Général PARIS : De vos deux exposés, j’ai retenu le rôle intéressant des ONG. On dit de ces ONG que toutes ne sont pas d’une neutralité absolue, qu’elles suivent des préoccupations nationales et que même parfois elles sont des courroies de transmission de leur gouvernement respectif, au plan national s’entend. Je voudrais avoir votre avis à ce sujet, vos deux avis.

Général de SAQUI : C’est certainement vrai, je le pense, mais je ne suis pas trop rentré dans ce débat. Ce que je voulais, moi, c’est que les intérêts que poursuivaient ces ONG soient concordants avec les nôtres, c’est-à-dire avec l’intérêt des victimes. Il y avait par exemple une ONG qui ne distribuait qu’aux Albanais et un jour mes hommes pour surveiller que cela se passe bien parce que c’était dans un immeuble où cohabitaient Serbes et Albanais, sur les mêmes paliers on avait deux appartements serbe et albanais, donc ils étaient au palier supérieur pour pas qu’il y ait de problème, l’ONG est arrivée, a distribué à la famille albanaise, la femme albanaise a refusé qu’ils rentrent dans l’appartement et a fait déposer toute la nourriture sur le palier. Et après les ONG sont reparties parce que la femme albanaise ne bougeait pas. Mes hommes étaient toujours sur le palier, ils attendaient. La femme albanaise est allée frapper chez la Serbe, la Serbe est sortie, elles se sont partagées la nourriture. Donc on est allé le dire à l’ONG en disant : "Vous voyez, quand même !" et, parce que c’était, je pense, des gens intelligents, ils ont ensuite distribué aux deux. Là, cela s’est bien passé. Parfois, ça se passait moins bien, mais c’est ce que je disais tout à l’heure, les militaires sont dans des positions très difficiles. Alors moi encore plus, parce que j’étais le Satan si on voyait une ONG parler avec moi. Donc c’est pour cela qu’il faut que nous ayons absolument des interlocuteurs civils, des responsables civils avec lesquels il est plus facile de traiter. Mais qu’ils aient des intérêts particuliers, oui ! Moi je le crois. Mais on ne peut pas faire grand chose à notre niveau.

Monsieur CHEVALLIER : Je dirais "oui" et "non". Oui, il y a évidemment des ONG qui sont des faux nez de politiques gouvernementales, il y a des ONG truffées d’agents de renseignements, mais pas plus que ne l’était la MINUK ! ! ! Il faut en la matière se garder de toute paranoïa. Ce n’est pas très grave. Ce n’est pas le cas le plus fréquent. Si vous pensez qu’un gouvernement arrive à influencer la position des ONG et à les coordonner ... !. Les ONG, cela ne se coordonne pas et le plus souvent c’est hostile à toute position gouvernementale, du moins celles qui peuvent avoir le qualificatif d’ONG réel. Il y avait certes le cas des ONG " islamistes ", je n’ai pas dit musulmane, dont l’une des activités principales le prosélytisme, proposant aux jeunes femmes kosovares de porter le foulard contre monnaie sonnante et trébuchante. Mais heureusement les Albanais du Kosovo ne l’ont pas accepté. Donc oui, le monde des ONG, c’est un monde extrêmement hétéroclite, c’est un monde dans lequel il y a des gens qui font un travail remarquable, il y a des gens qui sont des militants dogmatiques, et puis il y a des gens qui servent des intérêts qui ne sont pas ceux des populations. Comment faire le tri ? Ce n’est pas facile, mais il reste toujours en la matière une boussole : le service rendu aux populations.

Lieutenant KOUZNETZOF, réserviste : Puis-je poser deux questions ? Merci. Une question à monsieur Chevallier : vous avez parlé d’un kit juridique. Est-ce que vous pourriez en donner le contenu s’il vous plaît ? Et une question au général de Saqui de Sannes : mon Général, ne voyez aucun cynisme dans ma question, simplement l’Europe actuellement, est-ce que ce n’est pas une gageure ? Est-ce que ce n’est pas maintenir le problème ad vitam aeternam ? Merci.

Monsieur CHEVALLIER : Je suis content parce que Pierre a la question la plus facile..! Pour répondre à l’autre ; c’est tout bête. C’est : " la loi applicable que des magistrats locaux et internationaux peuvent utiliser pour mettre en place des procédures judiciaires et prononcer des jugements ? " Cela peut prendre des formes diverses, mais dans mon esprit c’est au minimum un cadre pénal qui permette une nouvelle fois que tout le monde parle le même langage. On avait déjà tellement de difficultés à ce que les gens parlent la même langue, notamment au sein de la force de police où il y avait quand même environ 50 nationalités. Si en plus, il n’y a pas entre forces de police, forces armées et magistrature un corpus pénal commun immédiatement disponible, on perd des mois et des mois avant que l’ensemble soit opérationnel. On peut le construire de façon sans doute à partir des différents codes pénaux d’un certain nombre de pays. On peut le construire à partir de règles édictées dans le cadre de Conventions Internationales, notamment la Convention européenne des droits de l’homme, etc.. Simplement, il faut le faire, vite. Et cela me permettra de dire amicalement à monsieur Sur que si les interventions sur les théâtres d’opérations, cela permet d’utiliser des forces militaires et civiles en temps de paix ou de donner du travail à des ONG ou des organisations internationales, cela donne aussi parfois du travail à des juristes, donc finalement ce n’est pas mal... !

Général de SAQUI de SANNES : Je n’ai pas la question la plus facile. Cela va me permettre de vous sortir une citation de Pierre Dac, à laquelle je me réfère souvent. Il disait : "Parfois, il vaut mieux se taire et passer pour un imbécile plutôt que de parler et de montrer qu’on en est un". Néanmoins, je vais quand même essayer de parler avec beaucoup de risques. Il n’appartient pas - et surtout pas à un officier général militaire en activité - d’émettre un avis sur la politique qui a été choisie par des responsables qui, eux, sont élus et nous, nous ne le sommes pas, je ne suis pas, et je n’ai pas de jugement à émettre. En revanche, la mission qu’on m’a donnée, c’est de mon devoir de dire si je la juge possible ou pas. Alors maintenir les communautés oui, je pense que c’est possible, mais cela prendra énormément de temps, cela prendra la présence de la KFOR pendant longtemps et de toute façon, je pense - là c’est un avis personnel - qu’on arrivera à faire vivre les gens côte à côte mais pas ensemble. Je m’explique : j’ai été surpris au Kosovo, de voir qu’il n’y avait quasiment aucun mariage mixte, interethnique. Moi, cela m’a frappé. Les gens vivaient à côté mais pas ensemble. Je pense qu’on pourra le refaire, mais il faudra beaucoup de temps et puis y consacrer l’effort nécessaire, aussi bien la présence militaire que l’argent de l’aide à la reconstruction économique.

Monsieur CHEVALLIER : Peut-être un tout petit point de complément là-dessus parce qu’effectivement, c’est une question éminemment politique. Personne ne dit qu’il faudra ad vitam aeternam que ces communautés vivent ensemble si elles ne le souhaitent pas. Ce n’est pas cela que la communauté internationale a dit, ou que nous avons essayé de faire. Ce qu’on a dit simplement, c’est qu’on ne pouvait pas accepter une partition communautaire ethnique à la sortie immédiate d’une purification ethnique. C’est très différent. Cela ne veut pas dire que cela préjuge de l’avenir dans 20, 30 ou 40 ans, cela veut dire qu’il y avait un devoir, je crois, moral et éthique à dire et à faire que pour l’instant, tous nos efforts soient tournés vers la possibilité éventuelle que ces communautés coexistent. Nous n’avons jamais parlé de multithecnicité, on a parlé de coexisten-ce, parce que comme Pierre le disait, ce qui préexistait à l’intervention militaire, puis civilo-militaire, c’était une situation où les gens, effectivement, étaient bien loin d’autres contextes, y compris en Bosnie où il y avait des mariages mixtes, où les gens vivaient ensemble, où les communautés avait assez largement fusionné dans un cadre plus large. Ce n’était pas le cas là au Kosovo. La responsabilité que nous avions au détour d’une purification ethnique, c’était de voir si en stabilisant la situation, on pouvait imaginer, et on peut imaginer encore, qu’il est possible que ces communautés coexistent. Je vous rappelle quand même que personne n’aurait cru il y a un an et demi :
 qu’on aurait pu mettre en place une coadministration avec les co-ministres serbes, albanais, bosniaques et turcs qui travaillent ensemble ;
 qu’on aurait deux fois par semaine une table autour de laquelle s’asseyaient Hachim Thaci, Ibrahim Rugova, et Rada Trajkovic, ancienne représentante d’un parti ultranationaliste Serbe au Kosovo ;
 qu’on aurait une fois par semaine, tous les mercredis, un conseil de transition du Kosovo, où toutes les communautés politiques, religieuses et ethniques étaient rassemblées et commençaient à se parler. Cela ne veut pas dire que l’avenir doit impérativement être le maintien de cette situation, mais je crois qu’on n’avait pas le droit de ne pas essayer cette stabilisation, en offrant la possibilité aux gens de toutes communautés de coexister.

Général LEBOURG : Merci. Une autre question ?

 ?? de l’Ecole de Coëtquidan, professeur : Ma question s’adresse à monsieur Eric Chevallier et au général de Saqui de Sannes. Vous avez parlé des ONG. Est-ce que vous pouvez me dire quelle est l’action, l’influence et d’où venaient, j’allais dire, les ONG à caractère musulman ou islamique ? Merci.

Monsieur CHEVALLIER : Très clairement d’un certain nombre de pays qui, parfois, soutiennent des ONG, qui se présentent comme des ONG de soutien humanitaire, et qui sont des ONG de prosélytisme politique et religieux. Je suis sûr que vous êtes capables de les identifier vous-mêmes. Une nouvelle fois, il faut être très clair. Je ne dis pas que ça résumait l’activité de l’ensemble des ONG venant du monde de l’Islam, bien au contraire ! Et je signale une nouvelle fois, que les Albanais musulmans du Kosovo se sont opposés extrêmement violemment, parfois physiquement, à ce prosélytisme ultra-religieux.

Général de SAQUI de SANNES : Je confirme tout à fait la réponse. Le cimetière musulman à Mitrovica était au nord, c’est-à-dire en partie serbe, et bien sûr, le cimetière orthodoxe était au sud en partie musulmane. Il n’y a jamais eu de dégradation, ni d’un côté ni de l’autre. A chaque fête, les gens honoraient leurs morts d’un côté ou de l’autre, il y avait une trêve acceptée des deux côtés et on pouvait amener les gens se recueillir sur leur tombe familiale d’un côté comme de l’autre. J’étais en plus aidé par le bataillon émirien des Emirats arabes unis, donc qui a peut-être essayé de faire un peu de prosélytisme, mais cela n’a pas du tout marché. Je prends l’exemple non pas du bataillon émirien mais d’une ONG qui proposait, je crois, quelque chose comme 100 dollars à chaque jeune Albanaise pour mettre le tchador, et ça marchait bien. Elles mettaient le tchador, elles montaient dans le car et à l’arrivée du car, il n’y avait plus de tchador, mais les 100 dollars étaient acquis. Au bout d’un moment, l’ONG a arrêté, au grand désespoir d’ailleurs des jeunes Albanaises. Cela n’a pas du tout marché. Vraiment, je n’ai eu aucun problème avec cela.

Ingénieur général de SAINT GERMAIN : On constate qu’entre Eric et Pierre, cela a bien marché au Kosovo. Est-ce que c’était purement conjoncturel ou est-ce qu’on peut estimer qu’à l’avenir entre militaires et civils, en France par exemple, l’organisation future leur permettra d’avoir une coopération aussi efficace que celle que vous avez eue au Kosovo.

Monsieur CHEVALLIER : Cela dépend de deux facteurs. Cela dépend de la relation institutionnelle et ça dépend évidemment, comme le disait tout à l’heure le colonel, des personnalités. Sur le plan institutionnel, je vous rappelle qu’il n’y avait aucune relation hiérarchique entre la MINUK et la KFOR pour une raison politique évidente. Le jour n’est pas venu où l’OTAN acceptera de se mettre sous l’autorité de l’ONU. Cela, c’est la réponse structurelle. Mais il est arrivé que l’autorité militaire soit placée sous l’autorité civile et que les relations bien moins bonnes que celles que nous avons connu au Kosovo. Donc la question institutionnelle est importante et, en même temps, elle ne résume pas tout. Loin de là ! Après il y a la question des personnalités et surtout du choix stratégique. Le choix stratégique très claire de Bernard Kouchner mais je crois aussi des différents commandants de la KFOR et des gens qui les entouraient, c’était qu’effectivement ce dialogue devait être absolument permanent. Il était d’abord quotidien au niveau central et nous avions une heure de réunion tous les jours à la KFOR, puisque Bernard Kouchner avait décidé que ça ne se passerait pas à la MINUK mais à la KFOR pour montrer la volonté justement de ce dialogue de l’autorité civile, et c’était la même chose avec les commandants de brigade. Ce n’est pas simplement une relation qui a été excellente entre Pierre et Eric, c’est une relation qui a été excellente entre Bernard Kouchner et les quatre commandants de la KFOR qui se sont succédés, au point qu’ils s’appelaient avec le général Reinhardt, les twinbrothers pour être nés la même année. C’est d’ailleurs un assez beau symbole qu’on a utilisé plusieurs fois : Reinhardt, patron de la KFOR et Bernard Kouchner, patron de la MINUK nés la même année, français et allemand, partenaires face à des communautés serbes et albanaises. Voilà, donc cela s’est très bien passé parce qu’il y avait une vraie volonté très clai-re de partager totalement tous les éléments d’appréciation et de décision.

Général LEBOURG : Merci. Donc il nous reste en principe deux ou trois minutes avant l’arrivée du général chef de l’état-major de l’armée de terre. Donc éventuellement, on peut prendre une autre question, mais très courte avec une réponse très courte. Est-ce qu’il y aurait éventuellement une autre question ? Général Valentin.

Général VALENTIN : J’aurai une question brève : vous avez parlé des relations semi-conflictuelles entre les ONG et les militaires. J’ai vu s’instituer une troisième voie, c’est la sécurité civile. Qu’est-ce que vous en pensez ?

Monsieur CHEVALLIER : Je vais répondre mais en faisant un tout petit détour si on a encore 15 secondes. D’abord, je voudrais essayer de clarifier cette question de la relation conflictuelle militaire/ONG. Ce n’est d’abord pas systématique et ce n’est pas obligé. Je pense que le travail qu’il faut essayer de mener, c’est justement d’apprendre à chacun de comprendre la logique de l’autre. Ce n’est pas forcément compliqué à partir du moment où il y a une volonté pour le faire. Je crois que c’est un travail absolument majeur, surtout pour des personnes qui pourraient avoir dans l’avenir proche des responsabilités importantes dans le domaine. Sur la sécurité civile, pourquoi pas ? Mais pour une composante étroite qui tient à l’urgence. Or ce qui est en jeu après un an et demi deux ans, c’est plutôt la question de la construction du moyen terme. Je ne dis même pas du long terme, parce qu’on en est encore bien loin mais du moyen terme.


Source : Forum de doctrine militaire 2001 : Vers une vision européenne d’emploi des forces terrestres, CDES, Ministère de la Défense http://www.cdes.terre.defense.gouv.fr