir que des accusations de collusion et de complicité avec la Junte birmane pourraient être portées contre Total. Déjà des compagnies multinationales comme Pepsi-Cola, Levis, Texaco s’étaient retirées de Birmanie et dès 1991, Mme Aung San Suu Kyi s’était déjà exprimée sur les effets néfastes des investissements étrangers en Birmanie et les ONG françaises et étrangères avaient déjà lancé des cris d’alarme.
C) LE COMBAT DES ONG CONTRE LE GAZODUC DE YADANA
L’implantation de Total et Unocal en Birmanie a fait l’objet d’études minutieuses de la Fédération Internationale des droits de l’Homme (FIDH) qui a publié en 1996 un rapport "Total et les droits de l’Homme en Birmanie, dissection d’un chantier", de "EarthRights International", ONG basée aux Etats-Unis. "Human Rights Watch", "Agir Ici" et "Info-Birmanie" suivent avec une attention minutieuse le développement de ce projet. Toutes considèrent que Total cautionne et soutient la dictature, et que la construction du gazoduc a contribué à aggraver la situation dans les secteurs qu’il traverse. Certaines estiment qu’il y a eu du travail forcé sur le chantier du gazoduc.
– un soutien à la dictature d’ordre politique, économique et financier
Voici l’analyse de Mme Anne Christine Habbard, secrétaire générale adjointe de la FIDH : "Les activités de Total en Birmanie sont critiquables à de multiples points de vues, car elles constituent un réel soutien moral, politique, économique et financier à un régime illégal illégitime et condamné internationalement : un soutien moral, car Total est pleinement partenaire d’un régime coupable de violations massives et systématiques des droits de l’Homme, un soutien politique car l’action de Total contribue à légitimer la Junte sur la scène internationale, de plus les officiers de sécurité de Total collaborent étroitement avec l’armée birmane, dont on connaît les pratiques violentes ; un soutien économique et financier car les investissements réalisés par Total, qui constituent les plus gros investissements étrangers en Birmanie, sont une véritable source d’oxygène pour le régime en place, au point que de nombreux observateurs estiment que Total assure le maintien de la Junte au pouvoir."
M. Stéphane Hessel, Ambassadeur de France, porte parole d’Info Birmanie a renchéri :"Si l’on souhaitait s’associer à des sanctions contre la Junte, l’acte le plus courageux serait d’interrompre le projet de Yadana." Néanmoins, il s’est déclaré "non favorable aux embargos qui font plus de tort au peuple qu’à ses dirigeants. Il y a peu d’outils contre les gouvernements dictatoriaux. Pour les dirigeants de Total le projet de Yadana doit être jugé à long terme c’est-à-dire en 2002. Ils considèrent que d’ici là, la Thaïlande aura évolué et que les premiers bénéficiaires en seront les Birmans." Il s’est demandé si "on pouvait donner au gouvernement birman l’apport symbolique que représente la présence de Total. Ce régime ne se maintient que grâce à la drogue. Il faut donc réfléchir à la présence de la France dans ce pays. La France part du principe qu’il faut être présent partout dans le monde, sous-estimant ainsi le caractère extra-démocratique extrêmement fort de la Junte birmane très mal vue de la population. Les élections démocratiques l’ont montré." Le financement de la dictature par les compagnies pétrolières et par la même son renforcement a largement été dénoncé. D’après Mme Anne-Christine Habbard, le soutien financier de Total à la junte birmane est évident puisque Total est associé dans le projet à la MOGE, partenaire à 15 % et contrôlée intégralement par le gouvernement birman.
M. Tyler Giannini, directeur de EarthRights International, s’est attaché à exposer la nature des relations entre Total et la Junte. "Sur le plan économique, le gazoduc est important pour le régime birman. Il lui rapportera entre 150 et 400 millions de dollars par an. Cette somme est considérable eu égard à la taille de l’économie birmane et si on prend en compte l’état de ses réserves financières. Le flou sur les chiffres s’explique car le contrat avec les autorités birmanes n’est pas public. On ne peut y avoir accès, et on n’a aucun moyen d’en connaître les clauses. En raison du caractère très fermé et secret du régime birman, il est impossible de savoir quel contrat les autorités birmanes ont signé et quel est le montant des taxes. Quoi qu’il en soit, les sommes en jeu sont considérables. Tout porte à croire que la Junte attend beaucoup de ces devises qui seront importantes pour la pérennité du régime."
Selon M. Tyler Giannini "Des commissions ont été versées au SLORC pour le contrat, ainsi que des pots-de-vin. Surtout, la réalisation du projet, dans la mesure où il garantit les recettes futures, a permis au gouvernement birman de contracter des prêts et par là notamment d’acheter avec paiement à terme, des armements. Le gouvernement birman a en particulier acheté des hélicoptères à la Pologne en 1994 et M. Walesa, alors Président de la République polonaise, avait indiqué que c’était la société Total qui les avait payés."
Pour certains intervenants, dont M. Francis Christophe, écrivain, membre de l’Observatoire géopolitique des drogues, le projet Yadana représente le plus gros investissement depuis l’indépendance de la Birmanie, il entraîne une collaboration économique avec la dictature birmane et par ricochet une complicité dans le blanchiment de l’argent de la drogue. Il estime même que "Total reconnaissait depuis 1994 avoir versé quinze millions de dollars à la signature du contrat. Ces quinze millions légaux décaissés par Total ont été injectés dans le circuit financier de l’argent de la drogue. Le blanchiment en l’espèce consiste à injecter de l’argent légal dans un circuit financier illégal pour blanchir l’ensemble du flux. L’observatoire géopolitique des drogues a cherché à en savoir plus sur les modes de versements de Total (zone géographique, banque, compte), mais le silence et l’opacité sont plus grands que pour les versements d’Elf à l’Etat congolais."
Selon lui "la complicité de Total dans le blanchiment ne saurait être considérée comme involontaire car, pour la protection du chantier, une armée birmane performante est une nécessité, et seul l’argent de la drogue permet de l’équiper. D’autre part, comment ignorer la vraie nature de la Myanmar Oil and Gas Enterprise (MOGE) quand, comme Total, on négocie avec elle depuis de longs mois ?" La mission n’a pas été à même de vérifier ces accusations. Elle n’ignore pas que la drogue est une des principales ressources de la Junte birmane.
– Une pression militaire accrue dans une zone de rébellion
La militarisation accrue de cette région pour garantir la sécurité du gazoduc a forcément été lourde de conséquences pour les populations karen et mon en rébellion contre la Junte. Selon M. Michel Diricq, membre "d’Info-Birmanie" : "La présence de Total accroît la présence militaire dans la région et différents rapports d’ONG permettent de dire que si la région ne comptait que quelques bataillons de l’armée birmane avant l’arrivée de Total, ils sont à présent au nombre de 10 à 15 pour assurer la "sécurité" du projet gazier. Ces troupes pratiquent la tactique dite des "quatre coupures" qui consiste, pour empêcher tout appui des populations à l’opposition armée, à "couper" tout soutien possible en munitions, recrues, nourriture et information ; autrement dit cette "tactique des quatre coupures" a amené l’armée birmane à pratiquer une guerre totale. Ce type de conflit armé était prévisible car l’armée birmane s’est comportée dans la région du gazoduc comme elle l’avait fait auparavant, ailleurs dans le pays, contre ses autres opposants." Il a souligné que "Total aurait pu anticiper ce conflit armé car, notamment en 1991, la Banque Mondiale avait refusé d’accorder un crédit pour le projet en conseillant une modification du tracé du gazoduc qui allait traverser une zone où la guérilla durait depuis l’indépendance, à la fin des années quarante." Ces propos ont été confirmés par les membres de l’opposition birmane rencontrés en Thaïlande.
D’après M. Tyler Giannini : "A partir d’avril 1991, trois bataillons vinrent s’installer dans la zone du gazoduc où aucune base militaire n’était implantée. Leur nombre a crû et avec l’arrivée de chaque bataillon, les exactions (travail forcé, déplacement de population), etc. se sont accrues pour construire les campements militaires. L’exécution du projet débute en 1995. En fait autour de 1994 et 1995, une reconnaissance initiale a été effectuée." A ce propos, M. Tyler Giannini a cité Unocal "Nous avons demandé à deux experts de la forêt vierge d’inspecter diverses options pour le tracé lors d’un voyage en Birmanie en mai 1994. Au vu du rapport d’Unocal Myanmar aux actionnaires (juillet 1994) des événements se sont produits antérieurement. Puis il y eut davantage d’activité à l’approche de 1995."
M. Francis Christophe a souligné que "la construction du gazoduc avait entraîné Total dans une véritable spirale de collaboration avec le régime en place à Rangoon. Certains exemples sont éclairants. Ainsi, un des sous-traitants, la compagnie Héli-Union qui accomplissait des missions (transport par hélicoptère) pour Total sur les plates formes pétrolières, a dû rendre des services aux militaires birmans comme tous ceux qui opèrent dans ce pays. Elle a effectué des vols de transport pour l’armée birmane et pas forcément dans la zone du gazoduc. L’armée birmane n’étant pas solvable, Total a réglé les notes d’Héli-Union."
Il a expliqué que "le chantier du gazoduc traversant les zones encore contrôlées par la guérilla karen, les sous-traitants de sécurité de Total avaient dû veiller à ce que l’armée birmane écarte tout danger. Ceux-ci ont entretenu avec cette armée une étroite collaboration en matière de sécurité pendant trois ans. Quand on dit que ce gazoduc a entraîné l’éviction de populations et des violations graves des droits de l’Homme, Total se défend en alléguant que treize villages ont bénéficié du chantier du gazoduc, grâce à la construction d’infrastructures : école, hôpital, etc. Mais personne n’a pu vérifier quelle était la situation à quelques kilomètres de là car le périmètre de sécurité du gazoduc (50 kms) va bien au-delà de ces treize villages. Personne ne l’a jamais visité et certains des habitants sont maintenant réfugiés en Thaïlande. Total dément avoir la moindre influence dans cette zone alors que ses prestataires de service chargés de la sécurité la surveillent pour interdire les passages vers le chantier."
Toutes les ONG s’accordent pour lier militarisation du chantier, déplacement de population et travail forcé.
Selon M. Michel Diricq : "Info Birmanie revient enfin sur deux des accusations les plus graves portées contre Total : déplacement de population et travail forcé. Info Birmanie ne dit pas que Total est esclavagiste, (comme le reprochent souvent les dirigeants de cette société à leurs accusateurs) mais que Total est engagée dans une spirale de collaboration scandaleuse avec la Junte. Sur la première accusation, même les auteurs du rapport de la commission "Justice et Paix" du Bangladesh, qui tentent de défendre le projet gazier, ont noté que des habitants de Migyaunglaung ont été forcés de quitter leur village et ils ajoutent que Total leur a donné de l’argent en 1997 pour qu’ils reconstruisent leurs maisons ; ce qui indique que ce village a en fait été en partie détruit. Les autres rapports faisant état de déplacements de population font bien mention de destruction dans ce village, mais, d’après "Justice et Paix", la population de ce village aurait été déplacée en 1991, pour raison de sécurité sans qu’il y ait de rapport avec Total. "Justice et Paix" s’est-elle vraiment donné les moyens d’investigation lui permettant d’affirmer cela ? Il reste qu’une destruction de village a bien été constatée."
Le chantier du gazoduc a-t-il entraîné des déplacements de population ? Pour la plupart des ONG, la réponse est positive.
M. Cyril Payen, journaliste basé à Bangkok est intervenu à la demande "d’Info-Birmanie" et s’est "inscrit en faux contre les démentis de Total concernant la collusion avec les militaires. Il a affirmé avoir discuté sur place avec des membres de l’armée birmane et avec des agents du service de sécurité de Total qui ignoraient qu’il était journaliste. Ils lui ont expliqué que des avions de Total avaient été utilisés pour transporter des troupes vers le gazoduc en vue d’une offensive prochaine lors de la saison sèche, troupes qui ont été massées entre Kanbauk et la frontière thaïlandaise. Les directions de Total et d’Unocal ont démenti ces assertions à la suite d’articles parus le 6 décembre dernier dans le Bangkok Post, mais tous les témoignages confirment cette militarisation à outrance de la région en vue de l’offensive qui doit commencer en janvier."
D’après lui, "en décembre 1997, l’offensive de l’armée birmane, qui se déroule à chaque saison sèche, a entraîné l’exode de 20.000 Birmans. L’armée birmane a démenti cet état de fait mais aujourd’hui chacun peut voir tous ces Birmans peuplant 15 camps, appelés "villages birmans" en Thaïlande, qui ne bénéficient pas du statut de camps de réfugiés et qui s’ajoutent aux camps de réfugiés de l’UNHCR."
Mme Ester Saw Lone, présidente de l’Union des femmes Karen, a livré un témoignage poignant sur la situation de la population Karen vivant dans la région du gazoduc : "Dans la région de Merguitavoy, elle a participé à la création d’une école d’une trentaine d’enfants, l’aggravation de la situation politique en Birmanie a poussé de plus en plus de familles à fuir vers cette région. L’école a fait face à cet afflux. De trente enfants au départ, près de 600 enfants y ont été scolarisés. La plupart des enfants avaient la même histoire personnelle extrêmement douloureuse. Leurs villages avaient été investis par l’armée birmane, leur père et leurs frères obligés de travailler comme porteurs ou tués par l’armée, parfois ils avaient vu leur mère ou leur sœur maltraitée, voire violée par les forces birmanes. Leurs habitations avaient été confisquées et ils étaient obligés de partir à cause des ordres de déplacement du régime militaire. Ces enfants n’ont jamais connu la paix et la sérénité. Les soldats birmans n’ont jamais eu pitié d’eux alors qu’ils étaient innocents, ce qui crée dans leur existence des traces très profondes, dont on ne peut imaginer la portée. L’école a été détruite par une offensive de l’armée birmane en février 1997. Les enfants et les enseignants ont trouvé refuge au camp de Tam-Hin." Lors d’une visite en mai 1998, elle n’a pu "retrouver les nombreux enfants qu’elle avait éduqués. Certains avaient été tués en 1997 lors de combats entre militaires birmans et l’Union nationale karen, d’autres étaient morts de maladies faute de médicaments pour les soigner."
M. Sunthorn Sripanngern, secrétaire général de la Ligue de l’Union Mon, a évoqué la situation dans la zone du gazoduc : "Les Mons, les Karens, les Tavoyans et les Thaïlandais sont contre ce projet qui ne leur a apporté que du sang et des larmes. Depuis le début du chantier, le gouvernement a chargé l’un des chefs de la région côtière d’assurer la sécurité de la région ce qui a entraîné de nombreuses violations des droits de l’Homme. Quatre bataillons sont engagés pour assurer la sécurité intérieure dans la zone et vingt bataillons pour contrer les forces karens et s’occuper de la sécurité intérieure. Depuis le début du chantier on a constaté des violations des droits de l’Homme, des déplacements forcés de population et du travail forcé de portage dans la zone du gazoduc."
Il a précisé que "plus de 13 villages occupés par des Mons et des Karens avaient été déplacés ce qui a entraîné le déplacement de plus de 3 000 familles et de 14 monastères. Les Mons, les Karens, les Tavoyans n’ont nullement bénéficié de ce projet contrairement aux affirmations de Total qui prétend les avoir aidés en bâtissant des écoles et des hôpitaux. Les habitants de cette région ont en réalité terriblement souffert."
Lors de sa visite en Thaïlande la mission avait souhaité visiter des camps de réfugiés, les autorités thaïlandaises ne le lui ont pas permis, la frontière entre la Thaïlande et la Birmanie étant sous administration de l’armée thaïlandaise.
Néanmoins, elle s’est rendue à Tam-Hin où, sans pouvoir visiter le camp, mais grâce à la rencontre fortuite avec des membres d’une organisation humanitaire canadienne, elle a pu s’entretenir brièvement avec le chef du camp qui a expliqué que les conditions de vie y étaient difficiles. Il redoutait des incursions de l’armée birmane. De nombreux réfugiés de Tam-Hin venaient de la zone du gazoduc.
La mission a visité le site du gazoduc de Yadana. Elle a visité des écoles construites par Total, des fermes modèles, des centres de santé. Ces installations financées par Total bénéficiaient aux habitants de la zone. Ceux-ci semblaient satisfaits. Toutefois dans les villages de pêcheurs mons notamment Daminsek, la misère était criante et le sous-développement réel. Les responsables de Total reconnaissaient eux-mêmes que leurs efforts étaient "une goutte d’eau dans la mer".
Les conditions de la visite du gazoduc n’ont pas permis de vérifier si l’armée était ou non présente car un deuxième gazoduc de la compagnie britannique Premier Oil est en construction. L’hélicoptère a survolé des baraquements, servaient-ils à la construction de ce nouvel oléoduc ou étaient-ils militaires ? Il est très difficile de repérer quoique ce soit dans la jungle birmane. La visibilité du déplacement de la mission était telle que si armée il y avait, elle ne s’est pas montrée. En revanche, c’est avec surprise que la délégation a pu embarquer à l’aéroport international de Rangoon sans aucun contrôle policier alors que partout en Birmanie ils sont de rigueur. Est-ce la qualité des accompagnateurs qui lui valait une telle mansuétude ?
– Total et Unocal ont-elles bénéficié directement ou indirectement du travail forcé ?
La FIDH, Agir Ici, Info-Birmanie et EarthRights International l’affirment. Les accusations les plus étayées figurent dans les témoignages produits contre Unocal au procès de Los Angeles par l’avocat Tyler Giannini, directeur d’EarthRights International. Celui-ci a fait état du témoignage d’un villageois expliquant que leur chef leur avait ordonné d’aller travailler sur la route du gazoduc, expliquant qu’ils seraient payés par les étrangers. "Comme les militaires avaient donné cet ordre, les villageois ont été obligés de travailler et ont été payés en présence d’étrangers. Dès le départ des employés étrangers, les soldats birmans les ont fait venir un par un et rendre l’argent gagné."
Selon lui : "Cela démontre que l’armée birmane était impliquée dans le projet de gazoduc et qu’elle était présente lors des opérations de nettoyage préalables à la construction des infrastructures nécessaires au chantier (routes, héliports, etc.). Le fait que Total et Unocal aient payé ces villageois prouve qu’ils ont travaillé sur le gazoduc mais n’enlève rien au caractère forcé du travail effectué. Dans la définition légale du travail forcé, la rémunération n’entre pas en ligne de compte. C’est la façon dont le travail est effectué qui importe. Or les villageois étaient forcés de travailler par les militaires. Certains bataillons, 273 et 282 sont appelés "bataillons de Total" par les gens sur place. Ces informations ont été transmises par des déserteurs qui confirment qu’ils ont reçu de l’argent de Total."
Il a ajouté que "d’après nombre de témoignages, il apparaît que lorsque l’armée birmane recrutait des villageois pour travailler sur le projet, ceux-ci n’avaient aucun moyen de s’y soustraire et n’avaient pas le droit de refuser. La question de savoir si Total savait ou aurait dû savoir ne réduit pas sa responsabilité, d’autant que la compagnie ne pouvait ignorer que c’était l’armée qui les embauchait. On ne sait pas si le travail effectué était du portage ou de l’infrastructure. Certaines victimes ont pu être employées à différentes tâches, notamment au débroussaillage."
Il a d’ailleurs précisé que "lors de sa déposition sous serment, le Président d’Unocal a précisé qu’un consensus s’est dégagé sur le fait que les porteurs pouvaient être soit des conscrits, soit des villageois et que leur paiement en dépendait."
M. Tyler Giannini a affirmé "disposer d’un document fourni par Total remis à un diplomate américain lors d’une conférence en janvier 1996. Ce document contient un tableau qui démontre que des paiements ont été effectués auprès des villageois recrutés par l’armée pour la période du 2 décembre 1995 au 17 janvier 1996. Il contient des dates, des numéros de bataillons de l’armée, le nombre de villageois, le montant des sommes versées et précise que des rations alimentaires provenant de Total ont été fournies aux villageois travaillant avec les bataillons. Dans ce document, il apparaît qu’entre décembre 1995 et janvier 1996, Total a payé 463 villageois recrutés par l’armée et il était prévu que Total devait chaque semaine leur fournir, comme aux militaires, une ration alimentaire. Un témoignage de villageois corrobore le contenu du document. Le témoin a déclaré que le chef du village leur avait expliqué qu’ils devaient travailler pour des étrangers qui construisaient le gazoduc. Effectivement, il reconnaît avoir été rémunéré mais en fait cela ne l’intéressait pas et il n’avait pas d’autre choix que d’accepter ce travail. Ce témoin confirme que les travaux étaient toujours effectués sous la surveillance de l’armée ce qui a été corroboré par d’autres témoignages."
La mission juge que le lien entre la présence militaire, les exactions contre les populations et les travaux forcés est avéré. Total ne pouvait l’ignorer. Que s’est-il passé avant la construction du gazoduc quand l’armée birmane a sécurisé et débroussaillé la zone ? Qui a construit les camps militaires qui s’y sont multipliés, qui a nourri ces troupes ?
La mission partage le point de vue de M. Martial Cozette, directeur du Centre français de l’information sur les entreprises :"En ce qui concerne Total, le Centre a observé qu’un certain nombre d’informations sont peu transparentes et que l’entreprise n’a pas pris de précautions suffisantes dans un pays où il est notoire que le gouvernement utilise des méthodes très brutales au niveau des minorités et des populations. Ces deux éléments, la transparence et la précaution, n’ont été mis en avant de la part de Total qu’à la fin 1996. Mais sur l’analyse des risques dans la zone du gazoduc de 1992 à 1996, il n’y a pas eu d’information. Celle-ci n’a été délivrée que lorsque les travaux ont été engagés et après que la zone du gazoduc ait été pacifiée. Il n’y avait plus rien à voir. Ainsi des journalistes ont pu se rendre sur place fin 1996, mais le groupe Total aurait dû organiser cela avant. On relève de nombreuses contradictions dans l’information de Total : début 1994 le groupe affirmait que le gazoduc ne traversait pas de zone sensible sur le plan environnemental et que le trajet le plus court avait été choisi pour en minimiser l’impact. Le tracé actuel du gazoduc dément ces informations. Lors de réunions en 1996, Total soutenait qu’il ne pouvait y avoir de violation des droits de l’Homme et d’utilisation de travailleurs forcés car le chantier n’était pas commencé. Mais ceci n’était pas une preuve puisqu’avant la construction du gazoduc des travaux préliminaires avaient fait l’objet, en mars 1995, d’attaques de guérilla karen, qui firent des victimes parmi les personnels effectuant des relevés."
Cette analyse se rapproche de celle du chargé d’affaires américain à Rangoon avec lequel la mission s’est entretenue. Il a expliqué que "disposant d’un hélicoptère et grâce à son attaché militaire, il avait pu visiter le site du gazoduc sans recourir à la MOGE, soucieux d’enquêter sur les accusations de travail forcé contre Unocal et Total". Selon lui "il ne pouvait avoir du travail forcé lors de la construction du gazoduc qui nécessitait des moyens considérables et une main d’œuvre qualifiée." Il s’est montré par contre très préoccupé par la sécurité dans cette zone et n’excluait pas des opérations de guérilla.
Il apparaît factice de séparer la construction du gazoduc qui nécessitait l’embauche d’une main d’œuvre qualifiée et des moyens techniques considérables, des mesures prises par le régime birman pour assurer sa sécurité. Or ce sont les mesures de sécurité qui ont généré du travail forcé et des déplacements de populations dans la zone.
L’acte d’accusation du procès intenté à Unocal aux Etats-Unis l’a précisé : "Durant les négociations, les parties se sont mises d’accord pour que le SLORC éclaircisse le tracé et assure la sécurité du projet de gazoduc (...) Unocal et Total ont fourni de l’argent au SLORC pour couvrir les frais engagés dans les travaux du projet du gazoduc (...) Les compagnies défenderesses savaient que le SLORC, ses forces armées et ses services de sécurité commettaient des violations des droits de l’Homme, incluant les travaux forcés et les déplacements forcés dans le cadre du projet de gazoduc."
La mission estime que Total et Unocal n’ont pas volontairement utilisé le travail forcé pour la construction du gazoduc mais en ont indirectement bénéficié en raison de la militarisation de la zone. Pour cette raison, la délégation n’est pas favorable à l’implantation de Total en Birmanie. Elle s’interroge sur le devenir économique d’un projet critiqué en Thaïlande pour son impact écologique néfaste.
M. Paribatra Sukhumband, vice-ministre des Affaires étrangères de Thaïlande a regretté que le gouvernement thaïlandais précédent ait approuvé le tracé du gazoduc, qui traverse une importante zone forestière, et nombre d’ONG thaïlandaises s’insurgent contre les dégâts occasionnés à la forêt. Malgré les efforts de PTP, la compagnie nationale thaïlandaise en charge du projet, pour associer les habitants de la zone à ce projet, les critiques sont nombreuses ; la presse thaïlandaise en fait régulièrement état.
En outre les besoins énergétiques de la Thaïlande justifient mal la construction du gazoduc : la centrale de Rachaburi que devait construire la Thaïlande pour transformer le gaz de Yadana en électricité était loin d’être terminée. Lorsque la mission s’est rendue sur place, en mars 1999, elle a visité une centrale en chantier. Le pronostic de la mise en service d’une première tranche de la centrale en septembre 1999 lui paraissait aléatoire. Aujourd’hui il serait envisagé le raccordement au réseau le 1er novembre 1999 de la première des six turbines à gaz. De ce fait, l’entreprise nationalisée thaïlandaise PTT, opérateur pour la partie thaïlandaise du gazoduc risque de devoir payer encore le gaz qu’elle n’utilise pas aux termes du contrat de "take or pay" signé avec Total, ce qui n’est pas sans poser problème.
D) TOTAL ET LES INVESTISSEURS ETRANGERS : UNE PRESENCE NEFASTE SELON MME AUNG SAN SUU KYI ET L’OPPOSITION BIRMANE
La mission d’information avait mis une condition explicite à sa visite en Birmanie : rencontrer Mme Aung San Suu Kyi et lui témoigner le soutien des députés français pour son combat. Grâce aux efforts du ministère des Affaires étrangères et de l’Ambassadeur de France, la mission a pu s’entretenir avec elle. Impressionnante de calme et de détermination, elle a déploré l’état de la Birmanie et fustigé l’incompétence et la malhonnêteté du régime.
Evoquant les démissions au sein de la Ligue, démissions forcées, s’accompagnant généralement d’un double à la police, elle s’est déclarée "peu inquiète de ces démissions, d’autant qu’un certain nombre de démissionnaires n’étaient pas membres de la Ligue. Sur deux millions d’adhérents en 1989, il y a eu 15 000 démissions depuis le début de la campagne de pressions de la Junte sur les parlementaires et militants de cette formation." Mme Aung San Suu Kyi espère que la Junte, minée par ses rivalités et ses contradictions s’effondre, en raison de la situation économique et de la mauvaise gestion.
Elle a précisé qu’il y avait environ "un millier de prisonniers politiques, sans en être certaine, car les arrestations sont généralement tenues secrètes, les familles les apprennent avec retard ; il n’y a pas de procès publics ; ils se déroulent à l’intérieur des prisons."
Elle a reconnu que la question des minorités était problématique : "trop souvent, elles ont fait passer leurs intérêts communautaires avant l’intérêt national, car elles considèrent l’armée birmane comme une armée d’occupation, certains mouvements sont proches de la Ligue, qui reste attachée à la non-violence, principe bien ancré dans la culture birmane."
S’agissant des investissements étrangers, elle a déclaré "non, je n’ai pas changé. Nous sommes pour les investissements étrangers, mais pas aujourd’hui, car ceux-ci confortent la Junte au pouvoir. Il en va de même du tourisme, car les grands hôtels et les restaurants sont gérés par les militaires." Elle a estimé que les touristes français étaient trop nombreux en Birmanie et a souhaité qu’ils attendent le départ de la Junte pour venir.
Elle s’est montrée sceptique sur la mission de M. Alvaro De Soto, secrétaire général adjoint de l’ONU car elle estime qu’en l’état actuel des choses, les militaires ne sont pas près de faire un pas en avant.
Mme Aung San Suu Kyi n’assimile pas la France et Total dont elle a fustigé les implantations. Ses relations avec l’Ambassade de France en Birmanie ont semblé très cordiales. L’investissement de Total en Birmanie est mal perçu tant par Mme Aung San Suu Kyi que par l’opposition birmane qui considèrent qu’il conforte le régime en place ; les opposants birmans se demandent ce que fera la Junte du produit de cet investissement.
Mme Aung San Suu Kyi a réitéré cette analyse le 9 septembre 1999. Dans un message adressé aux foules londoniennes réunies dans une manifestation pour le soutien à la démocratie en Birmanie, elle a demandé l’application de sanctions économiques à la Birmanie : "Nous voulons affirmer que des sanctions économiques ne nuisent pas au peuple birman dans son ensemble. En effet quand la Birmanie s’ouvrit il y a dix ans à une soi-disant "économie de marché", elle n’ouvrit pas cette porte à la population birmane. En réalité elle accorda aux autorités militaires et à leurs relations l’occasion de consolider leur puissance économique comme ils ont consolidé leur puissance militaire. Nous pensons donc que les sanctions économiques sont souhaitables et nécessaires à la démocratisation rapide de la Birmanie. Il faut que la Communauté européenne, les Etats-Unis et le reste du monde soient bien conscients du fait que les sanctions aident le mouvement pour la démocratie en Birmanie. Nous voulons qu’ils sachent bien que des sanctions unilatérales sont plus souhaitables que l’absence totale de sanctions."
Les membres de l’opposition birmane avec lesquels la mission s’est entretenue en Thaïlande ont tenu le même langage.
Selon M. U Maung Maung, président de la Fédération des Syndicats de Birmanie, "Les investissements étrangers en Birmanie ne profitent qu’à l’armée qui est passée de 180 000 hommes à 450 000 hommes. La Birmanie consacre 60 % de son budget à la défense contre 2 % à l’éducation. Les forces de sécurité qui protègent les équipements sont rémunérés par les habitants. Depuis 1998 le gouvernement birman a réduit les soldes ce qui oblige les militaires à vivre et à se ravitailler en réquisitionnant les récoltes." S’agissant du travail forcé, M. U Maung Maung a affirmé que "cette pratique avait toujours existé en Birmanie. Dès 1993 il avait écrit à Total et Unocal à ce sujet sans recevoir de réponse."
E) LA QUESTION DES SANCTIONS COMMERCIALES ET DU BOYCOTT DE LA BIRMANIE
Les prises de positions hostiles à tout investissement étranger en Birmanie qui émanent de l’opposition birmane légitimement élue et ses appels au boycott du régime birman rappellent l’attitude des opposants à l’apartheid en Afrique du Sud. La demande de sanctions internationales émane de l’intérieur d’un pays. Certes, les politiques d’embargo et de boycott ne suscitent guerre l’enthousiasme. En Irak ces mesures ont affamé la population sans affaiblir Saddam Hussein. En Haïti ce fut un désastre et Cuba survit toujours à l’embargo américain.
La position de M. Alexandre Adler, rédacteur en chef de "Courrier International" à ce sujet mérite d’être évoquée : "Le succès du boycott de l’Afrique du Sud a enlevé tout fondement aux critiques anti-boycott. Si l’on interrompt l’achat de pétrole d’un pays on change sa politique. Toutefois, lorsqu’un régime politique est très bien implanté, le boycott frappe fortement sa population. Ainsi, le boycott par la communauté mondiale de Haïti, alors que les Etats-Unis auraient pu intervenir militairement pour renverser le Général Cédras et l’obliger à partir, a été une catastrophe pour les Haïtiens, accroissant largement leur misère. Le boycott est une mesure à manier avec précaution au cas par cas. Dans le cas de la Birmanie, cette sanction n’est pas forcément utile. Néanmoins, le risque d’achat d’armes par la Junte birmane n’est pas à écarter. En réalité, il faut que la rente pétrolière atteigne un niveau suffisant en Birmanie pour que sa suppression soit suffisamment douloureuse pour le pouvoir."
Dans le cas de la Birmanie, le retrait ou le gel de la présence des compagnies étrangères aurait un double mérite ; celui de conforter l’opposition démocratiquement élue et d’affaiblir considérablement une dictature qui a du mal à faire face à la faillite de sa gestion. Une telle mesure ne peut aggraver la situation de la population birmane, la Junte utilise toute entrée de devises étrangères à son profit.
Les ONG sont partagées sur la question du devenir de Total en Birmanie. Selon Mme Marie-Line Ramackers : "Agir ici" demandait le gel des activités de Total en Birmanie, non son retrait, car cette ONG est consciente que cette entreprise a fait des investissements qui ne sont pas encore rentables. Le gel du projet Yadana est réalisable."
M. Michel Diricq a précisé "qu’Info Birmanie estimait que Total devait se retirer de Birmanie. Elle est sur ce point d’un avis différent d’ Agir ici et elle estime que la France adopterait une attitude plus digne en reconnaissant qu’il est inacceptable de traiter avec la Junte de Rangoon qui est un régime illégitime ; même s’il est important pour la diplomatie française de défendre les entreprises du pays, il faut reconnaître qu’il y a des pays, la Birmanie et le Soudan notamment, où il ne faut pas être présent."
Pour la compagnie Total, il n’est pas question de se retirer. M. Thierry Desmarest a indiqué "qu’il n’avait pas connaissance de compagnie pétrolière ayant quitté la Birmanie pour des raisons politiques. Il a expliqué que chacun devait rester dans son domaine de compétence dans l’exercice de ses responsabilités. Il appartient aux instances politiques et à la communauté internationale de décider des règles que, pour sa part, la compagnie respecte, bien qu’elle soit réservée sur l’efficacité des embargos économiques. Généralement, les embargos génèrent plus de problèmes qu’ils n’en règlent et ils ne doivent être institués que dans des cas exceptionnels et avec le souci de la réversibilité".
Le soutien de la France à la présence d’entreprises françaises en Birmanie est critiqué par les ONG. Les accusations de double langage fusent.
M. Francis Christophe a ainsi relevé "qu’en décembre 1996, lors du cinquantenaire de la déclaration universelle des droits de l’Homme, un message de Mme Aung San Suu Kyi a été diffusé et le Chef de l’Etat y a répondu en déclarant qu’il soutenait son combat pour la démocratie sans réserve. Or, elle a demandé à la France de ne pas investir en Birmanie sous ce régime en évoquant le gazoduc et d’éviter que l’ASEAN intègre la Birmanie en l’état. Sur ces deux points précis, le Président français a pris publiquement position contre les demandes de Mme Aung San Suu Kyi, à Bangkok. Il s’est prononcé en 1996 pour le gazoduc et en mai 1997 pour l’admission de la Birmanie au sein de l’ASEAN. Le Président Chirac est le seul responsable d’un Etat démocratique à se prononcer publiquement en faveur de l’admission de la Birmanie de l’ASEAN en l’état, ce qui constitue une exception française."
M. Paribatra Sukhumband, vice-ministre thaïlandais des Affaires étrangères, lors de son entretien avec la mission, s’est montré circonspect sur cette adhésion mais, a-t-il expliqué, peut-on revenir en arrière ?...
Pour M. Michel Diricq : "Les contacts établis avec les représentants des démocrates birmans l’amenaient à penser que ceux-ci attendaient à présent deux choses : que la France ne ferme pas les yeux devant les meurtres commis au nom de la sécurité du gazoduc de Total ; mais également que la vente du gaz à la Thaïlande soit bloquée pour éviter que la Junte n’achète des armes et ne blanchisse l’argent de la drogue avec le produit de la vente. En outre, le gouvernement français a la possibilité d’exiger cela de Total par l’intermédiaire de son représentant au Conseil d’administration et conformément aux conventions liant Total à l’Etat."
La mission est, comme nombre d’experts entendus, réservée sur les politiques d’embargo. Mais dans le cas birman, elle se demande ce que doit faire la communauté internationale pour amener la Junte à résipiscence car les investissements étrangers ne profitent pas à la population.
Le 19 février 1998, le Parlement Européen a voté une résolution explicite dans laquelle il appelle pour la deuxième fois les entreprises européennes à quitter la Birmanie : "les investissements étrangers en Birmanie sont une contribution financière importante à la Junte et n’apportent pas le moindre bénéfice direct au peuple birman". Une nouvelle résolution a été votée le 16 septembre 1999. Le Parlement a relevé que les investissements actuels des sociétés pétrolières multinationales européennes en Birmanie représentent le tiers des investissements étrangers officiels et que la proportion est encore plus forte s’agissant des crédits décaissés.
De nombreuses multinationales ont d’ailleurs quitté le pays : Texaco, Arco, Pepsi, Levi’s, Interbrew, Carlsberg, Heineken, Reebok, C & A, Hewlett Packard se sont retirées pour éviter le boycott. D’autres comme Unilever ont cité la Birmanie comme étant un pays où ils ne feraient pas commerce. Il en va de même de Shell et Exxon.
Les ONG avec lesquelles la mission s’est entretenue dressent un tableau extrêmement pessimiste de l’état de santé de la population (malnutrition, paludisme, sida, etc.) La violence de la Junte conjuguée à son emprise économique conduisent les Birmans à l’exil en Thaïlande. Les camps de réfugiés à la frontière thaïlando-birmane le démontrent.
La Birmanie manque cruellement d’énergie. Rangoon est plongée dans l’obscurité de façon récurrente comme a pu s’en rendre compte la mission. Le projet de gazoduc que Total devait construire permettant d’électrifier décemment la région de Rangoon n’a pas vu le jour par manque de fonds.
Ce ne sont pas les propos tenus par M. U Win Aung, ministre birman des Affaires étrangères, - présenté comme une personnalité libérale et ouverte - qui ont pu rassurer la mission sur les chances d’instaurer rapidement un régime démocratique en Birmanie. Outre des considérations générales sur le respect de l’environnement préoccupation majeure, selon lui, des autorités, il a défendu le projet du gazoduc de Yadana "Total a construit des routes, des dispensaires ; la population a bien accepté cette présence, source de profit pour la communauté villageoise car il y aura une production électrique issue du gaz et un partage de ressources entre Total et le gouvernement birman." Comme l’Ambassade de Birmanie en France qui diffuse la revue de Total "Energies", il s’est félicité de l’implantation de Total.
Il a insisté en outre sur l’absence de violations des droits de l’Homme en Birmanie. Toutefois ses propos "empreints de bonhomie" sont devenus plus acerbes sur la question du travail forcé. Il a évoqué la nécessité de reconstruire un pays ruiné par la révolution de 1988 et les risques de divisions du pays par les mouvements ethniques, mais a nié l’existence du travail forcé. "Si vous vous déplacez en Birmanie, vous constaterez que les gens sont heureux et qu’il n’y a pas de violation des droits de l’Homme. C’est de leur plein gré que les Birmans travaillent à la reconstruction du pays." Quant à la démocratie c’était bien sûr son souci majeur : "Le pays n’est pas mûr pour la démocratie, car notre peuple est simple. Une constitution est en cours d’élaboration mais pourquoi se presser ? Des élections peuvent avoir lieu dans un an ou 200 ans..."
Il a manifesté toutefois une certaine ouverture sur la libération des prisonniers politiques et sur la venue de l’émissaire des Nations Unies, M. Alvaro de Soto. La situation en Birmanie paraît donc figée, ce qui renforce la thèse des opposants aux projets du gazoduc de Yadana.
La venue de la Troïka à Rangoon les 6 et 7 juillet dernier, a certes permis d’obtenir des libérations de prisonniers politiques sans qu’un dialogue politique ne soit engagé entre la Junte et la LND ; la mission de M. Alvaro De Soto, secrétaire général adjoint de l’ONU, dont il était question en mars dernier, a été reportée à maintes reprises. Aura-t-elle lieu en octobre prochain ? La situation n’évolue donc pas, la présence d’entreprises étrangères dans un tel contexte est loin d’être souhaitable tant pour l’avenir de la démocratie birmane que pour leur image. La présence du 4ème pétrolier mondial en Birmanie est actuellement dommageable pour l’image de la France comme pour celle de ce groupe dans le monde. Sa taille accroît sa visibilité et sa vulnérabilité aux opérations de boycott. Il serait opportun qu’un tel investissement soit figé d’autant que la centrale de Rachaburi en Thaïlande ne fonctionne toujours pas.
La mission n’a pas été en mesure de reconstituer précisément l’enchaînement des décisions qui ont conduit la Coface à garantir cet investissement de Total en 1994, ce qui a sans doute conforté la compagnie dans sa démarche. Elle le regrette car de telles décisions lourdes de conséquences pour le rayonnement international de la France et pour l’avenir et l’image de ses entreprises devraient être prises de manière plus transparente.
La mission s’est heurtée aux mêmes difficultés s’agissant de l’entrée de la compagnie Elf dans le consortium pétrolier constitué pour édifier l’oléoduc entre le Tchad et le Cameroun.
Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr
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