Général SOUBIROU : Merci. Je pense que vos applaudissements saluent l’expression en français et c’est vrai que le général Quiel n’a pas hésité à utiliser la langue de Molière, il aurait pu prendre celle de Shakespeare, peut-être a-t-il oublié celle de Goethe, mais je suis sûr que...
Général QUIEL : Si vous le permettez, mon Général, je vais faire un commentaire là dessus : je ne suis pas ici en tant que général allemand, je suis ici en tant que chef d’état-major multinational du Corps Européen et j’aurais pu choisir plusieurs langues (applaudissements), l’allemand inclus (rires).
Général SOUBIROU : Le général QUIEL a abordé dans son intervention la notion de "nation leader" ou "d’état-major noyau". Il n’a pas caché les faiblesses de la multinationalité et les difficultés à surmonter, mais en même temps, il nous a montré tout l’enrichissement que l’on pouvait tirer de la multinationalité. Sa conclusion est sans ambiguïté. Merci pour cette intervention et cette prise de position. La multinationalité n’est pas seulement une question de relation entre structures d’états-majors ou d’institutions militaires, c’est aussi et surtout une affaire d’hommes et de femmes, de plus en plus nombreuses dans nos armées. Deux officiers stagiaires de la 114 ème promotion du Cours supérieur d’état-major nous feront part de leurs pratiques, au quotidien, de la multinationalité et de l’expérience qu’ils en ont tirée :
– Le commandant de l’armée espagnole Javier Hernandez Zaratiegui appartient aux troupes de montagne. Il a servi à l’état-major de la brigade espagnole en Bosnie Herzégovine et à l’état-major des opérations menées en Albanie.
– Le chef de bataillon d’infanterie Gilles Haberey a eu l’occasion de servir plu-sieurs fois en Bosnie comme contrôleur avancé dans le cadre de la FORPRONU, comme commandant de compagnie d’infanterie dans le cadre de l’IFOR, et comme officier d’état-major dans le cadre de la SFOR. Je leur cède la parole pour un témoignage sur la multinationalité au quotidien.
Chef de bataillon Gilles HABEREY : Mon Général, messieurs les officiers généraux, mesdames et messieurs, je suis loin de posséder l’expérience professionnelle et le niveau de responsabilité des précédents intervenants, c’est donc au titre de premiers exécutants de la multinationalité que le commandant Zaratiegui et moi-même sommes chargés d’intervenir dans le cadre de ce forum. Donc notre propos sera bien un témoignage et s’appuiera volontairement sur les aspects concrets de la multinationalité.
En effet, mon camarade et moi-même avons été engagés, au même titre d’ailleurs que nombre de nos camarades de la 114 ème promotion du Cours supérieur d’état-major dans un grand nombre d’opérations extérieures, le plus souvent multinationales en tant que chef de section ou commandant d’unité, c’est-à-dire directement dans des fonctions de commandement, voire comme observateur ou officier d’état-major. Nous sommes sortis, pour une grande majorité, à la fin des années 80 de nos écoles d’application et avons eu la chance d’être engagés assez rapidement dans un grand nombre d’opérations extérieures multinationales, qu’elles soient inscrites dans un cadre multinational, ONU, OTAN ou autres.
Des fonctions que nous y avons remplies, je crois que nous pouvons dresser un constat qui est très simple et d’une grande évidence : la multinationalité vécue comme un fait quotidien est d’abord et avant tout un problème de relations humaines.
Au-delà des cultures et je dirais des structures militaires propres à chaque nation, je crois que la multinationalité n’est jamais un obstacle, lorsque chacun, quel que soit son niveau de responsabilité, a préparé en amont son intervention et a abordé cette multinationalité avec la ferme intention de remplir la mission qui lui a été confiée.
Après avoir essayé de montrer quels sont les principaux aspects de cette multinationalité, comment nous l’avons vécue en tant qu’officiers la mettant en oeuvre directement sur le terrain, nous essaierons d’en déterminer les avantages et les contraintes pour les agents d’exécution, je dirais, puis nous essaierons de tirer rapidement quelques enseignements tout à fait adaptés, je crois, aux unités au contact sur le terrain. Je laisse la parole à mon camarade Javier.
Commandant Javier HERNANDEZ ZARATIEGUI : Mon Général, mesdames, messieurs.
LES FORMES DE LA MULTINATIONALITE
Pour commencer nous parlerons des degrés de multinationalité suivant les niveaux de commandement.
– Au niveau de la section, le fait multinational demeure anecdotique et ne se limite qu’à des prises de contact ponctuelles dans le cadre d’échanges.
– La compagnie, à notre avis, est le premier niveau de contact avec les armées étrangères en opération. En effet, le commandant d’unité est susceptible de recevoir des personnels appartenant à d’autres nations, voire d’agir en collaboration ou au sein d’unités étrangères. Les contacts multinationaux deviennent plus importants.
Au plan individuel, observateur de l’ONU, de l’OSCE, ou de l’UE ou appartenant à un état-major multinational, il s’agit de personnels directement insérés au sein des structures nationales étrangères multinationales ou supranationales. La multinationalité est dès lors vécue comme un fait permanent.
LES AVANTAGES ET LES INCONVENIENTS DE LA MULTINATIONALITE
Globalement, l’ensemble du personnel cultive l’esprit "communauté internationale" et est convaincu de la "légitimité de l’action". Toutefois des réflexes nationaux" subsistent, en particulier vis-à-vis de certaines fonctions (renseignement, ACM, logistique) ou situations (conditions d’engagement en action de coercition, gestion possibles de pertes humaines).
L’enrichissement humain - ouverture d’esprit, découverte de nouvelles cultures ou au contraire de vues communes -, engendré par la multinationalité est indéniable. Toutefois, il ne faut pas minimiser l’existence de difficultés d’intégration, dues aux problèmes linguistiques, ce qui peut s’avérer un obstacle déterminant.
L’apprentissage d’autres procédures, la possibilité de se familiariser avec des matériels militaires et des techniques parfois même transposables à nos forces nationales constituent un autre avantage bien que la difficulté de maîtriser d’emblée des procédures nuit à l’efficacité initiale des personnels.
Les renforcements des moyens de la Force apportent une complémentarité, gage d’efficacité, mais la lenteur qui en découle dans le processus décisionnel, la diversité des règles d’engagement (ouverture du feu, légitime défense), voire la difficulté de leur compréhension conduisent à nuancer ce propos.
Chef de bataillon HABEREY : Quels sont les enseignements que nous pourrions tirer des engagements que nous avons connus en opérations extérieures ? Je crois qu’ils sont au nombre de quatre, et sans doute que nous pourrions les compléter à la lueur d’autres contacts :
– Tout d’abord, le niveau de multinationalité n’est pas extensible. Il semble souhaitable que la multinationalité ne descende pas au-delà du niveau du bataillon, et dans tous les cas sûrement pas au niveau de la compagnie. En effet, en cas d’engagement, et quel que soit le mode opératoire, il est préférable de conserver des ensembles nationaux homogènes, au moins au niveau de la compagnie, c’est-à-dire un ensemble homogène de 150 hommes. Le personnel d’exécution du plus bas niveau doit pouvoir comprendre facilement les ordres qu’il reçoit. Pour ma part, à titre d’anecdote, lorsque les officiers contrôleurs français étaient engagés en Bosnie - Herzégovine, c’est-à-dire qu’ils prenaient contact avec les avions de l’OTAN pour engager le cas échéant des cibles ou des objectifs autour de Sarajevo, lorsque nous avions affaire à des pilotes français, en règle général, le réflexe naturel, surtout lorsqu’il y avait de la part des Serbes ouverture du feu, était bien évidemment de converser en français et de mettre ponctuellement de côté les procédures de langue OTAN.
– L’uniformisation des procédures contribue largement à améliorer les contacts et le dialogue entre les commandants d’unités, niveau auquel nous nous trouvons, et leur commandant de bataillon, surtout lorsqu’ils agissent dans des langues et des procédures tout à fait différentes. Cela nécessite un effort de formation en amont. Sur le plan des matériels, il est évident qu’une meilleure inter-opérabilité, en premier lieu au niveau européen, soulagerait de manière manifeste les contraintes logistiques, notamment lorsque l’on crée des groupements ou des unités multinationales. Cette interopérabilité est, je dirais, indispensable pour la bonne et simple raison, et en restant très pratique, que dans un bataillon, il y a déjà beaucoup de problèmes pour gérer un parc de véhicules national, lorsqu’il en a deux ou trois unités étrangères, bien évidemment, ses problèmes sont multipliés par deux ou trois.
– L’apprentissage de langues étrangères (langue anglaise + 1 autre langue) et de la bureautique s’avère indispensable et toutes les armées occidentales et les armées alliées ont bien pris en compte cet élément qui s’avère déterminant et incontournable. Toutefois, la multinationalité ne peut se limiter à la connaissance parfaite d’une ou de plusieurs langues étrangères, sinon il suffirait d’engager des universitaires linguistes pour armer les états-majors multinationaux. Je crois qu’au niveau professionnel les résultats ne seraient pas forcément très probants. Donc la langue, certes, va s’avérer un handicap mais je crois que ce problème est rapidement balayé dans la mesure où l’officier - et là je pense principalement aux officiers insérés dans les états-majors multinationaux - possède une bonne base linguistique qu’il complète, bien évidemment, dans le cadre de son engagement.
– Les relations humaines restent l’élément fondamental. Elles peuvent être cependant mises à mal par les structures multinationales : il n’est pas aisé de travailler avec des partenaires qui n’ont pas la même culture, les mêmes appréciations, et des problèmes de commandement, souvent liés à l’existence de double chaîne, peuvent se poser. Pour autant, je crois que la multinationalité repose sur la volonté de remplir la mission, la capacité d’accueil, de compréhension, dont la résultante est une "diplomatie de tous les jours", facteur déterminant de succès de la multinationalité.
Agir, notamment en action de coercition de force au profit d’un allié, c’est bien. Si on peut en outre agir au profit d’un ami, c’est beaucoup mieux et je crois que tout personnel engagé, d’après ce que j’ai pu voir, notamment à l’état-major de la SFOR, avait tout à fait intégré cette volonté de créer des relations personnelles, même hors service.
En conclusion, je dirai que la multinationalité est avant tout une affaire de personnes. Chaque officier, notamment inséré dans un état-major ou chaque officier inséré dans une structure de commandement étrangère en multinational, doit faire l’effort d’aller vers son homologue et d’apprendre ses procédures, d’interpréter ses manières de comprendre les ordres, de sorte que se crée rapidement un climat de confiance.
D’où la nécessité de former les cadres non pas sur le terrain, je dirai que c’est trop tard, mais bien en amont, dans le cadre de la formation individuelle et collective. Je crois que c’est largement pris en compte par l’ensemble des formations, de sorte que nous puissions tirer des bénéfices de cette multinationalité au plut tôt, dès l’engagement sur le terrain. La réussite des opérations menées en commun en ex-Yougoslavie ou ailleurs démontre clairement que cette multinationalité est d’ores et déjà bien intégrée dans les armées occidentales et en tout état de cause ne peut constituer en aucun cas une entrave à la constitution de vastes ensembles militaires intégrés. Mon Général, j’en ai terminé, je vous remercie de votre attention. (applaudissements)
Source : Forum de doctrine militaire 2001 : Vers une vision européenne d’emploi des forces terrestres, CDES, Ministère de la Défense http://www.cdes.terre.defense.gouv.fr
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