Le Centre, les prestataires de services internationaux et les agences européennes
76. Quel que soit le statut retenu pour le Centre, la création d’un pôle européen de traitement des données implique que les relations entre le Centre satellitaire et les différents organes traitant des questions satellitaires soient établies. Si l’on admet que le Centre doit optimiser ses capacités de traitement et de gestion de l’information, il est évident que des protocoles de coopération devront être établis avec des organisations telles qu’Inmarsat, Intelsat ou Eumetsat.
77. Ces organisations offrent un certain nombre d’avantages intrinsèques pour le Centre. Elles mettent en ?uvre des systèmes satellitaires que le Centre n’exploite pas encore, offrent certaines garanties de redondance et de sécurisation, et ne sont pas légalement vulnérables au contrôle politique d’un seul Etat41.
78. Dans le domaine des communications, Intelsat offre des possibilités transitoires relativement intéressantes pour les Européens, en attendant que des capacités plus autonomes soient développées ou acquises. D’une part, Intelsat repose sur 18 satellites offrant des services vocaux, vidéo et de transfert de données. D’autre part, la multiplicité des satellites rend le système très peu vulnérable tant au niveau des satellites qu’au niveau des systèmes de réception, six stations au sol (dont une en Allemagne et une en Italie) assurant le transfert des données vers les utilisateurs. De surcroît, les membres d’Intelsat peuvent obtenir la mise à disposition exclusive de services permettant de compenser les indisponibilités temporaires des satellites, garantissant un service continu42.
79. L’exploitation des prestataires de type Intelsat pourrait donc être envisagée, et ce, d’autant plus que le réseau européen de communications militaires demeure embryonnaire et que les demandes militaires en cas de conflit de moyenne intensité peuvent être importantes. A titre indicatif, le DoD et le General Accounting Office (GAO) estiment que les forces américaines consommaient en 1997 un volume de communications de 1,7 à 2 gigabits par seconde (Gbps), alors que le système satellitaire militaire dédié aux communications (le DSCS, Defense Satellite Communication System) fournissait un débit de 0,6 Gbps. Selon les experts américains, les demandes du DoD d’ici 2007 seront de l’ordre de 9,5 Gbps, dont 1,8 à 5,5 Gbps seraient assurés par les systèmes commerciaux43. Même si l’Europe ne risque pas d’exiger de tels débits de communications militaires, elle ne dispose pas de systèmes comparables au DSCS. Il sera donc nécessaire de faire appel à des prestataires commerciaux, et en particulier à ceux qui assurent une couverture globale et qui ne sont pas soumis aux contraintes légales particulières à un gouvernement, obéissant au contraire aux lois commerciales internationales.
80. La question météorologique devrait elle aussi intéresser le Centre. Sans qu’il soit encore question de lui donner des capacités de gestion du champ de bataille, la redistribution en temps et en heure de données météo est d’une grande importance pour les opérations militaires. L’Europe ne disposant pas de programme comparable au Defense Meteorological Satellite Program (DMSP) américain, elle doit essentiellement s’en remettre au secteur civil pour élaborer ses prévisions météo à finalité militaire. Toutefois, les capacités des satellites civils et militaires diffèrent quelque peu, leurs objectifs premiers n’étant pas les mêmes. Les militaires s’attachent en effet à prévoir la couverture nuageuse, les précipitations, les conditions de luminosité pour les capteurs de reconnaissance, la vitesse des vents, etc. Ces demandes particulières exigent des instruments différents de ceux retenus pour les systèmes civils, sans forcément induire des coûts supérieurs, si ce n’est en termes de sécurisation des satellites et de cryptage des données.
81. Même si les pays membres devaient se doter individuellement de satellites météo militaires, l’Europe resterait dépendante des systèmes civils ; elle doit donc envisager une collaboration entre le Centre et les sociétés prestataires, tel Eumetsat. A l’instar des Américains, il lui faudra envisager de mettre au point des protocoles lui permettant d’établir des accès prioritaires, des formats préétablis compatibles avec les instruments d’interprétation militaires, des participations aux futurs programmes civils pour y inclure les MUR, et éventuellement, mais cela est plus discutable, des systèmes de contrôle de la diffusion des données sensibles, afin que les sociétés prestataires ne puissent retransmettre immédiatement des informations intéressant la sécurité des troupes en opérations, informations que les Européens ne souhaiteraient pas voir tomber entre les mains de leurs adversaires.
82. A un autre niveau, il est impératif d’établir des modalités de coopération étroites avec l’ESA. D’une part, la définition des outils doit nécessairement se faire en collaboration avec une agence spatiale. D’autre part, le potentiel d’analyse technique de l’ESA doit impérativement être exploité, en particulier dans un contexte de sécurité élargi. En effet, jusqu’à présent, l’ESA a plus ou moins été tenue à l’écart des questions de défense, ce qui correspondait à la traditionnelle dichotomie entre les activités civiles et militaires telle qu’imposée dans l’espace européen. Toutefois, la fusion croissante de ces deux activités dans un concept de sécurité élargi, où les questions économiques, commerciales et militaires se juxtaposent, exige que les organes dits "civils" soient à même de participer à l’élaboration des concepts et des outils relevant de la sécurité. Dans cette optique, la définition d’une stratégie spatiale européenne devrait associer étroitement l’ESA, l’UEO, l’UE et le Centre, l’ESA et le Centre devant être à même de qualifier les outils nécessaires à l’application de cette stratégie, et d’influer sur celle-ci en fonction des moyens retenus44.
83. De la même manière, il est dans l’intérêt du Centre d’accentuer sa collaboration avec le CCR (Centre commun de recherche)45. A titre d’exemple, les technologies radar (SAR) actuellement développées en son sein offrent des finalités militaires exploitables dont le Centre pourrait tirer profit. Parallèlement, il serait souhaitable que ce dernier cherche à établir des collaborations étroites avec le Groupe Armement de l’Europe occidentale (GAEO) et l’OCCAR, sachant que la retransmission des données vers des unités militaires multinationales nécessite une coordination dans l’acquisition des systèmes de réception disponibles sur le matériel de guerre.
84. Dans ce contexte, l’intégration du Centre dans les structures européennes peut représenter une véritable chance, sachant que l’Union européenne a bien conscience de l’importance des coopérations multilatérales en matière spatiale. La Commission a ainsi mis en place une structure consultative entre elle-même, l’ESA, les sociétés internationales prestataires de services satellitaires et les industries afin de faciliter les synergies dans le secteur. Selon la Commission, "puisque les applications civiles/militaires restent un élément important dans la définition des systèmes spatiaux, le Conseil [des ministres de l’UE] pourrait approuver l’établissement d’un lien avec l’Union de l’Europe occidentale et la politique étrangère et de sécurité commune afin de conjuguer les differents intérêts au sein de cette structure consultative"46. La participation du Centre et de l’UEO à ces groupes serait un premier pas vers une conception plus globale des missions du Centre, en particulier dans les domaines qui ne sont pas encore les siens, comme les télécommunications ou l’élaboration de normes et les réquisitions de matériel. Elle permettrait par ailleurs une meilleure définition de la stratégie spatiale européenne, autant au niveau des concepts que des matériels, des formats et même des réglementations.
Les relations avec les pays membres, les membres associés, les observateurs, l’OSCE et l’OTAN
85. La transformation d’un centre d’observation satellitaire à vocation essentiellement civile en centre de renseignement spatial à capacité résolument militaire est susceptible de remettre en cause certaines habitudes acquises au sein de l’Union européenne, en particulier l’égalité de traitement entre les membres. Jusqu’à présent, le Centre satellitaire reçoit des ordres de travail du Conseil permanent, qui exprime ses propres besoins et centralise les demandes des Etats membres et des organisations internationales. Le contrôle politique est alors exercé par des points de contact et des cellules nationales, déléguées auprès du Centre, qui s’assurent de l’accès de leurs demandes, et par le Conseil permanent, qui examine la teneur de toutes les requêtes, celles de l’UEO comme celles des membres. Il y a donc, d’une manière générale, égalité de traitement et égalité de contrôle.
86. Ce type de procédure ne devrait pas évoluer fondamentalement lorsque le Centre satellitaire aura été associé à l’EM en tant qu’organe de renseignement, à ceci près que le statut des membres associés, observateurs et associés partenaires de l’UEO devra être pris en compte47. Il en ira probablement différemment en temps de crise. Deux types de problèmes peuvent alors se poser. Y aura-t-il égalité de traitement entre les pays ayant engagé des forces militaires (au sein de la structure commune relevant de l’EM) et les autres ? D’autre part, quels seront les droits d’accès des associés et des observateurs ?
87. Il est difficile de répondre à la première question. Théoriquement, l’engagement de l’UEO dans une opération militaire implique solidairement tous ses membres. On peut donc s’attendre à ce que chacun d’entre eux soit en droit d’exiger les mêmes informations. Mais pratiquement, il est possible que les pays ayant des forces militaires sur le terrain soient réticents à diffuser aux autres membres l’intégralité des informations obtenues, y compris au sein même de l’Etat-major et du COPS. D’abord parce que la sécurité des troupes l’emporte sur la solidarité politique, ensuite parce qu’en zone d’intervention où les intérêts des différents pays européens seraient contradictoires, la diffusion de certaines informations à certains pays pourrait être jugée inopportune. Il pourrait donc être souhaitable d’établir une distinction dans la diffusion des informations entre les membres participant aux opérations et les membres n’y participant pas, sachant qu’un minimum de données communes est absolument impératif pour permettre au COPS et au Comité militaire de déterminer les lignes directrices de la gestion du conflit.
88. A l’inverse, la rétention systématique d’informations, qui est pratiquée actuellement par les pays mettant en ?uvre Helios, permet de mettre en relief les problèmes que le Centre satellitaire sera amené à gérer s’il exploite des satellites nationaux européens, sans possibilité de participation ou sans droit de réquisition. Le contrôle très étroit qu’exerce la France dans la diffusion des images Helios par le biais du Centre se justifie par le fait que seuls les pays participant aux programmes sont légitimement fondés à en recevoir les données, la diffusion élargie (images gratuites, en grandes quantités) au Centre restant exceptionnelle et coïncidant avec l’engagement concomitant et ponctuel des intérêts du Centre et de ces pays (crise du Kosovo). Ces problèmes de diffusion ne pourront être résolus que si le Centre satellitaire obtient une participation dans certains programmes satellitaires, ou que les moyens juridiques permettant la réquisition de satellites des pays membres lui sont donnés.
89. Parallèlement se pose le problème des membres associés et des observateurs48. Dans le cadre de l’UEO, la Turquie et la Norvège, en tant que membres associés, participent pleinement au processus décisionnel et à l’engagement des forces, avec un droit de vote limité (impossibilité de veto). Il en est allé de même pour la République tchèque, la Hongrie et la Pologne. Là encore, les possibilités d’accès de ces pays devront être étudiées avec soin, en particulier du fait de la position géopolitique de certains d’entre eux, et de l’important soutien militaire qu’ils peuvent être amenés à fournir. Les demandes d’accès de l’UE et de l’UEO au Centre satellitaire étant prioritaires, les membres associés devront s’attendre à ne disposer que d’un accès réduit, étroitement contrôlé par le Conseil permanent et l’organe de contrôle que l’UE jugera bon de mettre en place. Mais il ne serait pas inutile de déterminer des protocoles d’accord organisés suivant des critères géopolitiques, permettant un accès élargi aux pays associés et associés partenaires ayant une proximité géographique ou des intérêts particuliers avec la zone en crise. Cela va de soi si ces pays sont eux-mêmes militairement engagés, mais cela est aussi souhaitable si ces pays ne désirent pas participer à des opérations militaires, l’Europe devant être une source d’information prioritaire avant tout autre pays ou bloc de pays. Ceci est particulièrement nécessaire pour des pays comme la Turquie et la Pologne, qui peuvent être soumis à de graves menaces, et qui pourraient toujours se tourner vers les Etats-Unis si l’Europe devait ignorer leurs préoccupations49.
90. Par ailleurs, il pourrait apparaître souhaitable d’instaurer des mécanismes de coopération avec l’OSCE, autant au niveau des opérations humanitaires de l’organisation que dans le cadre de sa fonction de forum de sécurité paneuropéen. Si les modalités financières d’une coopération structurée entre le Centre et l’OSCE devaient faire l’objet de discussions approfondies avec les membres de l’UEO et de l’UE, le principe en lui-même devrait aller de soi. D’une part, donner à l’OSCE des moyens d’information réguliers pourrait lui permettre de mettre en ?uvre une politique de prévention des conflits et d’aide humanitaire cohérente. D’autre part, les informations transmises ont une valeur militaire intrinsèque relativement faible, l’OSCE ayant davantage besoin d’une identification des dangers potentiels sur les zones à risque que de leur analyse technique détaillée. Les techniques ordinaires de télédétection commerciales devraient donc suffire à former la base des documents mis à disposition, leur valeur résidant plus dans l’interprétation qu’en ferait le Centre que dans la précision des instruments mis en ?uvre. Toutefois, la valeur politique des informations concernées serait infiniment plus élevée et demanderait l’établissement d’un protocole de coopération parfaitement clair entre le Centre et l’Organisation. En effet, les responsabilités de cette dernière dépassant largement le cadre de l’Europe occidentale, il est impensable que l’UEO identifie les zones de risques potentiels sans mandat explicite. Une solution alternative pourrait consister à mettre à disposition une base de données "publique", accessible à l’OSCE, qui pourrait ensuite requérir des informations complémentaires.
91. Enfin, et il s’agit certainement là du problème le plus ardu, il reste à définir les relations du Centre satellitaire avec l’OTAN et les Etats-Unis. Les décisions prises lors du Sommet de Cologne tendent à séparer nettement les missions de Petersberg, qui dépendront de l’UEO et de l’Union européenne, et les missions de défense continentale, pour lesquelles l’Alliance atlantique conservera toutes ses compétences. La clarté de cette division est trompeuse. Suivant cette logique, les responsabilités du Centre iraient prioritairement vers l’UE (et l’UEO) dans les missions de Petersberg, alors que dans le cadre de la défense européenne, elles s’intégreraient à l’OTAN comme toute autre partie du pilier européen de la défense. Les faits sont pourtant moins limpides dès que l’on évoque des missions de Petersberg, c’est-à-dire des interventions ponctuelles, dans lesquelles l’OTAN assure un leadership, comme ce fut le cas au Kosovo. La demande effectuée par l’OTAN auprès du Centre pour un SIG (Système d’information géographique) est apparue, pour de nombreux Européens, comme une reconnaissance explicite des capacités techniques du continent. Il est cependant nécessaire de savoir pourquoi l’OTAN a requis l’aide du Centre. La version officielle veut que l’OTAN n’ait pas disposé de la structure satellitaire pour un tel travail, et qu’elle ait logiquement fait appel au savoir-faire européen. Pur sophisme, qui revient à affirmer que jusqu’à la mise en activité du Centre (1996), l’OTAN ne disposait pas des moyens d’effectuer des reconnaissances satellitaires.
92. En fait, il est important de déterminer quelle a été l’utilisation du SIG par les Européens et par les Américains, quelles sont les données auxquelles les Etats-Unis ont précisément eu accès et dans quelle mesure les Européens ont pu bénéficier des données complémentaires issues des systèmes américains, nettement plus performants. S’il devait apparaître que les Américains ont eu accès à l’intégralité du SIG du Centre satellitaire, mais que les Européens n’ont pas bénéficié de la réciprocité (autre que par l’obtention de données tactiques nécessaires à la navigation et aux frappes), les conditions de fonctionnement entre l’OTAN et le Centre satellitaire auraient probablement besoin d’être redéfinies, d’autant que la transformation de ce dernier en centre de renseignement devrait, dans le futur, s’effectuer dans un objectif de transparence avec les agences américaines50. Par ailleurs, les Européens devraient garder à l’esprit que les systèmes satellitaires américains relèvent des directions militaires stratégiques des Etats-Unis, et que rien ne contraint le gouvernement américain à en diffuser les données, y compris au sein de l’Alliance.
93. Ainsi, en dépit des discours officiels faisant l’apologie des trois D (pas de discrimination, pas de duplication, pas de découplage), une situation discriminatoire est susceptible de s’établir à nouveau entre le pilier européen de l’Alliance et sa contrepartie américaine. Par ailleurs, les Européens devraient prendre garde à ce que l’OTAN n’apparaisse pas comme le seul exploitant potentiel des capacités militaires du Centre, obtenant les mêmes droits d’accès que l’UE et l’UEO. Si un tel usage devait s’établir, le Centre satellitaire tendrait à ne devenir qu’une annexe de l’Alliance, ce qui n’est pas l’objectif officiellement recherché par ses commanditaires. Quel que soit le statut retenu pour le Centre, l’UEO et l’UE devront donc chercher à associer le plus étroitement possible le Centre à leurs activités militaires, sous peine de perdre un outil précieux, impératif à la mise en ?uvre de toute politique de défense et de sécurité commune.
94. D’un autre côté, le Centre aurait tout intérêt à collaborer avec l’OTAN pour garantir sa place et son statut au sein de l’Organisation. Le projet de démonstration NATO JWID-99 (Joint Warrior Interoperability Demonstration), programme de travail sur le concept des actions en coalition dans le domaine du C2 (Commandement et conduite des opérations) et des systèmes de communication, vise à établir un système de fusion des données permettant d’optimiser les opérations interalliées. Cela concerne évidemment les questions satellitaires, et en particulier les compatibilités entre les satellites mis en service au sein de l’OTAN et ceux d’éventuels alliés, au niveau des moyens tant militaires que commerciaux. Il serait souhaitable de savoir dans quelle mesure la future architecture de commandement de l’OTAN intégrera le savoir-faire européen, selon quelles modalités, et selon quels rapports hiérarchiques.
95. Il conviendra surtout, dans l’optique d’une utilisation rationnelle des forces européennes, de déterminer quelles sont les structures de C3I de l’OTAN que l’Europe pourra mettre en relation directe avec le Centre, que ce soit dans le cadre des missions de Petersberg ou de missions OTAN. Par ailleurs, les Européens doivent être conscients que, s’ils ont ordinairement recours à des structures OTAN dans l’application de leurs programmes militaires, et donc que le Centre se trouve de facto intégré à l’Organisation, il sera nécessaire de se plier à certaines idiosyncrasies américaines : ainsi, la perception européenne d’une distribution verticale du renseignement, par étapes hiérarchiques, pourrait entrer en conflit avec la méthode de distribution horizontale très prisée à Washington51. La distribution horizontale du renseignement militaire risque de confronter les Européens au problème de la confidentialité de leurs données, en particulier quand ils souhaitent en interdire l’accès aux Etats-Unis. Dans ce sens, toutes les mesures de sécurisation prises au niveau du Centre afin d’optimiser son "indépendance" risquent de se trouver remises en cause, simplement parce que celui-ci utilisera les structures de l’OTAN pour faire parvenir ses renseignements d’ordre tactique ou substratégique à ses unités militaires52. La place du Centre au sein de l’Alliance devrait donc être soigneusement évaluée, suivant que les Européens recherchent d’abord une optimisation de leurs capacités militaires ou plutôt l’affirmation d’un outil autonome, aux dépens de l’efficacité opérationnelle. * (iii) Une NIMA européenne ?
96. Cet aspect de la question conduit bien sûr à aborder le problème de la NIMA (National Imaging and Mapping Agency). La création de l’agence américaine semble avoir suscité certaines inquiétudes dans les milieux européens, certains parlant ouvertement d’une tentative monopolistique de domination de marché53. La NIMA répond cependant à des objectifs naturels dans un secteur militaro-industriel promis à un grand avenir, mais nécessitant d’importants investissements capitalistiques et n’offrant encore que des marges bénéficiaires incertaines. Le fait que le gouvernement américain lui ait donné le statut d’agence de défense ne signifie rien en tant que tel, si ce n’est que l’Etat américain n’entend pas délaisser un secteur aussi stratégique sans se donner les moyens de l’influencer et de le dominer54. Connaissant les dangers qu’implique la domination monopolistique de l’information par un seul Etat, il est naturel que l’Europe cherche une parade, même si l’indépendance européenne doit être perçue comme un moyen d’équilibrer une situation potentiellement abusive et non comme le vecteur d’une politique anti-américaine.
97. Récemment, Eucosat a proposé de créer un pendant européen à la NIMA, appelé ESIO (Organisation européenne d’information par satellite), qui se situerait à un échelon intermédiaire, comme interface entre l’intégralité des moyens spatiaux présents sur l’ensemble de la chaîne d’élaboration de l’information géospatiale et les utilisateurs.55 La proposition d’Eucosat est particulièrement intéressante dans le sens où elle permettrait de réagir rapidement à une initiative américaine susceptible d’affaiblir considérablement les capacités européennes indépendantes en matière d’observation de la terre en captant la plus grande partie du marché de l’information géospatiale. Il faut cependant remarquer que, dans sa version actuelle, l’ESIO n’est pas parfaitement satisfaisante. En effet, si elle devait se cantonner dans un simple rôle d’interface entre le Centre satellitaire et la clientèle potentielle, dans le but de créer des synergies, des standards d’activités et des marchés, peut-être serait-il plus simple et plus économique de l’intégrer directement au Centre. A l’inverse, si cette interface devait se substituer au Centre pour la redistribution des images, elle le priverait très certainement d’un certain nombre de ressources56. De surcroît, la superposition de l’ESIO et du Centre commun de recherche (CCR), à vocation essentiellement civile, pourrait insidieusement confiner le Centre dans un rôle étroitement militaire, conditionnant son élargissement au devenir des moyens affectés par l’Union européenne à ce type de missions.
98. L’intégration de l’ESIO dans le Centre satellitaire semble être la réponse naturelle à la question de l’élaboration d’une NIMA européenne. La création d’un fonds d’archives directement issu de l’observation satellitaire, renforcé par l’acquisition d’images plus anciennes et spécifiquement traité en fonction de la demande, offre en effet un potentiel commercial important autant pour les activités civiles (agriculture, industrie, etc.) que pour les activités militaires (évolution structurelle des sites, incidences météorologiques sur le terrain, cartographie, etc.). Le traitement des données doit donc se faire sans interférences, avec une possibilité d’accès totale de la part des responsables de l’interprétation satellitaire. De surcroît, l’offre de services satellitaires de type SIG, militairement et commercialement déterminante, exige un retraitement intensif de l’image que le Centre serait probablement plus à même d’effectuer qu’une éventuelle ESIO indépendante. Enfin, la redistribution de ces informations à forte plus-value nécessitera sans doute la coopération d’instances européennes qualifiées dans le domaine du renseignement ; le Centre serait donc particulièrement bien placé pour décider quelles images offrent un intérêt commercial ou militaire et, en relation avec les organes de contrôle européens, quel client est susceptible d’en bénéficier et quel client est à proscrire.
99. Toutefois, d’un point de vue financier, le prix d’un centre d’archivage est relativement élevé, si celui-ci prétend à une certaine exhaustivité. En 1993, les Etats-Unis investissaient 1,5 milliard de dollars dans l’archivage des données et images satellitaires57. Au niveau européen, compte tenu des habituelles restrictions budgétaires qui caractérisent les investissements gouvernementaux, il est évident qu’il serait dans l’intérêt d’une éventuelle ESIO de dégager des marges commerciales et de ne pas se contenter d’attendre les subventions des pays membres. Cette caractéristique coïncide d’ailleurs avec l’orientation duale qui pourrait être retenue pour le Centre. Il faut garder à l’esprit cependant que faire de l’ESIO l’équivalent de la NIMA n’est pas encore envisageable, dans le sens où les relations précises entre les organes de renseignement européens, les commandements militaires et les unités sur le terrain ne sont pas encore suffisamment déterminées, en particulier dans le cadre d’opérations multinationales. Au préalable, il serait nécessaire qu’une véritable agence de sécurité et de défense européenne soit à même de coordonner son action avec les différents clients (en particulier militaires) et qu’un système intégré de diffusion des informations tactiques et stratégiques soit mis en place. En l’absence de telles structures, l’ESIO n’aurait de commun avec la NIMA que la capacité d’archivage et de commercialisation des images, mais ne disposerait pas des moyens réels pour apporter un soutien effectif aux forces européennes, autrement que sur un plan stratégique.
NOTES
40. Les deux tableaux sont issus d’un article de Christian C. Daehnick, Blueprints for the Future, Comparing National Security Space Architectures, site de la FAS, http://www.fas.org/ssp/eprint/daehnick.htm.
41. Ceci est d’autant plus vrai qu’Intelsat et Inmarsat sont en voie de privatisation. Notons aussi que l’EADS devrait prochainement fournir des satellites à Intelsat.
42. Selon un expert américain, ces facilités seraient couramment utilisées par le DoD : "Une autre approche programmatique en matière de fiabilité consiste à introduire une hiérarchie dans les services. Les clients peuvent acheter à Intelsat un service ’sans droit de reprise’. Cela signifie qu’en cas d’indisponibilité d’un engin spatial particulier, un service sans droit de reprise sera prioritaire pour être rétabli par d’autres moyens. Le DoD souscrit à ce type de service, quoique plus onéreux, pour assurer nos communications vitales." Sue B. Carter (Major, USAF), A Shot To The Space Brain : The Vulnerability Of Command And Control Of Non-Military Space Systems, AU/ACSC/0266/97-03, Air Command and Staff College, Maxwell AFB, mars 1997, p. 45.
43. Stephen T. Denker, Trust me ... ; op. cit., pp. 20-21.
44. La définition actuelle de la stratégie spatiale européenne bénéficie, dans une proportion importante, du concours de l’ESA, mais les questions dites de sécurité sont attribuées à l’UEO. Il serait souhaitable que l’UEO, et derrière elle le Centre satellitaire, puisse bénéficier d’une expertise approfondie de la part de l’ESA, afin de calibrer ses propositions en fonction de la technologie disponible et prévisible, ce qui suppose en retour que l’ESA soit à même de traiter officiellement des questions militaires.
45. Le CCR est à l’UE ce qu’est le Centre satellitaire à l’UEO, à ceci près que le CCR a une vocation éminemment civile. Le 28 avril 1999, le CCR et le Centre satellitaire se sont accordés sur une répartition des tâches en coopération, sanctionnant leur complémentarité. Toutefois, dans le cadre de l’absorption du Centre par l’UE, la question de la duplication des tâches, de l’allocation des budgets, des responsabilités et des rapports hiérarchiques va inévitablement se poser. Il est prévisible que le maintien à l’identique des missions du CCR aura un effet négatif sur les missions civiles du Centre, ce qui appelle soit une modification des missions du CCR dans un sens allant vers la seule recherche, soit la fusion informelle des deux organes, soit la militarisation du Centre satellitaire et la délégation de ses activités civiles. Pour une description du CCR, voir le Document 1672, Le Centre satellitaire de l’UEO - La voie à suivre, Commission technique et aérospatiale, rapporteur M. Valleix, 10 novembre 1999, paragraphes 50 à 86.
46. Renforcer la cohérence de l’approche européenne de l’espace, SEC(1999)789 ; final, 7 juin 1999, p. 11. Cette structure consultative, organisée conjointement avec l’ESA, comprend le Groupe consultatif sur l’espace qui définit la politique spatiale, un Groupe industriel consultatif de haut niveau sur l’espace qui établit le dialogue avec l’industrie, un groupe consultatif de haut niveau relatif à EGNOS et Galileo, un groupe consultatif de haut niveau pour la mise en ?uvre du Plan d’action satellites, qui traite des questions des satellites de communication, de leur réglementation et des accès au marché, et un groupe consultatif de haut niveau qui traite des questions de télédétection et d’environnement de la terre.
47. Rappelons qu’au-delà des membres de plein droit, l’UEO réunit des membres associés (la Hongrie, l’Islande, la Norvège, la Pologne, la République tchèque et la Turquie), des observateurs (l’Autriche, le Danemark, la Finlande, l’Irlande et la Suède) et des associés partenaires (la Bulgarie, l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie, la Roumanie, la Slovaquie et la Slovénie). A l’heure actuelle, seuls les membres de plein droit et les membres associés participent aux travaux et au financement du Centre satellitaire.
48. Le problème des observateurs, non membres de l’UEO mais membres de l’UE, devrait d’abord relever des compétences de l’Union. Celle-ci ayant un accès garanti au Centre, à égalité avec l’UEO, les éventuelles réticences de certains de ses membres à participer à la politique commune de sécurité et de défense devraient être réglées en amont et en interne, sans rejaillir sur le fonctionnement du Centre.
49. La Déclaration de Rhodes (12 mai 1998) rappelle ainsi : "[Les ministres] ont rappelé en outre qu’ils avaient pour objectif de développer au maximum les possibilités de participation des membres associés et des observateurs aux activités spatiales de l’UEO et de renforcer la participation des associés partenaires à un nombre croissant d’activités, et ont chargé le Conseil permanent d’explorer plus avant les possibilités à cette fin. Dans ce contexte, les ministres ont accueilli avec satisfaction la décision du Conseil permanent concernant la possibilité pour les Etats membres associés de détacher des analystes d’images au Centre satellitaire" (Déclaration de Rhodes, Réunion du Conseil des ministres de l’UEO, partie VI, point 34, 12 mai 1998). Quelle que soit la formule retenue par l’UE pour absorber le Centre (par absorption directe ou par délégation formelle à l’UEO), il sera nécessaire que l’UEO défende ses partenaires et maintienne les accès des membres associés. L’UE ne devrait en aucun cas servir de prétexte, ou de catalyseur, pour écarter du processus de défense européen les Etats non membres.
50. Un récent rapport du Pentagone admet lui-même ces problèmes. Selon le Financial Times, "(...) [le rapport] critique également certains aspects de la conduite des Américains. La réticence des militaires américains à diffuser des informations sensibles aux alliés ’a considérablement freiné la planification et les opérations interalliées’. Les images permettant d’évaluer l’effet des attaques ont été classées à un niveau trop élevé pour permettre le partage ". Alexander Nicoll, "NATO Inhibited ’by Europe’s Military Flaws’", Financial Times, 9 février 2000. En fait, les Américains acceptent essentiellement de partager les informations issues de systèmes civils (type Spot/Landsat), traitées par la National Imaging and Mapping Agency (NIMA) et éventuellement relayées ensuite aux alliés, ces résultats étant issus de données déclassifiées (Civilian Satellite Remote Sensing : A Strategic Approach, OTA-ISS-607, GPO, septembre 1994, p. 41). Les Européens, sur proposition britannique, ont affirmé à Sintra le 28 février 2000 ("Elaboration for the headline goals - Food for thought", repris dans le Bulletin quotidien Europe, no 7666, 1er mars 2000, p. 4), que l’élaboration du programme d’Helsinki devrait se faire dans le cadre d’un renforcement mutuel et complémentaire de l’Initiative des capacités de défense lancée par l’Alliance atlantique en avril 1999 au Sommet de Washington. Il serait souhaitable qu’ils s’assurent que la complémentarité et le renforcement mutuel s’exercent dans les deux sens, autant au profit de l’OTAN qu’au profit de l’UEO, en particulier en ce qui concerne l’accès à l’information et à sa chaîne de distribution.
51. La distribution horizontale du renseignement vise à fournir le maximum d’informations aux unités sur le terrain afin de faciliter la prise de décision. De ce fait, un certain nombre d’informations sensibles est directement redistribué au niveau tactique, sans passer par le tamis hiérarchique. Le Field Manual 100-18 (US Army) précise ainsi : "Les commandants à tous les niveaux doivent comprendre les capacités spatiales et les intégrer pleinement aux opérations de l’armée " (FM 100- 18, Space Support to Army Operations, Headquarters, Department of the Army, Washington D.C., 20 juillet 1995, 6). Les Européens favorisent une distribution verticale, peu décentralisée et suivant peu ou prou la voie hiérarchique.
52. L’utilisation des moyens de l’OTAN par l’UEO a été reconnue comme base de travail dans la Déclaration de Rome (16-17 novembre 1998) dans les termes qui suivent : "Les ministres ont souligné que, dans le même temps, l’UEO et l’OTAN ?uvrent ensemble à renforcer les fondements institutionnels et concrets de l’identité européenne de sécurité et de défense au sein de l’Alliance, sur la base des décisions prises antérieurement par les ministres. Les deux organisations ont coopéré pour identifier et renforcer la capacité des Européens de mener des missions de Petersberg, et mettre à l’épreuve les procédures de gestion de crise dans le cadre d’un programme d’exercices en cours d’application (...). D’importants travaux se poursuivent afin de développer et de valider les arrangements de consultation et de définir les principes et les modalités d’une éventuelle utilisation par l’UEO des moyens et capacités de l’OTAN, en vue de l’approbation d’un accord-cadre sur le transfert, le suivi et le retour ou rappel de ces moyens et capacités. Les ministres ont réaffirmé leur but de voir tous ces éléments essentiels mis en place d’ici au Sommet de Washington, réalisant ainsi les objectifs fixés à Birmingham, Berlin et Bruxelles." Déclaration de Rome, Réunion du Conseil des ministres de l’UEO, point 8, 17 novembre 1998.
53. Voir aussi le Document 1643, Des systèmes spatiaux pour l’Europe : les satellites d’observation, de communication et de navigation - Réponse au rapport annuel du Conseil, Commission technique et aérospatiale, rapporteur : M. Díaz de Mera, 19 mai 1999, paragraphes 26-33.
54. La NIMA représente en fait un effort de centralisation des systèmes militaires de reconnaissance et de renseignement américains existants. Dans ce sens, il est normal qu’elle ait le statut d’agence de défense puisqu’elle regroupe en fait la Defense Mapping Agency (DMA), le Central Imagery Office (CIO), le Defense Dissemination Program Office (DDPO) et le National Photographic Interpretation Center (NPIC), ainsi que certaines parties de la Defense Intelligence Agency (DIA), du National Reconnaissance Office (NRO), du Defense Airborne Reconnaissance Office (DARO) et de la Central Intelligence Agency. Elle relève de l’autorité mixte du DoD et de la CIA. La singularité de la NIMA vient du fait qu’en dépit de son statut d’agence de défense, elle est ouverte au marché commercial et axe une partie de ses relations publiques sur sa capacité à répondre à tout type de demande (civile/militaire). Elle a donc le triple objectif d’assurer au DoD une gestion optimale des ressources d’imagerie satellitaire, de soutenir le développement du marché commercial américain et de maintenir la domination actuellement exercée par les Etats-Unis dans ce domaine.
55. La fin de l’observation de la terre par satellite en Europe, rapport final d’Eucosat, mars 1999.
56. Cette préoccupation a déjà été exprimée par l’UEO dans le Document 1643, Des systèmes spatiaux pour l’Europe : les satellites d’observation, de communication et de navigation - Réponse au rapport annuel du Conseil, Commission technique et aérospatiale, rapporteur : M. Díaz de Mera, 19 mai 1999, paragraphe 32. L’ESIO devrait, par conséquent, s’établir sur la base d’entités et de projets déjà présents, plutôt que de prendre intégralement des fonctions déjà existantes par ailleurs. L’ESIO doit être perçue comme la volonté des parties concernées d’optimiser l’action de chacune de ces entités. L’ESIO devra donc s’insérer naturellement dans un contexte qui compte déjà de nombreux acteurs, afin de compléter leurs fonctions et les interrelations, et non les dédoubler. Tous les scénarios de mise en ?uvre nécessiteront une harmonisation et une réutilisation des structures et systèmes européens existants dans le cadre d’une structure interexploitable". Rapport d’EUCOSAT, op. cit., p. 14.
57. Civilian Satellite Remote Sensing : A Strategic Approach, OTA-ISS-607, GPO, septembre 1994, p. 17.
Source : Assemblée parlementaire de l’Union de l’Europe Occidentale (UEO) http://www.assemblee-ueo.org/
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