1. La conférence d’Helsinki a vu se concrétiser les objectifs de l’Union européenne en matière de sécurité et de défense, dans le cadre de la nouvelle politique européenne commune de sécurité et de défense (PECSD). La volonté affichée de l’Union de se doter d’une force de projection rapide de la taille d’un corps d’armée (50-60 000 hommes), apte à remplir les missions définies à Petersberg, commandée par un état-major commun et relevant de la responsabilité politique de l’Union implique une transformation drastique des moyens de renseignement dont dispose l’Europe. Dans ce cadre, le Centre satellitaire de Torrejón est appelé à remplir de nouvelles missions.
2. Depuis le Sommet du Conseil européen de Cologne, il est possible de se faire une idée plus précise de la place qui sera dévolue au Centre satellitaire au sein des organes européens, c’est-à-dire du niveau auquel s’exerceront les responsabilités. L’Union européenne a en effet entamé un processus de transfert des moyens de l’UEO vers l’UE. La Déclaration de Cologne déclare explicitement vouloir prendre en charge un "dispositif d’analyse des situations, de sources de renseignement et de moyens lui permettant d’assurer une planification stratégique adéquate. Cela peut nécessiter en particulier (...) un centre satellitaire"1. Les membres de l’UEO en ont pris acte et ont déclaré, lors du Sommet de Luxembourg : "A cette fin, si l’Union européenne en exprime le besoin, ils sont convenus (...) de donner aux demandes de travaux des organes appropriés du Conseil de l’UE adressées au Centre satellitaire la même priorité que celle accordée aux ordres de travail du Conseil de l’UEO."2
3. Les premières décisions prises dans le cadre du Sommet d’Helsinki, en application directe des décisions de Cologne, permettent déjà d’anticiper la place éventuelle du Centre satellitaire dans la nouvelle structure. Au sein du Conseil, la PECSD sera mise en ?uvre par le Comité politique et de sécurité (COPS), auquel participeront tous les membres de l’Union. Le COPS exercera aussi la direction politique et stratégique d’éventuelles interventions entreprises par l’Union, avec l’assistance d’un Comité militaire (CM), représentant l’ensemble des membres. L’exécution des décisions sera assurée par l’Etat-major (EM), qui se chargera aussi de la modélisation des forces nécessaires à l’application de la PECSD. Dans cet ensemble, le Centre serait amené à participer à un véritable travail de renseignement, en relation avec l’EM, et destiné à mettre en ?uvre les aspects spatiaux de la politique de défense, suivant des modalités qui restent à définir.
Adapter le Centre en fonction des besoins de l’Europe
4. L’évolution du Centre satellitaire dans les dix prochaines années doit dépendre étroitement des missions auxquelles l’Europe compte l’associer, et donc in fine, des capacités militaires, diplomatiques et économiques réelles de l’Union. Dans l’absolu, on pourrait souhaiter que le Centre dispose de la plus grande indépendance possible, qu’il mette en ?uvre le plus grand nombre de satellites et qu’il soit à même de devenir l’un des points nodaux de la défense européenne. Toutefois, dans le contexte de contraintes budgétaires strictes, il est plus réaliste de tailler le Centre à la mesure des capacités intrinsèques de l’Europe, afin d’adapter au mieux l’investissement financier et technologique nécessaire.
5. Compte tenu des budgets militaires européens actuels, le futur immédiat des missions de Petersberg est assez terne. Du fait de l’insuffisance de ses moyens - qu’il s’agisse des stocks de munitions, des outils d’alerte avancée air-sol, des capacités de projection et de soutien logistique, des systèmes de missiles air-sol ou des moyens aéronavals - l’Europe est incapable d’envisager une opération militaire lourde ailleurs qu’à ses propres frontières, excluant la quasi-totalité des théâtres outre-mer. Une opération de type guerre du Golfe (ou même Kosovo) n’est donc pas envisageable sans l’appui des Etats-Unis. Les missions de Petersberg doivent donc être perçues comme des opérations de maintien de la paix ou, dans le meilleur des cas, de rétablissement de la paix en zone de conflit de faible intensité3. Dans ce contexte, les besoins en imagerie satellitaire, communication et gestion du champ de bataille sont relativement restreints, et n’appellent pas une transformation radicale des moyens mis en ?uvre par le Centre satellitaire et des missions qui lui sont attribuées.
6. Il en va différemment si l’on considère les missions type OTAN, dans lesquelles les Européens entendraient jouer un rôle véritable, à la mesure de leurs ambitions politiques. Dans un tel cas de figure, et compte tenu de l’absence de confiance qui caractérise systématiquement les relations de l’Europe et des Etats-Unis dès lors que des frappes militaires sont requises, le Centre aurait un rôle évident à jouer. D’abord parce que jusqu’à présent, le partage des informations au sein de l’Alliance est demeuré très inégal, et d’autre part parce que l’expression d’un pilier européen de la défense restera illusoire tant que les Européens ne disposeront pas des moyens de traiter leurs propres priorités, d’abord par la mise en place d’un outil de renseignement performant, ensuite par la mise en place d’une architecture militaire crédible. Le Centre satellitaire doit donc, de ce point de vue, envisager un renforcement de ses moyens, dans un certain nombre de domaines, qui ne se cantonneront d’ailleurs pas dans la simple observation satellitaire.
7. Le tableau suivant donne la résolution moyenne exigée pour les tâches d’identification des objectifs, de la simple détection à l’analyse technique à partir des images satellitaires. Ces valeurs permettent de se faire une idée des besoins éventuels du Centre en fonction des missions qui lui seront attribuées.
Résolutions requises en mètres par type de cible et par type de tâche d’interprétation demandée4
8. A la lecture de ces chiffres, il est déjà possible de définir les types de satellites requis, en fonction des objectifs assignés au Centre. Dans la perspective des missions de Petersberg, c’est-à-dire des missions de maintien ou de rétablissement de la paix en zone de conflit de basse intensité, une identification précise des objectifs (infrastructures et concentrations militaires) est suffisante. Les satellites d’une résolution d’un mètre répondent à cette demande, sachant que les cibles requérant une résolution plus fine (systèmes de communication et unités militaires en propre) sont peu nombreuses et peuvent être traitées par les systèmes de reconnaissance classiques (aéroportés, radars, etc.). Dans une perspective d’intervention en zone de conflit de haute intensité, le nombre de ces mêmes cibles est très supérieur et leur identification et leur traitement doivent se faire en temps quasi réel. Il faut dans ce cas une infrastructure satellitaire haute résolution associée à un système C3I (Command, Control, Communication and Intelligence) qui permet de véhiculer l’information vers les commandements et les unités tactiques dans un temps minimum. Ces capacités - et ce type de missions - sortent clairement du contexte de Petersberg et relèvent soit de l’OTAN, soit de coalitions ad hoc dont il semble difficile d’exclure les Etats-Unis, faute d’infrastructure et de moyens.
9. Restent enfin les missions de renseignement pur, qui exigent des résolutions décimétriques et demeurent jusqu’à présent l’apanage des systèmes espions américains, articulés autour de satellites lourds (supérieurs à 10 tonnes), peu accessibles financièrement et techniquement pour les Européens. Cette dernière composante de l’imagerie satellitaire illustre bien les limites que les Européens doivent se fixer dans leur définition du rôle futur du Centre satellitaire, et le risque représenté par la création d’une structure satellitaire de renseignement sortie du contexte des missions réelles qui peuvent lui être attribuées. Sachant que l’avenir du Centre s’inscrit dans le contexte du programme d’Helsinki, il doit essentiellement être capable d’offrir des réponses à des demandes limitées tant en termes de précision des images que de cibles à traiter et non dupliquer le NRO (National Reconnaissance Office). Dans ce sens, il n’est pas nécessaire de rechercher une militarisation excessive des outils utilisés, sachant que le secteur civil offre un potentiel actuellement suffisant. D’autre part, il n’est pas forcément utile d’insérer le Centre dans une cellule de renseignement, dont la vocation serait le recueil d’informations très sensibles, puisque les Européens ne disposent pas des outils techniques et des financements nécessaires pour ce faire5. Tout au plus peut-on exiger que le Centre soit à même d’effectuer la collecte de renseignements militaires opérationnels, dans un cadre stratégique et tactique, et qu’il puisse, par une extension de ses fonctions, les redistribuer de façon optimale vers les centres de décision politique, les commandements et éventuellement les unités sur le terrain.
10. Une fois ces postulats admis, les capacités d’acquisition de matériel du Centre restent conditionnées par des budgets relativement faibles. Il est donc dans son intérêt d’avoir une idée précise des zones sur lesquelles l’Europe serait prête à intervenir militairement dans le cadre d’opérations lourdes, et des zones sur lesquelles de telles interventions seraient totalement exclues. Il sera nécessaire que l’Union tranche entre les intérêts de ses membres, plusieurs zones d’intérêts concurrentes existant entre les différents membres de l’UEO et de l’UE.
11. Seule l’Europe de l’Est et les Balkans peuvent faire l’objet d’un relatif consensus. Or, de la zone géographique à observer dépendent les satellites à mettre en ?uvre. Sachant qu’une opération militaire lourde requiert de nombreux satellites (une quarantaine auraient été nécessaires dans le Golfe), et que les zones à forte couverture nuageuse demandent plus de satellites radars (SAR) que de satellites optiques, des choix devront être faits quant à l’attribution des ressources d’exploitation. Il serait souhaitable qu’en définissant ses axes de renseignement et d’observation, l’Europe dynamise les rapprochements industriels en cours, afin que les pays ayant les mêmes préoccupations géostratégiques puissent s’associer efficacement, la logique économique ne suffisant pas toujours aux développements les plus rationnels.
12. Enfin, il sera nécessaire de s’interroger sur la pertinence de l’intégration d’une capacité de communication et d’alerte avancée au sein du Centre. Si l’Europe envisage de disposer de tous les instruments lui permettant de gérer une intervention militaire, les capacités de gestion du champ de bataille devront bel et bien être centralisées, à un niveau ou à un autre. L’essentiel de l’information militaire passant par les satellites, il pourrait être cohérent d’attribuer au Centre satellitaire des capacités dans le domaine des communications, du positionnement (GPS/GNSS), de la transmission des données en temps réel et, à plus long terme, de l’alerte avancée et de l’écoute électronique (Sigint). Ceci implique qu’il ne se cantonne plus dans de simples missions d’imagerie mais accède à un statut différent, plus vaste et plus complexe. Une fois encore, il appartient à l’Europe de décider dans quelle mesure elle entend créer de tels outils et à quel niveau de responsabilité et de compétence ceux-ci doivent être délégués. Il serait toutefois peu productif de découpler systématiquement les capacités d’imagerie satellitaire des capacités de communication ou d’alerte.
13. Quelles que soient les options retenues, l’évolution demandée au Centre n’implique pas de changements révolutionnaires ni d’investissements massifs. Militairement parlant, l’Europe n’est pas une puissance unitaire, et ne peut s’astreindre aux mêmes missions que les Etats-Unis. Il importe donc plus de permettre au Centre d’évoluer vers un statut souple le rendant apte à des missions évolutives, que d’investir lourdement dans un système satellitaire cadenassé, offrant des capacités superflues et dont le coût risque finalement de rebuter les plus tièdes.
NOTES
1. Déclaration du Conseil Européen de Cologne concernant le renforcement de la politique européenne commune en matière de sécurité et de défense, rapport de la présidence allemande sur le renforcement de la politique européenne commune en matière de sécurité et de défense, point 3, 4 juin 1999.
2. Déclaration de Luxembourg, réunion du Conseil des ministres de l’UEO, 23 novembre 1999, paragraphe 2.
3. Ces doutes sur les capacités réelles de l’Europe d’Helsinki sont malheureusement partagés par certains alliés. William Cohen (DoD) affirmait dans un article du Herald Tribune que dans l’état actuel des budgets de défense européens, le programme d’Helsinki n’offrirait à l’UE qu’une couche supplémentaire de bureaucrates. Suite aux protestations de Javier Solana et de Rudolf Scharping, Wolfgang Schäuble (CDU) a rappelé de son côté que la contribution militaire de son pays ne dépassait pas 1,3 % du PNB. Seul le Luxembourg dépense moins pour sa défense. David Buchan et Quentin Peel, "EU Warned over Defense Force Proposal", Herald Tribune, 7 février 2000.
4. Tableau issu du rapport de Stephen T. Denker (Major, USAF), "Trust Me, I’ll Deliver" : Acquisition Approaches to Guarantee Commercial Companies Deliver Critical Space Products In Time of Crisis, AU/ACSC/071/1998-04, Air Command and Staff College, Air University, Maxwell AFB, Alabama, avril 1998, p. 37.
5. Par contre, si l’Europe devait envisager d’attribuer au Centre des missions de contrôle des traités et de non-prolifération, il serait nécessaire de recourir à des instruments militaires de haute précision et dotés de capacités spécifiques (hyperspectrales, etc.). Si le Centre est actuellement capable de fournir des données pour le contrôle de traités, il n’est pas en mesure de permettre à ses analystes de traiter des objectifs très ponctuels pouvant prêter à violation.
Source : Assemblée parlementaire de l’Union de l’Europe Occidentale (UEO) http://www.assemblee-ueo.org/
Restez en contact
Suivez-nous sur les réseaux sociaux
Subscribe to weekly newsletter