L’opinion publique attend d’abord de De Gaulle qu’il rétablisse la paix en Algérie. « Le » général s’est implicitement engagé à la dissocier des autres colonies, à maintenir son statut de département français. Il doit rapidement déchanter. Malgré leur ampleur, les opérations militaires sont vouées à l’échec. D’autant plus que les appelés du contingent et leurs familles ne veulent pas se battre pour l’Algérie française.
Cet article fait suite à : « Quand le stay-behind portait De Gaulle au pouvoir, Réseau Voltaire, 27 août 2001.
En privé, le général-président ne cache pas ses sentiments. À Alain Peyrefitte, il déclare : « C’est très bien qu’il y ait des Français jaunes, des Français noirs, des Français bruns. Ils montrent que la France est ouverte à toutes les races et qu’elle a une vocation universelle. Mais à condition qu’ils restent une petite minorité. Sinon la France ne serait plus la France. Nous sommes quand même avant tout un peuple européen de race blanche, de culture grecque et latine, et de religion chrétienne [...] Vous croyez que le corps français peut absorber dix millions de musulmans, qui demain seront peut-être vingt millions et après-demain quarante ? Si nous faisions l’intégration, si tous les Arabes et les Berbères d’Algérie étaient considérés comme Français, comment les empêcherait-on de venir s’installer en métropole alors que le niveau de vie y est tellement plus élevé ? Mon village ne s’appellerait plus Colombey-les-Deux-Églises, mais Colombey-les-Deux-Mosquées ! ». [1] .
En public, il s’exprime évidemment plus sobrement. Lors d’une conférence de presse, le 16 septembre 1959, Charles de Gaulle laisse entendre sa préférence pour « le gouvernement des Algériens par les Algériens, appuyés sur l’aide de la France et en union étroite avec elle ».
La Journée des barricades
En janvier, la presse allemande [2] rapporte un entretien avec le général Jacques Massu dans lequel celui-ci regrette que l’armée ait choisi De Gaulle. Il déplore le virage politique du gouvernement et affirme que l’armée poursuivra son action. Bien que Massu ait immédiatement démenti les propos qui lui sont imputés, De Gaulle lui ordonne de venir s’expliquer à Paris.
À Alger, les ultras, civils et militaires, qui croient - à tort - pouvoir compter sur le soutien de Massu, descendent dans la rue, le 24 janvier 1960. C’est la "journée des barricades". L’ordre de l’insurrection est donné par le colonel Jean Gardes du 5e Bureau militaire. Les émeutiers sont conduits par le député Pierre Lagaillarde et Me Jean-Baptiste Biaggi, le cafetier Joseph Ortiz et le syndicaliste étudiant Jean-Jacques Susini. Le 26, au petit matin, on compte déjà vingt-cinq morts. Des officiers rebelles diffusent un communiqué sur Radio-Alger : "L’heure de l’espoir a sonné (...) Nous ne devons plus attendre pour ressusciter l’esprit du 13 mai (...) Notre armée est à la pointe du combat pour l’Occident. Nous nous efforçons de ne pas lui imposer le problème d’un choix susceptible de la diviser et de l’affaiblir". Pour rétablir l’ordre, le général Maurice Challe, commandant en chef des forces armées en Algérie, déclare l’état de siège, mais il interdit d’ouvrir le feu sur les insurgés.
À Paris, quatre-vingts mandats d’arrêt sont lancés contre les instigateurs de l’insurrection. Le député Jean-Marie Le Pen, qui a appelé à étendre les barricades à Paris, et le théoricien Georges Sauge sont placés en garde à vue. Le 29 au soir, le général-président apparaît en uniforme à la télévision et prononce une allocution. "J’ai pris, au nom de la France, la décision que voici : les Algériens auront le libre choix de leur destin. Quand d’une manière ou d’une autre - conclusion d’un cessez-le-feu ou écrasement total des rebelles - nous aurons mis un terme aux combats, quand, ensuite, après une période prolongée d’apaisement, les populations auront pu prendre conscience de l’enjeu et, d’autre part, accomplir, grâce à nous, les progrès nécessaires dans les domaines, politique, économique, social, scolaire, etc., alors ce seront les Algériens qui diront ce qu’ils veulent être (...) Français d’Algérie, comment pouvez-vous écouter les menteurs et les conspirateurs qui vous disent qu’en accordant le libre choix aux Algériens, la France et De Gaulle veulent vous abandonner, se retirer de l’Algérie et vous livrer à la rébellion ? (...) Je dis à tous nos soldats : votre mission ne comporte ni équivoque, ni interprétation. Vous avez à liquider la force rebelle qui veut chasser la France de l’Algérie et faire régner sur ce pays sa dictature de misère et de stérilité (...) Enfin, je m’adresse à la France. Eh bien ! mon cher et vieux pays, nous voici donc ensemble, encore une fois, face à une lourde épreuve. En vertu du mandat que le peuple m’a donné et de la légitimité nationale que j’incarne depuis vingt ans (sic), je demande à tous et à toutes de me soutenir quoi qu’il arrive".
Cette intervention suffit à ramener le calme après cinq jours d’émeutes. Mais l’insurrection a mis en évidence l’acuité des contradictions internes du gaullisme. " Le " général, qui s’est emparé du pouvoir au nom de l’Algérie française, n’a pas les moyens de tenir ses promesses. En mobilisantcinq cent mille hommes - c’est-à-dire deux soldats pour un colon -, il s’est enfoncé dans une impasse. D’une part, il ne parvient pas à écraser le FLN, d’autre part, il ne pourra pas éternellement poursuivre un tel effort militaire. En menant une guerre à outrance, il a exacerbé les haines et perdu tout espoir d’une solution politique de type dominion. Quand il aura épuisé ses forces, il lui faudra bien se résigner à l’indépendance. Il ne peut donc pas s’étonner de voir son autorité contestée par " ceux qui l’ont fait roi ". Il n’est pas en mesure de sanctionner les officiers qui ont soutenu l’insurrection, pas plus que le général Challe ne pouvait ouvrir le feu sur eux. Tout au plus peut-il sanctionner des civils et espérer une improbable victoire militaire sur le FLN. Pour maintenir la pression, il requiert et obtient de l’Assemblée, les pleins pouvoirs pour un an.
Pierre Lagaillarde et Me Jean-Baptiste Biaggi sont incarcérés. Alain de Sérigny est arrêté. Le FNF de Joseph Ortiz et le MP13 du général Lionel Chassin sont dissous. Le gouvernement est remanié : Jacques Soustelle, trop rigide, est exclu. Il laisse le ministère de l’Information à Louis Terrenoire, qui quitte la RTF. Le légionnaire Pierre Messmer est nommé ministre de la Défense. Il dissout les 5e Bureaux. Ces unités, présentes dans chaque armée, ont théorisé les principes de la " guerre révolutionnaire " incluant la justification de la torture. En effet, au cours de la guerre d’Indochine, des officiers, comme Roger Trinquier et Lionel-Max Chassin, se sont imprégnés de la doctrine militaire de Mao et en ont extrait des principes pour conduire des guerres coloniales. Leur idée de base est qu’un embrigadement réussi des populations comme des soldats suppose que l’on contraigne les corps avant de modeler les esprits. Sous l’autorité de Geoffroy Chodron de Courcel, alors Secrétaire général permanent de la Défense nationale (SGPDN), les 5e Bureaux furent coordonnés par Jean Ousset, le maître spirituel de la Cité catholique et le représentant en France de l’Opus Dei. Les officiers étaient initialement formés au Centre d’instruction et de préparation à la contre-guérilla (Arzew). Jacques Chaban-Delmas ajouta à ce dispositif le Centre d’entraînement à la guerre subversive Jeanne-d’Arc (Philippeville, Algérie), dont il confia le commandement au colonel Marcel Bigeard. Dans la grande salle, on pouvait lire cette maxime inscrite aux murs : "Cette Armée doit être fanatique, méprisant le luxe, animée de l’esprit des croisés". En outre, le stay-behind catholique Georges Sauge animait des conférences et séminaires de formation continue. Bref, Messmer dissout des structures qui ont joué un rôle essentiel dans la prise de pouvoir par De Gaulle, mais dont certaines unités se sont retournées contre lui. La "guerre révolutionnaire" sera désormais une chasse gardée du général gaulliste André Beaufre.
En mai 1960, l’opposition de la MNEF à l’envoi du contingent provoque une scission du syndicat et la création de la Fédération des étudiants nationalistes (FEN) autour de Dominique Venner (ex-Jeune nation et MP-13), François d’Orcival et Alain de Benoist. Elle publie le "Manifeste de la classe 60" d’inspiration ouvertement fasciste.
En juin, un Front national pour l’Algérie française (FNAF) se constitue à Paris. On y retrouve tous ceux qui ne comprennent pas le revirement de De Gaulle et se sentent en sympathie avec les émeutiers d’Alger. Autour de Jacques Soustelle lui-même, on trouve des hommes comme Claude Dumont, Georges Sauge et Yvon Chautard, Me Jean-Louis Tixier Vignancourt et Me Jacques Isorni, Victor Barthélémy, François Brigneau et Jean-Marie Le Pen.
À l’opposé, les adversaires de la guerre publient un " Manifeste des 121 " qui appelle les conscrits à l’insoumission. Ivre d’indignation, le général Raoul Salan dénonce dans une même déclaration les " porteurs de valises du FLN " et la nouvelle politique gouvernementale. Pierre Messmer le rappelle et le cantonne à Paris. Passant dans la clandestinité, il s’enfuit en Espagne où le caudillo Francesco Franco et l’Opus Dei l’attendent. Pierre Lagaillarde et Jean-Jacques Susini, qui sont en liberté provisoire après la journée des barricades, le rejoignent à Madrid. Ensemble, ils constitueront l’Organisation de l’armée secrète (OAS).
Alors qu’en décembre, les ultras amorcent une nouvelle insurrection à Alger, ce sont les musulmans qui se soulèvent. De Gaulle fait rétablir l’ordre à Alger et dissout le FNAF en métropole.
Les opposants à la guerre créent le Rassemblement de la gauche démocratique : côte à côte, la SFIO et le Parti radical, FO et la CFTC, la FEN etc. paradoxalement d’accord avec De Gaulle. Le général-président saisit l’occasion et convoque un référendum pour approuver son virage politique. Le 8 janvier 1961, il obtient 75 % de Oui en métropole, mais seulement 40 % en Algérie. À l’évidence, les ultras ont l’opinion publique métropolitaine contre eux. Ils ne peuvent plus compter que sur eux-mêmes : il ne leur reste qu’à renverser De Gaulle ou à faire une sécession à la rhodésienne.
Washington lâche De Gaulle
À Washington, le 9 novembre 1960, le Conseil national de sécurité (NSC) constate que "l’incapacité du gouvernement français et des rebelles algériens à parvenir à un accord, ou au moins à un modus vivendi, qui mettrait un terme au conflit, continue d’être un obstacle majeur à la réalisation des objectifs américains en Afrique du Nord" [3] . La CIA considère que le choix de De Gaulle lors du coup du 13 mai 58 était erroné. Il lui semble préférable de l’écarter et de le remplacer par un autre officier, plus docile et surtout plus efficace. Mais son ancien compagnon d’armes, le général Dwight D. Eisenhower refuse les scénarios d’ingérence qui lui sont présentés.
La CIA, qui a acquis une autonomie de décision, sous-traite alors les contacts préparatoires à un nouveau coup à l’Opus Dei. L’Œuvre entre en contact avec le général à la retraite Edmond Jouhaud, ancien chef d’état-major de l’Armée de l’air. Puis, le directeur des opérations spéciales de l’agence, Richard M. Bissell Jr, chef suprême du stay-behind, rencontre Jacques Soustelle à Washington [4] .
Le 17 janvier 1961, à l’issue de son second et dernier mandat, le président Eisenhower prononce un discours d’adieu radiodiffusé. Après avoir fait le bilan convenu de son action, il surprend ses concitoyens en les alertant sur le risque que la guerre froide fait courir à la démocratie. "La conjonction d’un immense establishment militaire et d’une vaste industrie d’armement est une nouveauté dans l’histoire américaine, dit-il. Son influence totale -économique, politique et même spirituelle- est perceptible dans chaque ville, chaque État, chaque administration fédérale. Nous reconnaissons le besoin impératif de ce développement. Mais nous ne devons pas manquer d’en comprendre les graves implications. Notre travail, nos ressources, notre vie sont concernés. C’est-à-dire la structure même de notre société. Dans les conseils du gouvernement, nous devons prendre garde à l’acquisition d’une influence illégitime. Qu’elle soit recherchée ou non par le complexe militaro-industriel. Le risque d’un développement désastreux d’un pouvoir usurpé existe et persistera. Nous ne devrons jamais laisser le poids de cette conjonction menacer nos libertés ou les processus démocratiques. Nous ne devons rien considérer comme acquis. Seules une vigilance et une conscience citoyennes peuvent garantir l’équilibre entre l’influence de la gigantesque machinerie industrielle et militaire de défense et nos méthodes et nos buts pacifiques, de sorte que la sécurité et la liberté puissent se croître de pair".
Dwight D. Eisenhower laisse le bureau ovale à John Fitzgerald Kennedy. Le jeune président est inexpérimenté face à la CIA. Dès son arrivée à la Maison-Blanche, il doit faire face au fiasco de la Baie-des-cochons. À son insu, l’agence lance une nouvelle opération.
Le général Maurice Challe, qui venait d’être promu chef d’état-major des forces de l’OTAN pour la zone Centre-Europe, obtient une retraite anticipée et rejoint Alger. Des réunions du stay-behind se tiennent à Paris, dans le bureau du colonel Lacheroy à l’École militaire, tandis que le colonel Godard mobilise des hommes du 11e Choc.
Le putsch du 21 avril 1961
Le 21 avril 1961, les généraux Maurice Challe, André Zeller et Edmond Jouhaud tentent un putsch. Ils ne tarderont pas à être rejoints par le général Raoul Salan, directement acheminé d’Espagne par le beau-frère du caudillo. Ils promulguent un ordre de commandement militaire instaurant l’état de siège et stipulant : "Les individus ayant participé directement à l’entreprise d’abandon de l’Algérie et du Sahara seront mis en état d’arrestation et déférés devant un tribunal militaire qui sera incessamment créé pour connaître des crimes contre la sûreté de l’État".
Radio-Alger devient Radio-France. Elle prend comme indicatif le chant SS Wir Marchieren gegen England. Au micro, le général Challe déclare : "Officiers, sous-officiers, gendarmes, marins, soldats et aviateurs : je suis à Alger avec les généraux Zeller et Jouhaud et en liaison avec le général Salan pour tenir notre serment : garder l’Algérie. Un gouvernement d’abandon s’apprête à livrer le département d’Algérie à la rébellion. Voulez-vous que Mers-el-Kébir et Alger soient demain des bases soviétiques ? Je sais quels sont votre courage, votre fierté, votre discipline. L’armée ne faillira pas à sa mission et les ordres que je vous donnerai n’auront pas d’autre but".
À Paris, le gouvernement se demande s’il a été lâché par les Américains. Il décrète l’état d’urgence. Le Premier ministre, Michel Debré exhorte la population à la RTF : "Des renseignements concordants permettent de penser qu’à très brève échéance une action de surprise serait tentée sur la métropole, en particulier la région parisienne. Des avions sont prêts à lancer ou à déposer des parachutistes sur divers aérodromes afin de préparer une prise du pouvoir (...) Les vols et les atterrissages sont interdits sur tous les aérodromes de la région parisienne à partir de minuit. Dès que les sirènes retentiront, allez-y, à pied ou en voiture, convaincre les soldats trompés de leur lourde erreur. Il faut que le bon sens vienne de l’âme populaire et que chacun se sente une part de la nation".
Face au péril, le Parti communiste apporte son soutien au gouvernement gaulliste pour lutter contre les fascistes. Il appelle à la grève générale. Douze millions de Français quittent leur travail, tandis que s’organisent des groupes de volontaires.
Le général-président évalue rapidement la situation car le dispositif mis en place contre lui est précisément celui dont il a disposé à son avantage deux ans plus tôt. Il ne tarde pas à se rendre compte qu’en Algérie, les généraux commandants d’Oran et de Constantine lui restent fidèles, et qu’en métropole, l’armée ne bouge pas. Il envoie un de ses parents éloignés, le colonel Georges de Boissieu, négocier avec la junte. Il protège les bâtiments officiels avec les blindés de la gendarmerie, mais cantonne prudemment ceux de l’Armée de terre dans les casernes. Puis il apparaît en uniforme à la télévision : "J’ordonne que tous les moyens - je dis tous les moyens - soient mis en œuvre partout pour barrer la route à ces hommes-là, en attendant de les réduire (...) Devant le malheur qui plane sur la patrie et la menace qui pèse sur la République (...) j’ai décidé de mettre en cause l’article 16 [5] de notre constitution. À partir d’aujourd’hui, je prendrai, au besoin directement, les mesures qui me paraîtront exigées par les circonstances". Enfin, il signe une instruction aux armées : "Au cas où un élément insurgé tente de faire violence à un échelon de commandement ou à une force sous ses ordres, il y a lieu de le repousser par tous les moyens, y compris le feu. Chaque fois que se présente l’occasion de contraindre à la soumission un élément insurgé, il est nécessaire de le faire, en employant au besoin les armes. Si ces dispositions ne suffisent pas à provoquer l’effondrement de l’insurrection, des instructions ultérieures prescriront les opérations à engager pour la réduire".
Soudain libérés, les appelés du contingent et quelques officiers loyalistes retournent leurs armes contre les putschistes. Le coup a échoué. Ses chefs rejoignent l’Organisation de l’armée secrète (OAS) dans la clandestinité. Les principales unités impliquées dans le putsch sont dissoutes. C’est notamment le cas du 1e REP de la Légion qui était composé à près de 45 % par d’anciens fascistes hongrois et à 45 % d’anciens SS. Le Front national des combattants de Jean-Marie Le Pen est également dissous. L’hebdomadaire L’Esprit public d’Hubert Bassot et Jean Mabire est interdit. Les six principaux généraux et les quatre principaux colonels impliqués sont destitués. De Gaulle, quant à lui, doit se désengager militairement au plus tôt et hâter l’indépendance que son accession au pouvoir était censée prévenir.
Le président Kennedy envoie un message de sympathie à son homologue français, L’ambassade des États-Unis dément toute implication de la CIA dans le putsch avorté, mais le Quai d’Orsay, qui sait à quoi s’en tenir, alimente la presse en révélations sur le soutien de l’agence aux putschistes.
Une fois la tempête apaisée, Charles de Gaulle encourage Edmond Michelet à quitter le ministère de la Justice et à s’investir dans l’Opus Dei. Le meilleur moyen de prévenir de nouvelles déconvenues étant de resserrer les liens. Michelet parvient à emporter la présidence du Centre européen de documentation internationale (CEDI), le think tank de l’Œuvre divine à Madrid.
L’Organisation de l’armée secrète
Le programme de l’OAS stipule : "Dans l’état où se trouve la France, il faut une véritable opération chirurgicale qui extirpe définitivement les causes de sa décadence. Cette opération, seuls les nationalistes français peuvent la mener à bien. Il n’existe plus désormais que deux solutions : le nationalisme ou le communisme. C’est pourquoi les nationalistes français ont établi ce programme préalable à partir duquel il sera possible d’appliquer un programme de reconstruction nationale". Suivent la dissolution des partis politiques, la suppression des assemblées parlementaires, l’expulsion des Nord-Africains immigrés en métropole, la francisation des médias, etc.
L’emblème de l’OAS est la croix celtique ou roue solaire. Son organigramme est calqué sur celui du FLN. L’organisation des masses (OM), c’est-à-dire la mobilisation sous la contrainte des Pieds-Noirs, est confiée au colonel Jean Gardes, membre de la Cité catholique et ancien responsable du 5e Bureau. L’action politique et la propagande (APP) échoient à Jean-Jacques Susini. Enfin, l’organisation-renseignements-opérations (ORO) est confiée à Jean-Claude Perez. C’est de cette troisième branche que dépendent les commandos du lieutenant Roger Degueldre, alias "Delta", qui multiplient les attentats. C’est aussi elle qui finance l’organisation par des hold-up. L’ensemble est dirigé par le général Raoul Salan, alias "Soleil" (par analogie avec l’emblème de l’organisation).
L’OAS s’étend en métropole avec une branche militaire créée par le capitaine Pierre Sergent, et une branche propagande autour des éditions de La Table ronde de Roland Laudenbach. Autour d’eux gravitent l’inévitable docteur Martin, le stay-behind Jean Dides, et bien entendu les frères Sidos.
Enfin, l’OAS reconnaît une direction extérieure, placée à Madrid sous l’autorité du colonel Antoine Argoud, de Charles Lacheroy (ex-5e Bureau et Cité catholique), rejoints par les leaders de la "journée des barricades", le député Pierre Lagaillarde (Cité catholique) et Joseph Ortiz.
Toujours à l’insu du président Kennedy, des services US apportent leur soutien à l’OAS sous couvert d’un mystérieux American Committee for France and Algeria et en activant des liens privilégiés avec le général Challe. Quoi qu’il en soit, l’agence ne prend aucun risque, puisqu’elle joue sur les trois tableaux et soutient également des nationalistes algériens et le gouvernement français. Elle élève même ce triple jeu au rang de stratégie afin d’affaiblir tous les protagonistes et de rester seul maître des événements.
Rapidement, l’OAS-Métro change ses cibles. Elle abandonne partiellement ses attentats contre le pouvoir pour s’en prendre aux communistes. Le 8 février 1962, des organisations de gauche appellent à manifester à Paris contre les terroristes de l’OAS. Des policiers chargent les manifestants communistes au métro Charonne. On compte huit morts. Nul ne comprend plus très bien ce que font les gaullistes : ils traitent l’OAS comme une simple opposition politique interne et ne mobilisent de moyens militaires que contre le FLN. Une foule immense - cinq cent mille personnes selon les uns, un million selon les autres - participe aux obsèques des victimes.
Le 18 mars, la France signe à Évian un cessez-le-feu avec le FLN. L’armée française reçoit instruction de coopérer avec le FLN pour assurer l’indépendance en douceur. L’OAS réagit en tentant de prendre le contrôle des quartiers européens de Bab-el-Oued. Mais cette ultime insurrection est balayée par l’armée loyaliste pour qui le FLN est désormais un allié et l’OAS le seul ennemi. Les principaux dirigeants sont arrêtés ou en fuite. Le combat est perdu. Le 8 avril, les Français approuvent par référendum les accords d’Évian à 90 % des suffrages exprimés. Le 3 juillet, l’indépendance de l’Algérie est proclamée.
En contraignant Jacques Soustelle et Georges Bidault à l’exil, Charles de Gaulle se débarrasse de ses rivaux politiques. À Rome, ils prétendent constituer un Conseil national de la Résistance (CNR), rappelant par cette dénomination que De Gaulle n’avait pas sauvé seul la France, en 1944, et qu’ils eurent un rôle aussi important que le sien. Les ultimes attentats contre le général-président échouent. Les derniers activistes encore en liberté se cachent un peu partout en Europe. La France demande officiellement leur extradition. Mais, en secret, Charles de Gaulle envoie un commissaire principal des Renseignements généraux, Michel Baroin, leur proposer individuellement de rejoindre l’armée ou les services français. Après l’indépendance, il ne leur reste que deux motivations : la préservation de ce qui reste de l’Empire et la lutte contre le communisme. Ils seront au moins deux cent cinquante à bénéficier de "l’Opération Réconciliation".
Les pleins pouvoirs présidentiels
La "fin du régime des partis" et le "rétablissement de l’autorité de l’État" sont des slogans essentiels de la propagande gaulliste. Ils permettent de faire admettre la fin du régime républicain tout en prétendant le garantir. En acceptant de prendre la présidence du Conseil (1er juin 1958), Charles de Gaulle avait exigé qu’on lui remette les pleins pouvoirs jusqu’à promulgation d’une nouvelle Constitution. Ceci fait (4 octobre 1958), les pleins pouvoirs furent automatiquement prorogés pour quatre mois afin d’assurer la continuité de l’État.
Pour faire face au putsch des généraux (21 avril 1961), le général-président s’arroge les pleins pouvoirs, en vertu de "l’article 16", pour une période de six mois (décret du 23 avril 1961), immédiatement reconduite pour six mois supplémentaires (décret du 29 septembre 1961). Peu avant la fin de cette seconde période, il fait approuver sa nouvelle politique algérienne et fait prolonger les pleins pouvoirs par référendum (8 avril 1962).
Une fois reconnue l’indépendance de l’Algérie (3 juillet 1962), il met lui-même fin à sa dictature et rétablit le fonctionnement normal des institutions comme il s’y était engagé. Mais c’est pour modifier immédiatement la Constitution en renforçant la fonction présidentielle. Par le référendum du 28 octobre 1962, il parachève son œuvre constitutionnelle. Il modifie le mode d’élection du président de la pseudo-République en le présentant au suffrage universel direct. Dès lors, le déséquilibre des institutions est maximal : le président est le chef suprême de l’exécutif, il dispose de la plus forte légitimité. Il nomme le gouvernement, qui confisque le pouvoir législatif puisqu’il peut initier des lois, imposer son ordre du jour aux Assemblées, et empêcher le débat parlementaire (art. 49-3). En cas de rébellion de l’Assemblée, le président peut prononcer sa dissolution. Les députés, qui ne peuvent plus que marcher au pas, se qualifient eux-mêmes de " godillots " du régime. Le président accapare aussi le pouvoir judiciaire car il préside le Conseil supérieur de la magistrature.
En quatre ans, Charles De Gaulle a exercé les pleins pouvoirs pendant vingt-deux mois. Finalement, il a fait adopter par une opinion publique anesthésiée un régime antirépublicain entièrement organisé autour du pouvoir personnel et dans lequel tous les contre-pouvoirs ont été neutralisés.
Conséquence de ce système, la vie politique s’ordonne prioritairement autour de la fidélité ou de l’hostilité à la personne du président. De Gaulle peut donc intégrer à son cabinet des personnalités de la Collaboration qu’il a jadis combattues, mais qui se sont tardivement ralliées à la Résistance. Ainsi, Maurice Couve de Murville, qui fut deux années durant le principal responsable de la Collaboration économique de l’État français avec le Reich nazi, devient ministre des Affaires étrangères.
De même, l’Opus Dei s’installe au ministère des Finances. Antoine Pinay, ancien membre du Conseil national de l’État français, en est membre. Wilfrid Baumgartner, ancien membre du Conseil de la Banque de France sous Philippe Pétain, en est coopérateur. Le banquier qui assure la trésorie de l’Œuvre en France, Edmond Giscard d’Estaing étant trop marqué par sa francisque, renonce à leur succéder et laisse la place à son fils Valéry.
(In)Dépendance nationale
Charles de Gaulle s’est d’autant plus efforcé d’apparaître comme le restaurateur de l’indépendance nationale qu’il devait son retour aux affaires à l’aide des États-Unis.
Accédant au pouvoir, en 1958, il constitue un cabinet noir sous contrôle américain. Il se fait assister à l’Élysée par Jacques Foccart, cofondateur des stay-behind en France, tandis que Michel Debré est assisté à Matignon par Constantin Melnik, un protégé du cardinal Tisserand qui a été formé aux États-Unis à la Rand Corporation [6].
À aucun moment Charles de Gaulle ne remet en cause les accords du Plan Marshall selonlesquelsles Américains doivent pouvoir accéder aux matières premières de l’Empire. Bien au contraire, c’est avec des sociétés à capitaux mixtes franco-américains qu’il exploitera le "domaine réservé", évinçant les sociétés des autres États occidentaux. Il place le pétrole et l’atome au centre de sa politique étrangère.
Il confie à Jean-Marcel Jeanneney, ministre de l’Industrie, le soin de rassembler et de fusionner l’ensemble des sociétés et agences publiques du secteur pétrolier. Pour réaliser ces montages complexes, Jeanneney s’adjoint comme directeur de cabinet un habile technicien de l’économie, Raymond Barre. Grâce à leurs efforts, en 1962, le secteur est restructuré autour d’une puissante société, Elf. Pour la diriger, Pierre Guillaumat, fondateur historique de la Direction générale des services spéciaux et ami de longue date de la famille De Gaulle, abandonne son maroquin de ministre de la Défense. Elf devient à la fois la tirelire et le bras armé du " domaine réservé ". Les gêneurs sont éliminés, comme Enrico Mattei, le directeur de la société italienne rivale, Ente Nazionale Idrocarburi (ENI), victime d’un faux accident d’avion, le 26 octobre 1962. Mais, dans le respect de ses protecteurs atlantistes, Elf renonce à se doter de services de recherche et d’auto-équipement suffisants. Pour exploiter le pétrole, la société française s’allie avec des sociétés de recherche et des équipementiers américains.
En ce qui concerne l’atome, De Gaulle hérite d’un programme nucléaire très avancé. Depuis 1954 [7] , le gouvernement américain transfère, secrètement et illégalement, ses secrets atomiques vers la France et Israël [8]. Ce cadeau est à double tranchant. En effet, au cours de la guerre de Corée, les Américains ont pu vérifier qu’il leur était impossible d’utiliser la bombe atomique sans s’exposer à une riposte soviétique. Dès lors, la menace nucléaire ne dissuade que des agressions majeures mettant en cause la survie des USA, elle reste sans effet lors de conflits mineurs. Utiliser la bombe atomique alors que la survie des États-Unis n’est pas en jeu suppose donc qu’elle soit lancée par une puissance périphérique alliée de Washington, qui s’expose, à la place des Américains, à la riposte soviétique. De Gaulle choisit de médiatiser le programme nucléaire en cours et de le présenter à l’opinion publique comme l’acquisition d’une arme suprême qui ramène la France parmi les grandes puissances, à l’égalité avec les USA, l’URSS et le Royaume-Uni. Il cache le fait que la France n’est pas maîtresse de sa propre bombe et que les USA l’utilisent comme agent provocateur et appât. Washington donne la réplique à Paris avec d’autant plus de complaisance que le Congrès interdit la dissémination nucléaire et, donc, que le transfert de technologie en cours est illégal. De manière à ne pas être obligés de fournir la bombe à tous les autres membres de l’Alliance, Washington et Paris mettent en scène le retrait de la France de l’OTAN, en 1966, et retardent son retour jusqu’à la signature des Traités d’interdiction d’expérimentation, en 1995.
Le 2 juillet 1958, Eisenhower parvient à faire modifier par le Congrès la loi MacMahon. Les transferts de technologie nucléaire sont désormais autorisés, à titre complémentaire, aux Alliés ayant déjà réalisé des progrès substantiels en cette matière. Le 4 juillet, le secrétaire d’État, John Foster Dulles, se rend à Paris pour mettre au point, en tête à tête avec "le" général la suite de l’aventure nucléaire française et le futur désengagement de l’OTAN. En mai 1959, les États-Unis fournissent officiellement de l’uranium enrichi à la France pour expérimenter à terre un prototype de moteur sous-marin nucléaire. Et le 13 février 1960 a lieu la première explosion nucléaire française à Reggane.
Une garde prétorienne
En politique intérieure, le pouvoir personnel se dote de polices parallèles. Dès 1947, Charles de Gaulle, qui était philosophiquement opposé à l’existence des partis politiques, avait distingué sa propre formation, le Rassemblement du peuple français (RPF), de son "service d’ordre" (SO), auquel il avait donné une totale indépendance juridique. Le RPF était dirigé par Jacques Soustelle (ex-directeur des services secrets gaullistes à Alger, puis Londres), puis par le lieutenant-colonel Jacques Foccart. Il rassemblait des personnalités et investissait des candidats aux élections. Le "service d’ordre" était dirigé par Dominique Ponchardier, Roger Barberot et Jean-Baptiste Biaggi. Il recrutait des militants anticommunistes que l’expérience de la Résistance avait déculpabilisés face à d’éventuelles transgressions de la loi. De nombreux adhérents du "service d’ordre" n’étaient pas membres du RPF et préféraient militer dans des partis ou groupuscules d’extrême droite. Le SO continua à exister après la dissolution du RPF, en 1952, et la retraite de Charles de Gaulle à Colombey-les-Deux-Églises. Il participa activement au "complot du 13 mai 1958". Jacques Foccart le réorganisa, en décembre 1959, sous l’appellation Service d’action civique (SAC). Il en confia la présidence à Pierre Debizet, garde du corps de De Gaulle et activiste du Parti patriote révolutionnaire de Me Jean-Baptiste Biaggi (favorable à la réconciliation des pétainistes et des gaullistes sur une ligne nationaliste et anticommuniste). Debizet démissionna quelques semaines plus tard, par solidarité avec les responsables de la Journée des barricades et Me Biaggi qui venait d’être arrêté. Néanmoins, toujours attaché à la personne du "général", il s’efforça de jouer les ponts entre les mouvements Algérie française et les gaullistes pour "protéger le vieux". Paul Comiti succéda à Debizet à la présidence du SAC.
Bien que l’on ait avancé des chiffres très supérieurs, le SAC comptait environ 5 000 hommes répartis dans tout le pays, à l’exception bien sûr des Territoires d’Outre-Mer qui étaient rattachés au "domaine réservé" [9].
Les hommes du SAC furent utilisés en métropole pour " casser du gauchiste ", et dans le domaine réservé pour encadrer les forces militaires ou policières locales. Une partie d’entre eux furent intégrés parmi les stay-behind de l’Alliance atlantique.
En 1961, Roger Frey, devenu ministre de l’Intérieur, constitua un dispositif anti-OAS autour du cagoulard Alexandre Sanguinetti et du Mouvement pour la Communauté (MPC) de Jacques Dauer et Lucien Bitterlin [10]. Avec l’aide de l’avocat Pierre Lemarchand, ils recrutent quelques éléments au sein du SAC, mais le SAC en tant que tel ne s’engagera jamais contre l’OAS. Une centaine de barbouzes sont employés à plastiquer les cafés et autres lieux de réunion des activistes algérois, parmi eux les mafieux Marcel Francisci et Dominique Venturi. Ils se livrent à une atroce guerre secrète contre les commandos Delta de l’OAS faite d’enlèvements, de torture, et de meurtres.
Au contraire, d’autres éléments du SAC tentent d’apaiser le jeu en retournant des dirigeants de l’OAS. Ainsi, le patron de bar Joseph Ortiz, exilé en Espagne, est recruté par le directeur des exportations des Pastis Ricard, Charles Pasqua, par ailleurs responsable national du SAC.
Si l’OAS était une opposition intérieure combattue par des forces secrètes, le FLN était un adversaire étranger impitoyablement réprimé par les forces officielles. La durée de la garde à vue est étendue à quinze jours, sans visite d’avocat ou de médecin. Une décision qui équivaut à autoriser et à généraliser la torture dans les commissariats de police. Le préfet de police de Paris, Maurice Papon, dirige une ratonnade faisant plusieurs centaines de morts le 17 octobre 1961. Soumise à la censure quand elle n’est pas à la botte du pouvoir, la presse n’en dit mot.
Le régime ne recule pas non plus devant les manipulations politiques. Ainsi, apparaît au début de l’année 1959 un groupe d’officier et de technocrates, Patrie et Progrès. Il revendique des idées nationalistes et sociales, et rabat vers les gaullistes ceux qui pourraient être tentés par une aventure pleinement fasciste. Il est animé par Philippe Rossillon et soutenu par Louis Pauwels et Michel Massenet. Parmi les jeunes gens qui le fréquentent, on relève Jean-Pierre Chevènement et Alain Gomez. En réalité, Patrie et Progrès est une officine du colonel Roger Barberot.
Des méthodes expéditives
Les "événements d’Algérie" justifient le recours à la terreur. Le général-président use et abuse des pouvoirs exceptionnels qui sont les siens et de la complicité internationale des stay-behind. Il soumet tous les livres et journaux à la censure. Transformant la France en un État terroriste, il fait assassiner les opposants politiques réfugiés à l’étranger. Les meurtres sont signés par une organisation fantoche, La Main rouge [11], qui masque mal les services secrets français. Constantin Melnik, revendiquera ultérieurement plus d’un millier d’assassinats politiques. Ainsi, l’élimination du marchand d’armes allemand Georg Puchert, assassiné à Francfort, le 3 mars 1959 ; celle de son collègue suisse Marcel Léopold, empoisonné à Genève, le 19 septembre 1959. Ou encore l’explosion du cargo Atlas, en plein port de Hambourg ; et l’arraisonnement en Méditerranée du cargo tchèque Lidice.
Pour empêcher les marxistes du FLN de s’approvisionner en armes, la CIA met en place un accord entre les services secrets extérieurs (SDECE) et le "parrain des parrains" italo-américain, Lucky Luciano. Ce dernier a commencé à collaborer avec l’OSS américaine pendant la Seconde Guerre mondiale pour préparer le débarquement en Sicile. Il a ensuite été intégré aux réseaux stay-behind. Les hommes de Cosa Nostra indiquent les bateaux transportant des armes en Méditerranée afin qu’ils soient arraisonnés. En échange, la France ferme les yeux sur des opérations de contrebande et des trafics de stupéfiants. Le contact du SDECE auprès de Luciano est un criminel et collaborateur français, Étienne Léandri, que le stay-behind a repêché à la Libération [12].
La CIA autorise également certains stay-behind européens à collaborer avec leurs homologues français. Ainsi, le plus haut magistrat suisse, le procureur général de la Confédération René Dubois est mis à contribution pour transmettre des notes de la police suisse et des relevés d’écoutes téléphoniques. Découvert par un policier suisse, René Dubois se suicide le 23 mars 1957 plutôt que de livrer des informations sur le réseau secret de l’Alliance atlantique.
Le général De Gaulle ne se contente pas d’utiliser des méthodes expéditives en Algérie. Il les emploie partout dès lors qu’il s’agit de son "domaine réservé" [13] et que l’équilibre Est-Ouest en fournit une justification.
Pour punir la Guinée, le général-président lui fait couper les vivres dès le jour de son indépendance. En se retirant, les fonctionnaires français reçoivent l’ordre de détruire toutes les archives de leur administration. Lorsque la Guinée se retire de la zone CFA et crée sa propre monnaie, De Gaulle tente de la ruiner. Le colonel Beaumont [14] imprime de la fausse monnaie guinéenne à Paris. Elle est acheminée au Sénégal, d’où le commandant Maurice Robert en inonde la Guinée. Lorsque Sékou Touré cherche de l’aide à l’étranger et se tourne vers l’URSS et la Tchécoslovaquie, il est dénoncé comme l’incarnation du péril communiste en Afrique. Jacques Foccart tente plusieurs fois de le faire éliminer. Les projets d’attentats sont supervisés de Côte-d’Ivoire par Yves Guéna, qui vient de quitter le cabinet de Michel Debré pour devenir Haut-Commissaire à Abidjan [15].
En ce qui concerne le Cameroun, l’administration coloniale y a fait face à l’opposition de l’Union populaire du Cameroun (UPC) à majorité Bamikélé. Le haut-commissaire Pierre Messmer a confié la répression à Maurice Delauney. Les principaux leaders de l’UPC ont été assassinés et des expéditions punitives ont été conduites dans leurs bases arrière situées en Cameroun britanniques. À l’indépendance, le 1er janvier 1960, Jacques Foccart installe un gouvernement fantoche, présidé par son ami Ahmadou Ahidjo. Le jour même, le jeune État signe un accord d’assistance militaire avec la France. Paris dépêche cinq bataillons, commandés par le général Max Briand. Ce que Charles de Gaulle n’a pas osé faire dans le cadre de la Communauté, il le fait sous couvert d’une pseudo-indépendance. Cent cinquante-six villages bamikélés sont incendiés et rasés. Des dizaines de milliers de personnes sont massacrées [16]. De cette terrible répression, la presse française, muselée et aveuglée par la crise algérienne, ne dira mot. Finalement, le nouveau leader de l’UPC, Felix Moumié [17] , est assassiné à Genève par les tueurs du SDECE, le 2 octobre 1960.
En 1960, la France, excipant d’un accord de 1883, revendique le Congo-Kinshasa (Zaïre) lorsque les Belges s’en retirent. À défaut de l’annexer, elle soutient la rébellion de Moïse Tschombé dans la région minière du Katanga au grand dam de l’ONU. Des armes sont acheminées par la société Barracuda de Dominique Ponchardier. Sur place, les troupes rebelles sont encadrées par le colonel Roger Trinquier et le commandant Roger Faulques. Irving Brown se déplace au Congo pour coordonner les opérations franco-américaines. Utilisant ses réseaux français et belges, la CIA confie au stay-behind Otto Skorzeny la planification de l’assassinat du Premier ministre du gouvernement légal, Patrice Lumumba, et favorise la montée en puissance du colonel Joseph Mobutu. Soutenant toujours plus avant Moïse Tschombé, Jacques Foccart envoie des mercenaires encadrés par le Français Bob Denard, un homme de main impliqué dans une tentative d’élimination de Pierre Mendès-France [18], et le Belge Christian Tavernier. Pour les besoins de la propagande, Foccart met en place une Radio-Katanga, animée par François Duprat.
Au Congo-Brazzaville, Charles de Gaulle soutient envers et contre tous l’abbé Fulbert Youlou. Ce dernier est conseillé par Jean Mauricheau-Baupré, l’ancien rédacteur en chef du Courrier de la Colère.
Pour gérer le " domaine réservé ", le général-président accorde tous les moyens nécessaires à Jacques Foccart. Le conseiller de l’ombre dispose d’un bureau jouxtant celui du président de la pseudo-République à l’Élysée. En outre, il dispose d’une sorte de ministère, installé à l’hôtel de Noirmoutiers, rue de Grenelle. Mais Foccart ne revendique que le titre de secrétaire général de la Communauté et non pas celui de ministre, de manière à ne pas avoir à répondre de ses activités devant les parlementaires.
Il rappelle Maurice Robert, en poste au Sénégal, à Paris et lui confie le traitement des dirigeants africains lors de leurs passages à Paris. À cette fin est créée la " base Bison ", aux Invalides, qui entretient des liens très étroits avec les stay-behind américains.
Charles de Gaulle s’est emparé du pouvoir, en mai 1958, en s’appuyant sur une conjonction d’intérêts : les impérialistes français qui comptaient sur lui pour maintenir l’Algérie française, et les impérialistes américains qui voulaient éviter à tout prix l’influence soviétique sur une Algérie indépendante. Pour remplir ces objectifs - qu’il n’a pas tenus -, il a d’abord "rétabli l’autorité de l’État", c’est-à-dire substitué un pouvoir personnel au régime républicain. Puis, il a fait usage de la force en métropole et surtout dans l’ex-Empire. À tout moment, il a su tirer le meilleur profit de son inféodation aux services américains, les servant en prétendant les combattre, faisant de la France "le plus fidèle et le plus turbulent allié des États-Unis". Il a exigé des Français qu’ils acceptent des restrictions des libertés démocratiques pour disposer d’un État fort capable de garantir l’indépendance nationale et le rayonnement du pays à l’extérieur. Mais peut-on être indépendant sans être libre ?
[1] Entretien du 5 mars 1959 rapporté par Alain Peyrefitte in C’était De Gaulle, tome 1, Fallois éd., 1994.
[2] Cf. Süddeutsche Zeitung du 18 janvier 1958.
[3] Cf. Foreign Relations of The United States, 1958-1960, Vol. VII, Government Printing Office, 1993 ; déjà cité dans De Gaulle et les Américains, Bernard Ledwidge, Flammarion éd., 1984.
[4] Cf. The Daily Mail du 2 mai 1961.
[5] L’article 16 de la Constitution de 1958 permet aux président de la République de "prendre les mesures exigées par les circonstances" lorsque "les institutions de la République, l’indépendance de la nation, l’intégrité de son territoire ou l’exécution de ses engagements internationaux sont menacés d’une manière grave et immédiate et que le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels est interrompu". Il peut donc s’arroger les pouvoirs d’un dictateur romain lorsqu’il le juge nécessaire à l’intérêt du pays.
[6] Principale fondation du lobby militaro-industiel américain, la Rand Corporation est le thin-tank de la Direction de la science etdela technologie de la CIA.
[7] En 1954, les prétentions atomiques de la France l’empêchent de se joindre à la Communauté européenne de Défense (CED) et conduisent à la création de l’Union de l’Europe Occidentale (UEO).
[8] La dépendance française en matière nucléaire a été révélée par un article de David Bruce in Foreign Policy, mai 1989. Elle a été confirmée par l’ancien président Valéry Giscard d’Estaing dans ses mémoires (Le Pouvoir et la Vie, Compagnie douze éd., vol. 2, 1991). On trouvera une synthèse exhaustive de la politique de dissémination nucléaire dans Affaires atomiques, Dominique Lorentz, Arènes éd., 2001.
[9] Cf. Patrice Chairoff, B comme Barbouzes, Alain Moreau éd., 1975 ; Commission d’enquête sur les activités du SAC, rapport n° 955, Assemblée nationale éd., 1982.
[10] Cf. Lucien Bitterlin, Histoire des Barbouzes, Palais-Royal éd., 1972 ; Alexandre Tislenkoff, J’accuse Lemarchand, Saint-Just éd.
[11] La Main rouge était initialement une milice d’autodéfense, créée par des colons en Tunisie, en 1954. Elle donna naissance à un mouvement plus radical encore, le Comité antiterroriste nord-africain (CATENA). Les deux appellations ont été reprises sans vergogne par le SDECE.
[12] Cf. Jacques Kermoal, L’Onorata Societa, La Table ronde éd., 1971 ; Time du 4 septembre 1972 ; Julien Caumer, Les Requins, un réseau au cœur des affaires, Flammarion éd., 1999
[13] Sur la continuité de la politique africaine de la France, cf. La Françafrique, le plus long scandale de la République, François-Xavier Verschave, Stock, 1998. Noir silence, François-Xavier Verschave, Arènes éd., 2000. Cet ouvrage ne présentant qu’une version des faits, Denis Sassou-N’Guesso (président du Congo-Brazzaville), Idriss Deby (président du Tchad) et Omar Bongo (président du Gabon), en ont contesté le contenu lors d’un retentissant procès qu’ils ont perdu. Pour la discussion de Noir silence, on se reportera donc à Noir procès, François-Xavier Verschave et Laurent Beccaria, Arènes éd., 2001.
[14] Colonel Beaumont est le pseudonyme de René Bertrand.
[15] Cf. La Piscine, les services secrets français, 1944-1984 de Roger Faligot et Pascal Krop, Seuil éd., 1985.
[16] Cf. Main basse sur le Cameroun, Mongo Beti, Maspero éd., 1972.
[17] Cf. Jean-Francis Held, L’Affaire Moumié, Maspéro éd., 1961.
[18] Il semble que cet attentat, qui visait à empêcher l’évolution institutionnelle de la Tunisie en 1954, ait été commandité par Jean Mauricheau-Baupré.
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