Les responsables américains ont toujours été très discrets sur un aspect pourtant essentiel de la défense antimissile : sa faisabilité. Tel est cependant l’obstacle constant auquel se sont heurtés les différents projets envisagés et la mention discrète dans le NMD Act de 1999 d’un déploiement " aussitôt que la technologie le permet " est là pour le rappeler.
En réalité, faire de la défense antimissile un véritable projet technologique et militaire est, pour les Etats-Unis, un objectif secondaire au regard de son enjeu véritable en termes techniques et industriels. Depuis trente ans en effet, la DAM se définit avant tout comme une formidable manne financière pour les industriels américains et comme un programme de recherche destiné à construire, ou préserver, la supériorité technologique américaine dans des domaines jugés clés pour garantir la puissance des Etats-Unis.
La faisabilité : une question secondaire
La question de la faisabilité des projets de défense antimissile n’a jamais été au centre des débats sur le sujet. Et pour cause : aucun système d’interception intégrée n’a jamais prouvé son efficacité. C’est pourtant la condition pour que l’on quitte le terrain de l’idéologie, de la morale et de la politique et pour que la défense antimissile devienne un vrai projet militaire.
L’échec des programmes ambitieux signifie-t-il à l’inverse que les projets " limités " sont promis au succès ? Les Etats-Unis se plaisent à souligner que la technologie a évolué et qu’aujourd’hui, elle est au rendez-vous, sinon dans l’immédiat, du moins dans les années à venir, s’appuyant pour ce faire sur les succès qui ont pu être enregistrés en matière de défense de théâtre. D’où le choix d’une approche dite " incrémentielle " qui consiste à mettre au point les différentes parties du système de manière progressive et à accroître petit à petit leur sophistication. En réalité, le recours à cette notion masque mal un aveu très simple : nombre de technologies ne sont pas au rendez-vous en matière de défense antimissile.
Si les projets limités ne fonctionneront pas plus que leurs prédécesseurs, c’est parce que les technologies liées au principe de base sur lequel la défense antimissile repose depuis vingt ans aux Etats-Unis, le hit-to-kill, n’existent pas. Personne ne sait à ce jour garantir avec un taux de réussite suffisant, l’interception d’un missile à l’aide d’un autre missile qui viendrait le frapper directement. Et l’examen des différents essais d’interception réalisés par les Etats-Unis depuis vingt ans montre que leur taux de réussite, loin d’augmenter, diminue, malgré le recours à des cibles généralement coopératives. L’organe d’évaluation indépendant du Congrès, le General Accounting Office (GAO), avait montré en 1997 que " des 20 tentatives d’interception réalisées depuis le début des années 1980, seulement 6, soit 30 %, ont réussi ". Si l’on examine en particulier les essais réalisés en haute altitude, ce que vise la NMD, le taux de réussite chute à 14 %, avec deux succès sur 14 essais. Plus encore, le dernier succès dans ce domaine date de janvier 1991, les neuf dernières tentatives s’étant toutes soldées par des échecs. On rappellera encore que l’essai réalisé le 7 juillet dernier s’est heurté à un problème technique de base en matière de balistique : l’absence de séparation entre le missile tueur et son système de propulsion. Il a été révélé enfin en janvier 2000 que le " succès " de l’essai d’interception du mois d’octobre 1999 avait été obtenu dans des conditions pour le moins aléatoires : le véhicule tueur n’a reconnu le missile attaquant qu’incidemment puisque le seul élément qu’il avait identifié et pris pour le missile assaillant était le ballon qui accompagnait ce dernier. Ce n’est qu’une fois qu’il a orienté sa trajectoire vers ce ballon que le missile assaillant est entré dans son champ de vision et qu’il l’a reconnu.
Par ailleurs, limités ou ambitieux, tous les projets se heurtent au redoutable problème technique de la discrimination entre les leurres et le missile. Pour écarter ce problème, faute de solution technique, les Etats-Unis sont tentés de se tourner vers un système d’interception précoce, dans la phase d’accélération du missile, et non plus à mi-course, ce qui résout la question dans la mesure où les leurres sont soit inexistants soit grossiers. Dans une telle configuration cependant, la difficulté technique réside dans l’existence de capacités de détection très précoces des départs de missiles, c’est-à-dire dans le système de surveillance et d’alerte avancée satellitaire. Or, selon un rapport du GAO de février 2001 sur le programme SBIRS Low (24 satellites en orbite basse), qui remplirait cette fonction dans la NMD, la technologie n’est pas au point, en tout cas insuffisamment pour permettre le déploiement du système. Le GAO rappelle d’ailleurs qu’aucun des quatre systèmes étudiés pour le remplacement du système actuel de surveillance stratégique et d’alerte avancée (DSP), vieux de trente ans, n’a réussi. Le GAO recommande en conséquence de " développer un calendrier qui mette en place un coût, un calendrier et une performance plus réaliste et susceptible d’être atteinte ".
Le calendrier actuel de la DAM échappe en effet aux règles habituelles suivies par le Pentagone en matière d’essais. En particulier, s’agissant de la NMD, le Pentagone déroge à son principe traditionnel, qui veut qu’" on achète quand cela vole " (fly before you buy). Une telle démarche ne va pas sans susciter des débats internes au Pentagone comme l’a montré la publication, en 1998, d’un rapport très critique du Général Larry Welsh, ancien Chef d’État-major de l’US Air Force, qui déclarait qu’avec de telles méthodes, le projet allait " droit à l’échec ".
Maintenir la supériorité technologique des Etats-Unis : un objectif constant
La " stratégie générale " (grand strategy) des Etats-Unis est dictée par un unique objectif : préserver la supériorité technologique américaine, autrement dit le gap technologique qui existe actuellement en leur faveur. De fait, les enjeux technologiques du programme NMD sont considérables en raison du nombre important de technologies concernées : guidage pilotage, traitement du signal, missiles satellites, radar, laser, traitement de l’information... Plus encore, quasiment aucune de ces technologies n’est spécifique à la défense antimissile, de théâtre ou du territoire national, et toutes sont susceptibles de retombées très précieuses dans les domaines militaire et civil. Ces considérations expliquent sans doute que près de 20 % de l’augmentation des crédits militaires prévus sur la période 1999-2003 se soient portés sur le programme de NMD. L’extrême attention aujourd’hui portée par les Etats-Unis à l’espace relève également de cette analyse : c’est, aux yeux des responsables américains, là que se joue la capacité des Etats-Unis à préserver leur avance et c’est pourquoi le récent rapport Rumsfeld sur le sujet juge inéluctable la transformation de l’espace en terrain de confrontation et d’agression dans le futur et appelle à un accroissement et à une sanctuarisation des moyens budgétaires du Pentagone dans ce domaine.
Nul besoin de souligner les conséquences industrielles de premier plan qui découlent de ce rôle majeur de la défense antimissile dans la préservation de la supériorité technologique américaine. Quatre entreprises de première importance sont en l’occurrence concernées : Lockheed Martin, Boeing, Raytheon et TRW. Elles bénéficient de 60 % des crédits alloués par le Pentagone pour ce programme, ce qui a représenté en 1998 et 1999 2,2 milliards de dollars. Il serait faux d’expliquer la résurgence de la défense antimissile aux Etats-Unis par le rôle conjoint du lobby industriel et du complexe militaro-industriel. Il est néanmoins vrai que les industriels n’ont pas ménagé leurs efforts pour favoriser la NMD et qu’un système d’influence impliquant les congressistes, les industriels et les militaires existe sur ce programme dont le coût a été évalué entre 50 et 60 milliards de dollars par le GAO. Ce " triangle des intérêts " s’était révélé particulièrement efficace lors de l’IDS : en multipliant leurs implantations géographiques et leurs sous-traitants, les industriels avaient fait en sorte d’impliquer 42 Etats sur 50 par des contrats d’étude. L’effet d’inertie des programmes représente un autre facteur favorable au secteur industriel et explique en partie la continuité de l’effort de recherche en ce domaine.
Source : Assemblée nationale (France) : http://www.assemblee-nationale.fr
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