Les Etats-Unis soutiennent que la NMD, ne visant que les rogue states, n’aura pas de conséquences globales. Rien n’est moins certain. Tandis qu’on ne peut exclure, contrairement à ce qu’affirment les républicains du Congrès, qu’elle pousse ces pays à une fuite en avant dans la prolifération, le seul discours sur la défense antimissile est porteur de risques plus larges sur les équilibres régionaux et la reprise de la course aux armements.
Les réactions de la Russie et de la Chine aux projets américains sont les deux inconnues principales. Certes, elles ont d’ores et déjà fait entendre leur opposition à ces projets d’une voix forte. Mais, au-delà de la rhétorique, quelles peuvent être les conséquences réelles des projets américains sur leur politique militaire et de sécurité ?
· En tant que partie au traité ABM, et par conséquent concernée au premier chef par les projets américains, la Russie a très tôt fait connaître son opposition au projet, sans refuser toutefois de se prêter au jeu des discussions régulières avec les Etats-Unis sur les modifications que ces derniers souhaitent apporter au traité ABM. L’attitude russe était largement prévisible : sans mettre nullement en cause la dissuasion russe, les projets américains sonneraient le glas de la parité stratégique entre les deux pays. Tel est d’ailleurs l’objectif officiel des Etats-Unis, qui contestent ce qu’ils considèrent être un concept suranné hérité de la guerre froide : comme le soulignait le récent rapport du Conseil national du renseignement américain, Tendances globales pour 2015, la Russie n’est plus une menace. Elle doit par conséquent, aux yeux des responsables américains, cesser d’être un partenaire spécial pour devenir un partenaire parmi d’autres. Ce qui est en jeu, en définitive, n’est ni plus ni moins que le statut de la Russie dans l’équation stratégique globale.
Par ses récentes propositions aux Européens sur la mise en place d’un système commun de défense de théâtre, la Russie entend apporter un démenti à ce constat et prouver qu’elle reste, comme les Etats-Unis, dotée d’un pouvoir d’initiative en matière stratégique. De même, en négatif, ses menaces de se retirer de l’ensemble des traités de désarmement en cas de retrait unilatéral du traité ABM par les Etats-Unis soulignent qu’elle reste encore un partenaire de premier plan. Certes, les Européens sont, beaucoup plus que les Etats-Unis, sensibles à ces arguments, pour des raisons géographiques évidentes. Les Américains parient quant à eux soit sur un déclin mécanique des vecteurs stratégiques russes du fait de la situation économique difficile du pays soit sur une réduction inéluctable de ses vecteurs dès lors qu’eux-mêmes désarmeraient unilatéralement. La Russie n’est cependant pas dénuée de moyens d’infléchir les Etats-Unis : un haut dignitaire russe n’a-t-il pas récemment évoqué la possibilité pour les Russes de déployer des missiles intermédiaires, revenant par conséquent sur ses engagements dans le traité sur les forces nucléaires intermédiaires (FNI). Man_uvre dilatoire ? Peut-être. Mais il s’agit là d’un pari trop risqué qui reviendrait soit à pousser l’Europe dans une course aux armements, soit à la contraindre à se ranger sous un système antimissile américain. Une telle alternative, outre qu’elle ramènerait le continent européen cinquante ans en arrière, serait en totale contradiction avec l’émergence actuelle d’un pôle européen sur la scène internationale, dont la Russie est un partenaire majeur. Ce scénario souligne toutefois que la Russie a les moyens de déclencher une course aux armements en Europe.
· La Chine est dans une situation très différente de la Russie en matière de défense antimissile puisque la mise en place de défenses antimissiles remettrait en cause sa dissuasion : un déploiement, aujourd’hui, de la NMD, même dans la configuration limitée prévue par Clinton, annihilerait les capacités nucléaires chinoises. Sans parler en outre du fait que la Chine verrait également très mal la réactivation ou le développement de défenses antimissiles russes qui pourrait s’ensuivre.
L’élément déterminant de l’attitude chinoise doit toutefois être cherché ailleurs : ce qui dicte aujourd’hui l’attitude de la Chine sur la défense antimissile (MD), c’est l’éventuelle association de Taiwan au système de défense antimissile américain. A cet égard, la continuité explicite entre les défenses territoriales et les défenses de théâtre récemment affichée par les Etats-Unis n’est pas fait pour la rassurer. En termes politiques tout d’abord, un tel système impliquerait une coopération très étroite avec les Etats-Unis et Taiwan et favoriserait l’accession de Taiwan à des moyens de renseignement qui renforcerait les tendances indépendantistes de l’île. En termes stratégiques, la mise en place d’une TMD à Taiwan serait, vu la configuration des lieux, une défense du territoire, et non une défense de théâtre. Dans le cas chinois, les deux projets de NMD et TMD se mêlent donc étroitement : les Etats-Unis veulent fournir une défense de théâtre à Taiwan afin qu’elle puisse se défendre contre une éventuelle agression de la Chine populaire : ils veulent également être en mesure de peser sur un affrontement à propos de Taiwan, ce qui implique pour eux de préserver leur territoire d’éventuelles représailles nucléaires. C’est pourquoi la Chine voit dans les systèmes de théâtre proposés à Taiwan " l’avant-garde de la NMD ", ainsi qu’elle le soulignait le 6 mars 2001 en protestant contre le projet de vente d’un système de défense antiaérienne Aegis à Taiwan par les Etats-Unis.
L’importance de l’enjeu pour la Chine rend tout à fait crédibles ses menaces de développer son arsenal nucléaire en représailles. A ce discours, les Etats-Unis objectent que, de toute façon, la Chine est lancée dans un double mouvement d’accroissement et de modernisation de son arsenal nucléaire. En fait, deux hypothèses s’affrontent : d’un côté, la MD pourrait accroître le rythme de cette modernisation ; de l’autre, même si la Chine a repris la rhétorique très dure de l’URSS sur les questions stratégiques, il serait prématuré d’en conclure à une même volonté de se lancer dans une course militaire et technologique avec les Etats-Unis. La Chine du XXIème siècle n’est pas la Russie du XXème siècle : la Chine et les Etats-Unis sont engagés dans une relation commerciale aux enjeux énormes, que chacun tient à préserver. Il n’en reste pas moins toutefois que le martèlement américain sur la NMD est susceptible de favoriser les tendances radicales au sein de l’appareil chinois et de renforcer un discours très extrémiste. Et les voisins de la Chine pourraient en tirer argument dans le développement de leurs propres forces : un effet domino, notamment en Asie du Sud, est ainsi à craindre.
Plus largement, c’est l’ensemble de l’équilibre stratégique régional de l’Asie qui pourrait être bouleversé par l’introduction de la MD dans cette partie du monde. Le récent soutien apporté aux projets américains par le président sud-coréen Kim Dae-Jung n’est ainsi pas de nature à favoriser le rapprochement avec la Corée du Nord, plus encore dans un contexte de durcissement de la politique américaine à l’égard de ce pays. Quant au Japon, il est, pour sa part, associé aux recherches sur la défense de théâtre. Il reste néanmoins partagé entre un attrait pour la défense, possible substitut à la garantie nucléaire américaine, et le souci de préserver les équilibres régionaux. Enfin l’Inde ne manquerait pas de développer son potentiel nucléaire et balistique si la Chine accélérait en ce domaine. On pourrait par contrecoup craindre un effet analogue de la part du Pakistan. En Asie par conséquent, le risque n’est pas mince d’assister à une auto-validation de la NMD avant même qu’elle ne soit en place, dans la mesure où la dimension rhétorique du projet exacerbe les tensions déjà existantes.
· Au-delà de ces risques directs sur la course aux armements, les projets de défense antimissile font peser un risque indirect sur le désarmement et la non-prolifération. Si la DAM se traduisait par des réductions unilatérales de l’arsenal nucléaire américain, elle pourrait affaiblir le processus multilatéral de désarmement nucléaire. Par ailleurs, l’opposition conjointe et simultanée de la Chine et de la Russie sur la défense antimissile, même si elle repose sur des ressorts totalement différents, est de nature à faire naître un front commun préjudiciable à la lutte contre la prolifération des armes de destruction massive. A l’heure où des négociations extrêmement importantes et laborieuses sont en cours en matière biologique ou nucléaire il n’est pas exagéré de craindre un blocage généralisé des régimes de lutte contre la prolifération et de voir dans la MD un vecteur potentiel de déconstruction des régimes internationaux de désarmement.
Source : Assemblée nationale (France) : http://www.assemblee-nationale.fr
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