par Klaus Becher(43)

Lorsqu’ils sont interrogés sur les perspectives de coopération européenne en matière de renseignement, ou encore sur une politique commune de renseignement au sein de l’UEO et de l’UE, la plupart des experts se disent convaincus que les perspectives sont plutôt réduites dans ce domaine. Alors pourquoi s’en occuper ? Le présent chapitre, tout en estimant que le renseignement relève et continuera de relever essentiellement des responsabilités nationales, décrit une logique susceptible de conduire les gouvernements nationaux ainsi que les agences de renseignement elles-mêmes à un niveau plus important d’intégration européenne, du moins dans certains domaines.

L’évolution future de ce secteur en Europe ne sera pas façonnée par des "besoins" internes, comme pendant la guerre froide, mais par des attentes politiques liées à des paramètres extérieurs. En échange d’un financement continu, les gouvernements européens demanderont que le renseignement soutienne efficacement leur effort pour maîtriser le programme politique complexe entrepris par l’Europe, avec l’élargissement et l’approfondissement de son intégration économique et politique, compte tenu de responsabilités accrues dans un contexte social et économique mondial qui évolue rapidement.

Il convient de noter que la présente analyse porte essentiellement sur la fourniture du renseignement stratégique, c’est-à-dire l’information sur la situation internationale communiquée aux dirigeants nationaux afin de contribuer aux décisions politiques. Elle couvre donc la quasi-totalité du renseignement militaire, ce dernier ne différant du renseignement stratégique qu’en ce qui concerne son objectif, certains détails et son champ d’application.

Cette limite exclut toutefois tout un éventail de missions qui peuvent être conférées aux agences de renseignement, telles que la collecte active de renseignements par des moyens non techniques(44), les opérations clandestines, le contre-renseignement, le renseignement et la sécurité internes, les aspects policiers et judiciaires. Au niveau européen, ce dernier volet peut revêtir une certaine importance pour l’évolution future du "troisième pilier" de l’UE (justice et affaires intérieures), alors que cela semble improbable pour les autres missions.

Quels sont les facteurs régissant l’intégration ?

L’histoire de l’Europe depuis 1945 regorge d’exemples d’intégration intergouvernementale ou même supranationale pour des domaines politiques qui avaient toujours relevé jusqu’ici des compétences nationales. C’est ce qui rend l’intégration européenne si difficile à comprendre pour les observateurs extérieurs, les Etats-Unis par exemple. Comme le montrent, une fois de plus, les progrès réalisés concernant la monnaie unique, ce processus a de fortes changes de se poursuivre, à son propre rythme, même sans la pression externe qu’exerçait la guerre froide.

S’agissant de politique étrangère, de sécurité et de défense, le degré d’intégration auquel sont parvenues l’UE et l’UEO demeure très limité. Mais il ne faut pas oublier que l’intégration de défense au sein de l’OTAN, même s’il s’agit d’une alliance transatlantique, a créé entre certains pays européens des liens qu’aucun d’eux ne souhaiterait perdre. La PESC est encore, dans une large mesure, en cours d’édification et ses applications demeurent très symboliques. Reste à voir si l’UE, en tant que voix unique de ses Etats membres, deviendra à terme un acteur à part entière de la sécurité internationale. Les structures actuelles de la PESC et de l’UEO - compte tenu des limites qu’impliquent leur nature bureaucratique, le manque de moyens et de financement, et le fait que leur pouvoir n’a pas été légitimé de façon véritablement démocratique - ne peuvent pas mener une politique étrangère et de sécurité au vrai sens du terme, couvrant tout l’éventail allant de la planification stratégique à l’action concrète elle-même. Même si, une fois ratifié, le Traité d’Amsterdam de 1997 inscrit les missions de Petersberg de l’UEO dans la PESC de l’UE, la politique de défense, surtout en ce qui concerne les forces armées et la défense à proprement parler, restera pour l’essentiel en dehors de ce cadre. Le rôle potentiel de l’UEO sera donc ramené à celui d’une institution mettant en oeuvre des politiques de sécurité extérieures décidées par l’UE, avec ou sans l’appui de l’OTAN, c’est-à-dire des importants moyens mis à disposition par les Américains grâce au concept GFIM. 

Alors que les nations européennes manifestent clairement leur volonté de renforcer leur capacité d’agir ensemble dans le domaine de la sécurité et de la défense, l’UE et l’UEO ne conserveront vraisemblablement qu’un rôle limité à cet égard, risquant ainsi de n’être d’aucune utilité dans les situations critiques. En tant qu’organisations, il est probable qu’elles ne seront pas directement incluses dans la chaîne principale d’information et de prise de décision. Finalement, les responsabilités en matière de défense, donc de renseignement, demeureront nationales, ce qui est du reste la norme dans les nations démocratiques.

Le renseignement, domaine où l’inconnu, les surprises et les déconvenues sont monnaie courante, peut difficilement suivre le rythme actuel de la PESC ; il n’en a pas non plus la dimension diplomatique, exigeant que toutes les actions entreprises dans le cadre de cette politique commune dépendent d’une décision intergouvernementale de haut niveau et qu’elles n’aillent jamais au-delà de ce qui est stipulé. En outre, la culture sécuritaire est extrêmement différente entre la communauté du renseignement et l’UE.

Mais il ne faut pas être pessimiste pour autant ; tout cela met en relief la voie à suivre pour que l’Europe réussisse son intégration de sécurité et de défense. Les hautes instances nationales ne seront pas abolies, mais accompliront leurs tâches en mettant leurs ressources en commun par delà les frontières chaque fois que cela sera nécessaire. Dans ce sens, l’intégration se produira dès lors qu’elle offrira des avantages fonctionnels aux nations impliquées, aux yeux du moins de leur électorat, notamment dans les situations où les approches nationales existantes ne sont plus appropriées. Enfin, l’intégration est plus souvent une question de nécessité que de choix politique. Les gouvernements et les agences impliqués la géreront mieux, dans la mesure où elle se concrétise, en anticipant le processus. Les expériences aussi bien positives que négatives des années 90, la réduction des budgets de défense et la diminution du soutien aux dépenses de ce secteur ont créé, dans ce domaine, une forte interdépendance entre les nations européennes. Simultanément, les membres de l’UE fondent leurs orientations internationales sur des priorités de plus en plus similaires. Même si certaines différences n’ont pas disparu, cela devrait déboucher sur un chevauchement accru des missions confiées aux groupes nationaux de renseignement.

Chacun sait que la coopération avec les alliés est cruciale pour le travail des agences de renseignement dans le contexte des politiques étrangères et de sécurité : "Les Etats se guident les uns les autres vers des perceptions communes à travers des échanges et des dialogues sur le renseignement [...] L’éducation mutuelle facilite également l’action commune, tout comme le fait d’avoir une base commune de connaissances en matière de renseignement facilite l’approbation des décisions"(45). Il y a bien des raisons de penser qu’une approche européenne commune de la politique étrangère, de sécurité et de défense ne peut vraisemblablement fonctionner à la satisfaction des gouvernements en cherchant à la promouvoir sans un niveau approprié d’intégration en Europe. En France surtout, cette optique a été exprimée au tout début du processus de relance de l’UEO en tant qu’instrument de la sécurité et de la défense européennes(46).

Reste néanmoins à savoir si, dans certains pays de l’UE, le renseignement correspond réellement à une approche de l’intégration fonctionnelle de sécurité et de défense fondée sur la convergence des intérêts nationaux. Bien entendu, ce secteur (en tant qu’ensemble d’instances et d’activités étatiques) est supposé fonctionner conformément à la politique du gouvernement. Comme c’est le cas pour de nombreuses élites techniques qui ne sont pas directement impliquées dans les procédures de pluralisme démocratique, les anciens clichés assimilant les relations internationales à un jeu à somme nulle entre les nations semblent toutefois avoir la vie dure dans certains milieux. Si c’est bien le cas, un dialogue avec et entre les communautés du renseignement sur les orientations politiques fondamentales de la sécurité et de la défense en Europe est plus urgent que jamais.

Les exigences des responsables politiques et militaires

Pour les personnes impliquées dans la construction des institutions européennes à Bruxelles et ailleurs, il est tentant de s’attendre à ce que l’intégration du renseignement réponde aux besoins des institutions tels qu’ils sont perçus. Il conviendrait, par exemple, que le Centre satellitaire de l’UEO soit incorporé à un cadre multisource plus vaste, que le personnel de la PESC puisse s’appuyer sur tous les renseignements demandés par l’intermédiaire de la Cellule de planification de l’UEO pour préparer les initiatives de l’UE, etc. Toutefois, l’intégration fonctionnelle intergouvernementale ne suit pas la logique des institutions. Toutefois, la volonté des gouvernements de consacrer du temps et des moyens financiers à une telle intégration dépendra essentiellement de leur perception des avantages qu’ils peuvent en tirer. Plus précisément, il y a fort à parier que ce ne soient pas les administrations nationales qui détectent et recherchent les avantages potentiels, mais plutôt les hauts responsables des gouvernements nationaux et des partis majoritaires.

Il est donc utile de comprendre les besoins réels des dirigeants concernant la sécurité et la défense, domaines qui ne sont pas toujours au centre de leur propre programme politique ou de leurs préoccupations constitutionnelles. Ils réclament néanmoins une certaine attention étant donné l’instabilité qu’ils peuvent provoquer en temps de crise et le niveau intrinsèque de complexité à l’origine d’erreurs dont les conséquences ne sont pas anodines. En général, les besoins des responsables élus dans ce domaine peuvent être regroupés en deux catégories : premièrement, pour accroître leurs chances de rester au pouvoir, ils doivent montrer par des résultats tangibles que la politique étrangère, de sécurité et de défense est menée à bien. Deuxièmement, ils doivent conserver les instruments du pouvoir qui le leur permettent, donc garantir la légitimité et l’acceptation par l’opinion publique des dépenses de sécurité et de défense. Dans l’Europe actuelle, il semble de plus en plus que ces besoins ne peuvent plus être satisfaits sans des aménagements substantiels du secteur du renseignement, ce qui pourrait donner une impulsion décisive à l’intégration européenne de ce secteur.

Pour les Européens, l’une des leçons tirées de l’ex-Yougoslavie est que leurs dirigeants politiques et militaires sont souvent mal informés de la situation sur le terrain. Politiquement, cela a été mis en évidence par la polémique suscitée en 1991-92 par la reconnaissance de l’indépendance des anciennes républiques yougoslaves. L’absence initiale d’une évaluation commune et opportune de la situation de la part des pays de l’UE a laissé supposer des divergences profondes concernant les intérêts et les politiques. Cette perception s’est ensuite révélée fausse lorsque les dirigeants américains ont fourni un cadre opérationnel de coopération, mais elle a terni durablement l’image de l’Europe en tant qu’acteur responsable.

Un pouvoir rationnel, qui est généralement la clé du succès et du respect international, doit nécessairement se fonder sur une connaissance documentée des questions. Le renseignement, en tant que composante traditionnelle de la gestion des affaires publiques, est censé fournir ce matériel nécessaire à la prise de décision stratégique, même si la plupart des dirigeants politiques européens trouvent peut-être les produits qui leur sont offerts insuffisants. Lorsque tout va bien, il n’est pas indispensable de faire un usage optimal du renseignement, mais le succès devient très improbable s’il est mal organisé. Les efforts entrepris par les pays de l’UE pour agir de façon opportune et efficace en matière de sécurité seraient facilités par une analyse préalable. Plus précisément, des progrès doivent être faits afin d’empêcher la paralysie du mécanisme décisionnel européen et l’incapacité d’agir des pays de l’UE, que ce soit conjointement ou seuls, parce que l’impossibilité d’intégrer les renseignements disponibles aurait provoqué, en filigrane, des perceptions opposées.

Cela vaut également et dans une plus grande mesure pour les opérations militaires. Par exemple, s’il y avait des victimes parmi les soldats d’un pays de l’UE en cas de conflit suite à un manque de transmission de données à la disposition des services de renseignement d’un autre pays de l’UE, la notion d’IESD en pâtirait. A cet égard, les mécanismes de l’OTAN peuvent fournir l’assise d’échanges croisés entre les administrations nationales.

Il est urgent que les futures opérations dirigées par les gouvernements puissent disposer d’un appui cohérent en matière de renseignement. L’absence de coordination des moyens de diffusion dans les structures de commandement alliées et les chaînes nationales de commandement serait gênante et potentiellement trompeuse.

Une autre dimension importante du renseignement du point de vue des responsables politiques et de leurs perspectives de réussite est le rôle clé que ce secteur a acquis dans des domaines tels que la maîtrise des armements aux niveaux mondial et régional et l’instauration de la confiance, la prolifération des armes de destruction massive, les missiles balistiques et les technologies connexes, la lutte contre le terrorisme international et le crime organisé, la gestion des conflits ou la surveillance des cessez-le-feu. La maîtrise du renseignement de qualité est le "sésame" du groupe de pays qui façonne les politiques multinationales dans ces domaines. La plupart des nations européennes souhaiteront être incluses, faire des contributions utiles et affirmer leurs positions et leurs intérêts si elles parviennent à optimiser leurs capacités de renseignement en procédant à des échanges croisés avec celles des pays partenaires.

Enfin, pour que leurs instances de renseignement soient constamment informées, il est vraisemblable que les dirigeants nationaux chercheront de plus en plus des améliorations au niveau multilatéral, essentiellement européen, plutôt que national. Cela pourrait concerner la restructuration institutionnelle et surtout la coûteuse acquisition des technologies permettant de fournir un appui efficace et opportun au renseignement dont a besoin un programme sécuritaire international à multiples volets et de portée mondiale. C’est seulement en assumant les coûts à plusieurs et en utilisant conjointement le matériel nécessaire que les nations européennes pourront se doter d’une capacité minimale de technologie du renseignement à vocation politique, par exemple, pour le renseignement photographique et électronique d’origine aérienne et spatiale, la détection des lancements de missiles et les réseaux de communication protégés à larges bandes et à débit élevé. La volonté de la France de partager ses satellites d’observation Hélios a été un important pas en avant dans la mesure où elle a, en principe, ouvert le système de protection traditionnelle du renseignement secret en acceptant un certain degré de dépendance mutuelle irréversible vis-à-vis des partenaires de coopération européens. Il convient néanmoins de noter que l’Allemagne n’a, à ce jour, traduit ses engagements politiques de haut niveau concernant les programmes Hélios-2 et Horus ni en mesures concrètes ni en crédits budgétaires, en raison surtout de la préférence marquée de ses institutions de défense et de renseignement pour les activités avec les Etats-Unis.

S’adapter à l’évolution de l’Alliance atlantique

Etant donné les réserves exprimées dans certains pays européens et aux Etats-Unis quant à l’idée de renforcer la coopération européenne en matière de renseignement, et la faiblesse de l’appui à une politique dynamique de sécurité et de défense dans l’ensemble de l’Europe, toute mesure décisive serait probablement plus facile à prendre si, dans le même temps, elle contribuait à garantir l’accès aux capacités américaines et à maintenir une alliance transatlantique viable. Les efforts européens ne devraient pas se disperser dans des initiatives fondées sur des idées anachroniques de la défense européenne en dehors de l’OTAN, mais être toujours orientés vers l’objectif principal, qui est de renforcer la contribution européenne aux efforts communs au sein de l’OTAN. L’UEO étant le pilier et l’identité européens de l’OTAN, celle-ci devrait être considérée non seulement comme une institution européenne mais aussi comme l’alliance de défense de l’UE.

A aucun moment de l’histoire de l’OTAN, le renseignement, contrairement à d’autres aspects de la défense, n’a été organisé dans des structures véritablement intégrées au sein de l’Alliance. Les mécanismes limités de l’Organisation dans le domaine du renseignement ont produit des évaluations harmonisées des risques militaires pour la zone couverte par le Traité, fondées sur la fourniture formelle de données aux services de renseignement des Etats membres, et sur l’information sporadique de ces derniers par l’OTAN. Ces arrangements sont généralement perçus comme trop fastidieux et trop rigides pour servir un réseau de renseignement stratégique adapté aux exigences actuelles et futures de la politique de sécurité internationale.

La réforme envisagée de l’architecture du renseignement de l’OTAN en Europe s’inscrit toutefois(47) dans une approche beaucoup plus vaste de ce secteur et elle est également conçue pour s’adapter au cadre des GFIM. Les efforts européens en la matière devraient donc être considérés comme une composante intégrale de cette approche ou, du moins, comme un aspect compatible. Les capacités américaines demeurant indispensables pour les nations européennes, et un seuil minimum d’appui politique des Etats-Unis à l’intégration de défense de l’Europe étant particulièrement souhaitable, il serait contraire aux résultats recherchés de définir les efforts européens en termes de rivalités transatlantiques. La plupart des défis sécuritaires internationaux ont un impact sur les alliés aussi bien européens que nord-américains. Les efforts pour y répondre devraient donc être considérés comme des contributions à la coopération internationale de sécurité, susceptibles d’être regroupées et partagées de façon équitable. L’objectif serait alors de tirer le meilleur parti possible, pour satisfaire des objectifs européens, de tout futur centre d’analyse du renseignement de l’OTAN en attirant autant de données américaines que possible sans nuire à la situation de prédominance structurelle des Etats-Unis. Ce résultat serait certainement plus facile à obtenir si les membres de l’UEO adoptaient une approche coordonnée du renseignement. En substance, ils doivent pour cela disposer de capacités propres à faire entrer dans l’équation d’une alliance de défense et d’un partenariat de sécurité transatlantique, durable et plus équilibré. Les conditions d’accès de l’Europe aux centres de renseignement contrôlés par les Etats-Unis sur les questions relatives à la sécurité mondiale dépendront également de l’intérêt concret des moyens européens pour le renseignement américain.

Les querelles entre les Etats-Unis et leurs alliés concernant les limites entre les questions économiques et de sécurité, qui caractérisent de plus en plus le système international actuel, exercent quelquefois une influence sur les questions concernant le renseignement, par exemple les techniques de décryptage ou les images commerciales de haute définition de l’espace. Définir et défendre les intérêts européens dans de tels domaines serait vraisemblablement plus facile si un régime de coopération incluant des éléments de dépendance mutuelle véritable et fondé sur un cadre politique durable était instauré de part et d’autre de l’Atlantique.

Surtout, il semble de plus en plus probable que la cohésion à long terme de l’Alliance atlantique dépendra essentiellement de la capacité de l’Europe de mener des efforts de défense compatibles avec l’actuelle "Révolution des affaires militaires" (RAM) américaine. L’une de ses principales caractéristiques est l’intégration profonde, "en temps réel", du renseignement dans la conduite des opérations militaires. Les Alliés, dont les forces ne sont ni équipées ni entraînées pour cette vision de la défense future, présenteraient un bien moindre intérêt, aux yeux non seulement des Américains mais aussi d’autres acteurs.

Il semble donc raisonnable pour l’Europe de traiter les effets de la révolution de l’information sur le renseignement et la défense à la fois entre pays européens et avec les Etats-Unis, ces derniers représentant l’allié le plus expérimenté et de loin le plus capable dans ce domaine. Des décisions importantes concernant le futur matériel C4I des forces européennes devraient être élaborées par l’ensemble des nations européennes, et compatibles avec les approches américaines. Cela garantirait non seulement la capacité de l’Europe de demeurer un allié respecté des Etats-Unis, mais surtout de donner aux nations européennes la capacité d’agir dans un cadre sécuritaire international transformé.

Réinventer les agences de renseignement européennes

L’intégration du renseignement ne prendra probablement pas la forme d’une "agence de renseignement européenne" supranationale. Les structures, les moyens et le financement resteront généralement nationaux, tout comme les efforts entrepris pour promouvoir la coopération et l’intégration. Les cultures nationales existantes dans le domaine du renseignement et leur capacité de s’adapter aux nouveaux besoins limiteront les perspectives des nations de l’UE concernant l’édification d’une assise intégrée pour leurs politiques étrangères, de sécurité et de défense.

Le renseignement européen devra être synthétisé par l’intermédiaire d’un réseau intergouvernemental et interadministratif qui n’existe pas encore même sous une forme rudimentaire. Les relations entre les agences de renseignement dans les pays de l’UE sont en partie marquées par la distance et la méfiance. Leur coopération a été limitée et malaisée, comme elle l’était face à la menace commune pendant la guerre froide. De plus, les organes nationaux ont été mis en place dans des cadres historiques et organisationnels différents et ces origines spécifiques sont encore décelables. Certains sont plus impliqués que d’autres dans les mécanismes décisionnels stratégiques des gouvernements.

Il existe néanmoins un dénominateur commun qui garantit une compatibilité suffisante pour une coopération accrue et la promotion d’un réseau. Dans l’ensemble de l’UE, les activités de renseignement sont soumises à un contrôle permanent des gouvernements démocratiques, complété dans la plupart des cas par une surveillance parlementaire. Le renseignement reste distinct des fonctions policières et judiciaires et, dans la mesure du possible, de la protection de la sécurité internationale. Il est au service de la prise de décision politique et ne peut la remplacer. Il existe toutefois des différences majeures en ce qui concerne la protection des données personnelles. Une approche plus harmonisée de cette question contribuerait à atténuer l’opposition politique que peut susciter l’intégration européenne du renseignement dans certains Etats membres de l’UE.

Les agences européennes de renseignement sont aujourd’hui confrontées à des défis nombreux et complexes, y compris de sévères coupes budgétaires. Le coeur du problème semble être toutefois une crise d’identité multiple, qui touche plus certains pays que d’autres. Il ne s’agit pas simplement d’un déplacement des priorités géographiques et méthodologiques dû à la fin de la confrontation entre l’Est et l’Ouest. Les risques et les menaces étant de plus en plus compris comme étant de nature mondiale ou transnationale, alors que le schéma traditionnel des menaces internationales de gouvernement à gouvernement a pratiquement disparu de l’Europe, les structures existantes s’avèrent inappropriées. Surtout, les agences de renseignement sont confrontées à une révolution planétaire dont le point culminant est la possibilité pour tout un chacun d’avoir accès librement à l’information disponible sur Internet. Cette "universalité" n’est pas facile à concilier avec la fragmentation qui a toujours caractérisé ces services.

Au niveau des gouvernements et des parlements, les jugements politiques sur l’importance future des agences officielles de renseignement dépendront de plus en plus de la demande par les utilisateurs d’un produit disponible sur demande et dans un bref délai, compte tenu de la perception d’une succession rapide de défis et de crises, soulevant parfois des points inhabituels qui sortent du cadre des priorités régionales et des questions d’actualité fixé par les services de renseignement nationaux. Les agences de renseignement doivent systématiquement exploiter l’expérience extérieure disponible dans les sphères universitaires, administratives, commerciales et autres milieux non gouvernementaux. Simultanément, elles doivent souligner leurs avantages comparatifs par rapport à d’autres fournisseurs d’information tels que les médias ainsi que les services de renseignement commerciaux et les bureaux d’experts-conseils, dont les produits semblent souvent satisfaisants, à un prix très intéressant, pour la "clientèle" traditionnelle du renseignement.

Les trois premiers produits sur la liste des capacités uniques que seules les bonnes agences de renseignement peuvent produire sont : (a) les sources secrètes qui peuvent, entre autres, fournir une réfutation documentée d’hypothèses erronées, (b) la collecte de données techniques auxquelles les acteurs non gouvernementaux n’ont pas accès et (c) un effort véritable de trier les données "sales" et les données "propres" dans une situation qui se détériore rapidement et souffrant de sur-information.

Surtout, le renseignement peut se distinguer, et rendre service à sa clientèle politique et militaire, en résistant à la tentation fréquente d’accepter les nouvelles telles quelles. Au contraire, dans certains domaines critiques tels que la lutte contre la prolifération, les ouï-dire et les rumeurs(48) sont de plus en plus présentés comme une évidence, quelquefois pour accélérer le processus politique. Une telle approche remet en cause aussi bien le raffinement méthodologique qui a lieu depuis un siècle dans le domaine des sciences sociales que le sens commun. S’il doit présenter une utilité pour les décideurs, le renseignement (ainsi que ses usagers) doi(ven)t respecter les règles du discours rationnel, par exemple déceler les imperfections des données et clarifier les hypothèses. Il faut souvent pour cela retrouver l’origine du renseignement considéré. Si une information secrète est échangée entre des nations, l’origine de ces produits ne devrait pas, en général, être cachée à l’utilisateur.

Du point de vue de l’utilisateur, il serait particulièrement avantageux de pouvoir faire appel à de multiples agences nationales ayant chacune leur spécialité, utilisant des sources et des méthodes différentes, mais regroupées en un réseau qui fournirait les renseignements demandés aux gouvernements de l’UE. Par exemple, des évaluations complexes telles que celles concernant l’évolution interne de pays tels que la Chine, l’Iran ou l’Algérie tireraient probablement parti de cette pluralité.

Les gouvernements de l’UE devraient donc chercher à supprimer les obstacles politiques, juridiques, bureaucratiques et technologiques actuels à de tels réseaux. En particulier, les actuels efforts nationaux de restructuration devraient comprendre un élément européen dans le but de créer un réseau de services européens plus efficace entre les nations de l’UE/O. Par exemple, même si cette méthode ne supprime pas les différences nationales entre les cultures du renseignement, de jeunes officiers du renseignement devraient avoir la possibilité de se familiariser avec ces différentes approches et d’apprendre à les comprendre dans le cadre d’un tout en suivant des formations communes et grâce à des échanges professionnels.

Préparer le terrain pour une politique européenne de renseignement

Les progrès de l’intégration européenne en matière de renseignement sont un thème qui relève du futur. Une volonté politique de promouvoir des mesures concrètes dans ce domaine doit tout d’abord émerger. En fait, il n’existe même pas à l’heure actuelle de débat politique à ce sujet. Des réticences sont également à prévoir par crainte d’effets éventuellement négatifs, notamment le double emploi, l’absence de contrôle politique et la surcharge de l’ensemble du processus par des querelles de procédure et des obstacles bureaucratiques dans un secteur auquel beaucoup accordent une importance toute relative.

Par ailleurs, les avantages possibles de cette intégration méritent attention. La mission du renseignement est de fournir un atout supplémentaire dans le domaine de l’information à ceux qui élaborent et appliquent les politiques. L’objectif, commun aux nations de l’UE, étant de promouvoir la politique étrangère, de sécurité et de défense conduite au nom de l’Europe à la fois individuellement et ensemble, il est nécessaire de disposer d’une base d’information pour les décisions, comprenant l’usage des services de renseignement. Par ailleurs, le besoin général de mettre en commun des ressources rares tout en tenant les gouvernements au courant plaide pour une approche européenne de la restructuration de ces mécanismes.

Un consensus politique fort n’est indispensable ni à la définition du programme ni à l’identification des moyens de procéder. Les mesures et les exigences sur la longue route de l’intégration du renseignement européen devraient être définies au cours d’un débat multilatéral. Cela offrirait finalement un cadre de référence aux pays qui souhaiteront peut-être déjà mettre en oeuvre les premières mesures concrètes. Une approche intéressante serait de créer une commission consultative ad hoc indépendante, dont les membres seraient choisis par les gouvernements de l’UE/O avec, dans l’idéal, une large représentation de l’expérience existante en matière de sécurité internationale, et seraient recrutés hors des gouvernements et des administrations. Le rapport de cette commission servirait ensuite d’assise au débat public et orienterait les décisions gouvernementales. A de nombreux égards, cette approche pourrait se fonder sur l’expérience de la "Commission Brown", créée conjointement par le président et le Congrès américains et sur son rapport de mars 1996(49).

Potentiellement, une telle approche pourrait également ouvrir la voie à l’édification institutionnelle d’une politique européenne de renseignement. Par exemple, un groupe de travail de personnalités de haut niveau, extérieur aux gouvernements et aux politiques nationales des pays de l’UE/O - un comité consultatif permanent de renseignement européen -, pourrait fournir un appui utile dans le cadre des efforts entrepris à l’échelle nationale et de la communauté pour développer des approches plus intégrées du renseignement en Europe.

Le processus pourrait aboutir, en plus d’un réseau concret entre agences, à la création d’une instance intergouvernementale de hauts responsables du renseignement - un conseil européen d’évaluation du renseignement - aidé par un comité de rédaction. Cela constituerait un cadre commun régulier permettant d’évaluer les renseignements, qu’ils soient fondamentaux ou d’actualité, sur des questions spécifiques revêtant une importance immédiate ou future, telles que, par exemple, la situation au Kosovo. Sa principale fonction serait d’éviter que les politiques communes de l’Europe soient entravées par un renseignement "non consolidé". Surtout, il lui faudrait définir de façon aussi opportune que possible, dans chaque cas, dans quelle mesure l’existence de divergences entre les capitales de l’UE se fonde sur des interprétations différentes de données disponibles, reflète une information qui n’a pas encore été prise en compte par les autres, et persiste en dépit d’une évaluation commune de la situation. C’est seulement à partir du moment où un tel mécanisme existera que la politique européenne étrangère, de sécurité et de défense pourra véritablement prétendre exprimer une position commune.


NOTES

43. Klaus Becher est chargé de recherche à la Stiftung Wissenschaft und Politik d’Ebenhausen.

44. C’est-à-dire HUMINT (renseignement de source humaine).

45. Michael Herman," Intelligence Power in Peace and War", Cambridge University Press pour le RIIA, Cambridge, 1996, p.217.

46. Voir le discours du Premier ministre Michel Rocard à l’Institut des Hautes Etudes de Défense nationale le 22 octobre 1990. A son avis, le renseignement apparaîtrait même comme une force motrice essentielle de l’intégration européenne dans le contexte international actuel.

47. Pour une analyse succincte de cette question, voir Peter van Rensen, "Informationsbedarf der Gemeinsamen Aussen- und Sicherheitspolitik der Europäischen Union", SWP, Ebenhausen, document IP 3046, 1997, pp. 27-29 et 44.

48. C’est-à-dire le fait de revendiquer l’existence de secrets non dévoilés.

49. Commission on the Roles and Capabilities of the United States Intelligence Community, "Preparing for the 21st Century : an Appraisal of United States Intelligence" (disponible sur Internet à http://www.access.gpo.gov/su_docs/dpos/epubs/int/report.html).


Source : Institut d’Études de Sécurite de l’UEO http://www.weu.int/institute/index2.html