LE MONDE | 13.11.02 | 13h12
Les réseaux terroristes d’Al-Qaida menacent l’Europe
Bruxelles de notre bureau européen

Les experts de l’antiterrorisme interrogés récemment par Le Monde et qui annonçaient "un gros coup" (Le Monde du 15 octobre) restent formels : la menace d’actions terroristes en Europe demeure très forte. Ces avis rejoignent les opinions exprimées ces derniers temps par divers responsables européens et américains.

La série des mises en garde a été inaugurée, il y a une dizaine de jours, par August Hanning, patron des services de renseignement extérieur allemands, qui évoquait "un risque concret". Tom Ridge, responsable de la sécurité intérieure à la Maison Blanche, a affirmé ensuite que des réseaux tentaient de se procurer des armes chimiques, bactériologiques et radiologiques.

Richard Myers, le chef d’état-major interarmes de l’US Army, a enchaîné en évoquant "une attaque sans doute déjà planifiée", tandis que Ronald Noble, le secrétaire général américain d’Interpol, faisait une prévision semblable, ajoutant qu’Oussama Ben Laden était, d’après lui, toujours vivant.

Plusieurs responsables politiques (Nicolas Sarkozy en France, Tony Blair et David Blunkett, premier ministre et ministre de l’intérieur, en Grande-Bretagne) ont dès lors décidé d’appeler, prudemment, à une vigilance accrue de leurs concitoyens. Désireux de ne pas créer la panique, les responsables européens savent toutefois que les services spécialisés évoquent depuis longtemps le risque d’une attaque.

Un rapport confidentiel, intitulé "Document stratégique sur la menace terroriste", a été rédigé, le 5 juin, par un groupe d’experts des Quinze et communiqué aux ministres de l’intérieur. Il faisait état d’une menace "élevée" en Grande-Bretagne et en France, et citait aussi la Belgique, les Pays-Bas, l’Italie et l’Espagne, des pays où des cellules d’Al-Qaida ont été démantelées. Depuis, un rapport des renseignements généraux français a estimé que la Grande-Bretagne, l’Allemagne et la France seraient, dans l’ordre, les trois cibles privilégiées d’une attaque.

Lors de leur prochain conseil, les ministres de l’intérieur de l’Union vont, par conséquent, étudier la réforme de la "task force" antiterroriste constituée au sein d’Europol, l’Office européen de police. Ils devraient clarifier son fonctionnement et lui désigner un véritable patron. Certains spécialistes entendent néanmoins garder la tête froide. "En fait, personne ne sait vraiment ce qui peut se passer", a déclaré à l’AFP Marc Burgess, un spécialiste du Center for Defense Information, un centre d’études américain. "Je me demande si, face à une menace qui est réelle, les responsables de tous les services ne cherchent pas, aussi, à se couvrir en multipliant les mises en garde", analyse, à Bruxelles, un juge de l’antiterrorisme. Il souligne la relation, toujours ambiguë, des services spécialisés avec le monde politique et la magistrature, auxquels ils ne disent pas tout ce qu’ils savent, par crainte, notamment, de mettre à mal leurs réseaux d’informateurs.

AGENTS DORMANTS

C’est par trois canaux, en effet, que remontent les informations sur les activités potentielles des extrémistes islamistes : les écoutes téléphoniques, les informateurs et les repentis. Ces derniers sont une poignée en Europe. Couplées aux éléments découverts depuis un an dans le monde entier, leurs déclarations s’avèrent cruciales. Deux mille sept cents membres présumés d’Al-Qaida sont aujourd’hui emprisonnés dans le monde, et les témoignages de certains d’entre eux indiquent que l’Asie et l’Europe sont les principaux réservoirs de militants.

Des analyses chiffrent à deux cents ou trois cents le nombre des membres effectifs d’Al-Qaida en Europe, et cent cinquante sont sous les verrous. Il s’agirait des "cadres" de l’organisation, car le réseau posséderait aussi plusieurs centaines d’agents dormants, susceptibles de sommeiller des mois, voire des années, avant de passer à l’action. Ces réseaux ont souvent été installés par des membres éminents d’Al-Qaida : Mohammed Atta, le chef des pirates de l’air du 11 septembre 2001, ou Ayman Al-Zawahri, le numéro deux du mouvement.
Outre ces cellules, l’organisation de Ben Laden aurait infiltré et fédéré divers groupes ultras : les GIA algériens, le Takfir Wal-Hijra et Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC). Ces groupes seraient restés intacts depuis le 11 septembre 2001 et auraient renforcé leurs structures clandestines.
Cela complique la tâche des spécialistes, qui ne sont, en outre, pas tous au même niveau. Si la France est généralement citée en exemple pour sa lutte antiterroriste, l’Allemagne, où s’effectueraient les liaisons opérationnelles, et la Grande-Bretagne, base logistique, ont pris tardivement conscience du problème, tout comme la Belgique et les Pays-Bas. "Aujourd’hui, les spécialistes mettent aussi en évidence, dans leurs rapports, une réalité nouvelle : l’influence d’un certain nombre de mosquées dans le soutien matériel aux réseaux, l’aide ponctuelle apportée à ceux-ci par des immigrés et la connexion entre des groupes islamistes et la criminalité, notamment est-européenne", conclut un haut responsable européen.

Jean-Pierre Stroobants

Liste des sources identifiées :
 August Hanning, patron des services de renseignement extérieur allemands.
 Tom Ridge, responsable de la sécurité intérieure à la Maison-Blanche.
 Richard Myers, chef d’état-major interarmes des États-Unis.
 Ronald Noble, secrétaire général états-unien d’Interpol.
 Marc Burgess, spécialiste du Center for Defense Information.