Lors de sa réunion du 27 mars 2001, la commission a entendu une communication de M. Paul Quilès, Président, sur les projets américains de défense antimissile.

Evoquant les raisons qui l’avaient conduit à proposer à la Commission de débattre sur les projets américains de défense contre les missiles balistiques, le Président Paul Quilès a évoqué la profusion de déclarations sur ce thème, venant aussi bien du nouveau Secrétaire d’Etat à la Défense, M. Donald Rumsfeld, que du Secrétaire général de l’OTAN ou même des partenaires européens de la France, anglais et allemands notamment. Soulignant l’impression de confusion qui pouvait se dégager de ces déclarations, il a estimé qu’elle était liée au fait que les nouveaux projets de l’administration Bush n’étaient pas encore connus, celle-ci s’étant, pour le moment, seulement démarquée de la Présidence Clinton en bannissant l’appellation de National Missile Defense (NMD) au profit de celle de Missile Defense (MD), censée refléter l’unité des projets américains en ce domaine, qu’il s’agisse de défense de théâtre ou de défense du territoire. Il a jugé que le fait le plus frappant aujourd’hui résidait avant tout dans la très forte volonté politique affichée par les Etats-Unis de mettre en place ces systèmes de défense et a cité, sur ce point, l’actuel vice-président américain M. Dick Cheney, qui déclarait, le 5 mars dernier : " nous sommes disposés à aller de manière aussi agressive que possible vers le développement de défenses antibalistiques ". Il a alors souligné le paradoxe de la situation actuelle, caractérisée par des projets très flous sur lesquels se multiplient les prises de position et les déclarations les plus volontaristes. Les Etats-Unis veulent très clairement envoyer un message fort au monde : ils mettront en place des défenses antimissiles, quoi qu’il arrive. Le Président Paul Quilès a cité à ce propos une phrase souvent répétée aujourd’hui : " La question pertinente n’est pas de savoir si les Etats-Unis feront la défense antimissile, mais quand et comment ils la feront ".

Le Président Paul Quilès a jugé que cette formule contestable s’apparentait à un slogan.

Il a d’abord rappelé que les Etats-Unis envisageaient de mettre en place des défenses antimissiles depuis plus de quarante ans, c’est-à-dire depuis que le sol américain était vulnérable aux missiles intercontinentaux. Tous les Présidents américains ont ainsi associé leur nom à un projet, plus ou moins ambitieux : Kennedy et Nike-Zeus, Johnson et Sentinel, Nixon et Safeguard, Reagan et l’Initiative de Défense stratégique, Bush et GPALS et, dernier en date, Clinton et la NMD. Pour déterminé qu’il soit, le discours de l’administration actuelle sur le sujet doit donc être replacé dans son contexte historique. Soulignant qu’il s’agissait aujourd’hui d’un " remake " des précédents projets, le Président Paul Quilès a insisté sur le fait que le Président Bush n’était pas le premier à présenter la défense antimissile comme inéluctable et qu’il suffisait de relire les déclarations du Président Reagan en 1983 pour se convaincre que ce discours avait un air de déjà vu.

Comment expliquer, dès lors, qu’aucun des systèmes envisagés n’ait abouti ? Pourquoi chaque Président nouvellement élu a-t-il systématiquement remis en cause les projets de son prédécesseur, comme le fait aujourd’hui le Président Bush, tout en affirmant que la menace balistique pendait comme une épée de Damoclès sur le peuple américain ? Le Président Paul Quilès a estimé que la réponse à ces questions résidait dans la véritable nature de la défense antimissile aux Etats-Unis. Il a souligné à quel point l’histoire de ce concept montrait qu’il s’agissait d’un projet de nature idéologique beaucoup plus que militaire, ce qui invalidait l’idée actuelle d’une fatalité de la défense antimissile. Si le thème de la défense antimissile hante le débat stratégique américain depuis si longtemps, c’est parce qu’il touche à l’un des mythes fondateurs de la nation américaine, celui de l’invulnérabilité. Contrairement aux Européens, habitués par leur histoire et leur géographie à vivre dans une relative insécurité, les Américains n’acceptent pas l’idée que leur pays, sorte de nouvelle terre promise, soit sous la menace d’une agression externe. Le Président Paul Quilès a fait observer que ce thème, traditionnel, était d’autant plus porteur qu’il rejoignait un concept très en vogue aux Etats-Unis : celui du " zéro mort ". Il a noté que, d’une certaine façon, la défense antimissile revenait à appliquer la doctrine du " zéro mort " aux populations civiles américaines. Il a relié cette doctrine au discours actuel des Etats-Unis, déjà entendu sous Reagan, selon lequel il fallait marginaliser la dissuasion nucléaire au profit de la défense pour protéger le territoire national : il serait en quelque sorte immoral de sacrifier des vies américaines, même si l’assaillant est, de toute façon, rayé de la carte, quand on peut à la fois prévenir l’attaque tout en faisant peser un risque vital sur l’agresseur.

Le Président Paul Quilès a fait valoir qu’un deuxième mythe pouvait contribuer à expliquer cette inlassable quête de la défense antimissile aux Etats-Unis : celui de la nouvelle frontière chère au Président Kennedy, cette idée proprement américaine qu’existent toujours de nouveaux espaces à conquérir. En l’occurrence, la frontière est technologique, l’enjeu étant de maîtriser, notamment, la technique de l’interception directe, le " hit-to-kill ". Et, si les Etats-Unis sont persuadés de réussir, c’est, là encore, en vertu de considérations morales : ils jugent qu’ils auront la force de vaincre les difficultés techniques puisqu’ils mènent un combat contre le mal, aujourd’hui incarné par les " rogue states ", ces Etats " parias ", ces Etats " voyous " qui se refusent à respecter les règles du jeu international. Le Président Paul Quilès a souligné que ce terme, d’ailleurs difficilement traduisible en français, relevait essentiellement du slogan politique et idéologique et qu’il instituait une catégorie fourre-tout, d’autant plus pratique qu’elle dispensait de toute analyse stratégique sérieuse. Il a observé qu’à deux ou trois exceptions près - la Corée du Nord, l’Irak ... -, l’usage du terme " rogue states " évitait de désigner nommément l’adversaire.

Le Président Paul Quilès a par ailleurs expliqué que la Missile Defense, thème politique et enjeu idéologique, n’était pas un programme militaire digne de ce nom, faute d’une technologie au point. Il a rappelé qu’aucun système d’interception intégrée n’avait jamais prouvé son efficacité. Il a insisté sur le fait que les projets américains de défense antimissile étaient virtuels puisqu’il n’existait pas de système à déployer, la technique n’offrant pas de solution praticable. Il a dit sa conviction que, bien qu’animée du même sentiment messianique que ses prédécesseurs, l’administration républicaine au pouvoir risquait fort de suivre l’exemple des Présidents Reagan et Bush en matière de défense antimissile : en parler beaucoup, dépenser beaucoup - plus de 60 milliards de dollars depuis 1983 - et ne rien déployer. A cet égard, il a rappelé que la défense antimissile alimentait des flux financiers massifs dans des domaines jugés clés pour le maintien de la supériorité technologique américaine et qu’elle permettait, au passage, d’apporter une formidable manne financière aux industriels américains. Lockheed Martin, Boeing, Raytheon et TRW ont ainsi bénéficié de 2,2 milliards de dollars en 1998 et 1999 au titre du seul programme NMD.

Dans ces conditions, pourquoi s’appesantir sur un projet virtuel, qui répond d’abord à des préoccupations de politique intérieure américaine ? Pourquoi se préoccuper d’un projet qui concerne la sécurité des Etats-Unis et relève par conséquent de leur décision souveraine ? Le Président Paul Quilès a jugé que la réponse à ces questions pouvait être trouvée dans ce qu’il a appelé le paradoxe de la défense antimissile : il s’agit certes d’un projet virtuel, mais dont les conséquences sont, elles, bien réelles, immédiates et globales, d’autant plus que le glissement sémantique entre NMD et MD tend à accréditer l’idée que les Etats-Unis entendent lier les systèmes de protection de leur territoire national à ceux qui auraient pour fonction de défendre telle ou telle zone, en Asie par exemple.

S’interrogeant sur les risques liés aux projets américains, le Président Paul Quilès a d’abord évoqué celui d’une reprise de la course aux armements. Il a estimé que, de ce point de vue, le risque le plus préoccupant se situait en Asie, plus encore si Taïwan et la Corée du Sud étaient associées à la mise en place de systèmes de théâtre. Il a relevé que la Chine pourrait, en cas de mise en place d’une défense antimissile aux Etats-Unis, craindre une neutralisation de sa force de dissuasion et décider d’accélérer en conséquence le développement et la modernisation de cette force. L’Inde ne manquerait pas alors de réagir, et avec elle le Pakistan sans qu’il soit possible de savoir où s’arrêterait cet effet de domino. A cet égard, le Président Paul Quilès a jugé qu’on ne pouvait exclure que l’Iran, d’ailleurs directement visé par les projets américains, adopte la même attitude, entraînant le Moyen-Orient dans cette spirale.

Evoquant ensuite les risques liés à la réaction russe, il a rappelé que la Russie avait fait savoir que, si la défense antimissile se traduisait par une violation du traité ABM de la part des Etats-Unis, elle se considérerait comme déliée de ses engagements en matière de désarmement. Elle pourrait par conséquent revenir au MIRVage de ses missiles balistiques, voire redéployer des missiles de portée intermédiaire.

Il a ajouté qu’en l’absence d’une relation sereine entre Etats-Unis, Russie et Chine, c’était l’ensemble des mécanismes juridiques de désarmement et de lutte contre la prolifération qui serait menacé de blocage ou de remise en cause. Pour toutes ces raisons, il a jugé que la défense antimissile était porteuse d’un risque de déstabilisation, globale et régionale, majeur.

Abordant enfin la question des relations transatlantiques, fondées sur la dissuasion nucléaire, il a estimé qu’elles seraient également ébranlées par les projets américains, qui relèvent d’une tout autre logique que les programmes de défense antimissile de théâtre dans lesquels les Européens sont d’ores et déjà engagés pour protéger leurs forces à l’extérieur. Il a fait valoir en outre qu’au sein d’une Europe qui entreprend de se doter de capacités militaires de projection, la défense antimissile pourrait représenter un sujet de divergence peu compatible avec la cohésion que suppose un tel projet. Il a relevé, à cet égard, que les déclarations des dirigeants, notamment britanniques, allemands et français, donnaient l’impression que l’unité de vue entre ces pays n’était pas totale.

Le Président Paul Quilès a estimé qu’il y avait donc urgence, non à prendre position sur un projet qui n’est pas encore défini, contrairement à ce que les Etats-Unis peuvent laisser croire, mais à ouvrir un débat qui permette d’en revenir aux réalités et de répondre aux questions, nombreuses et fondamentales, que soulève la volonté américaine déclarée de construire un système de défense antibalistique : existe-t-il des raisons sérieuses d’en finir avec la parité stratégique entre la Russie et les Etats-Unis, au profit d’un pari stratégique voulu par les seuls Américains ? Faut-il développer les systèmes de défense au détriment de la dissuasion nucléaire, sous prétexte que celle-ci pourrait ne pas fonctionner contre certains Etats ? La réponse à la dissémination des armes de destruction massive réside-t-elle, comme les Etats-Unis l’affirment, dans la contre-prolifération, c’est-à-dire dans des solutions militaires, au détriment de solutions diplomatiques, négociées dans des cadres multilatéraux ?

Le Président Paul Quilès a estimé que le débat devait avoir lieu en France d’abord, pays qui a, jusqu’à présent, témoigné de son attachement au système multilatéral de désarmement et de non-prolifération dont il est un acteur actif et éminent. Il a rappelé que cet attachement ne devait rien à une attitude passéiste qui se refuserait à regarder en face la réalité stratégique de l’après-guerre froide mais qu’il était fondé sur le constat que, globalement, les dispositifs internationaux de désarmement et de non-prolifération avaient bien fonctionné. Il a ajouté que seule l’apparition d’éventuelles menaces balistiques qui pèseraient sur notre pays devrait conduire la France à s’orienter vers davantage de défense pour la protection de son territoire.

Jugeant ensuite que le débat sur les questions soulevées par les projets américains de défense antimissile devait également avoir lieu entre Européens, il a fait valoir que la cohésion des pays de l’Union européenne était plus que souhaitable, nécessaire pour atteindre l’objectif qu’ils s’étaient fixé de constituer des capacités autonomes d’intervention militaire. Il a considéré qu’il était dès lors essentiel que les initiatives américaines ne viennent pas ouvrir une brèche au sein de l’Union européenne ni briser la dynamique de rééquilibrage de la relation transatlantique qui se dessinait actuellement. Il a jugé qu’une telle éventualité porterait préjudice à la construction européenne et nuirait directement aux intérêts européens, notre continent ayant besoin de la stabilité stratégique, comme en témoigne d’ailleurs la construction d’une capacité destinée à y contribuer. Rappelant que le système actuel des relations entre les puissances nucléaires garantissait cette stabilité, il s’est demandé en revanche si les projets des Etats-Unis répondraient de la même manière aux intérêts européens de sécurité.

Il a ajouté qu’il s’agissait bien évidemment d’une question dont les Européens devaient également débattre avec les Etats-Unis. Soulignant que les Européens voulaient un allié fiable et prévisible, il a observé que les Etats-Unis semblaient se tourner vers une logique de flexibilité, qui pouvait les conduire à modifier unilatéralement l’équilibre entre défense et dissuasion. Il a alors jugé que cette orientation était incompatible, non seulement avec la stabilité, mais également avec la prévisibilité que souhaitait l’Europe. Par ailleurs, dans la mesure où les Etats-Unis voulaient développer des défenses antimissiles pour intervenir où ils veulent, quand ils le veulent, un accord qui lierait les Européens à ces défenses antimissiles risquerait de les impliquer dans des actions armées entreprises par leur allié américain, même lorsqu’ils jugeraient ces actions injustifiées.

Le Président Paul Quilès a enfin souligné la nécessité de débattre avec la Russie. L’avenir de la relation entre Europe et Russie se définit en termes de coopération et de confiance. Or, quand les Russes, tout en critiquant sévèrement les projets américains et en menaçant de se retirer de tous les traités de désarmement, proposent aux Européens une défense antimissile commune, ils donnent l’impression de vouloir établir avec eux une relation à la fois ambiguë et opaque.

Soulignant que l’heure était, en matière de défense antimissile, non aux décisions, mais au débat, le Président Paul Quilès a estimé nécessaire de se détacher des discours officiels pour revenir à la véritable nature des propositions américaines et à leurs conséquences internationales potentielles.

Il a jugé que le débat sur la défense antimissile ne devait pas être considéré comme un risque pour la cohésion européenne ni pour le lien transatlantique mais qu’il représentait au contraire une occasion pour les Européens de rappeler leur attachement à une approche multilatérale des problèmes internationaux et de réaffirmer leur triple engagement en faveur du désarmement, de la non-prolifération et d’une meilleure prise en charge militaire de leur propre sécurité.

Après avoir remercié le Président Quilès d’avoir posé le problème en termes stratégiques et politiques, M. Robert Gaïa a fait part de ses interrogations.

Il s’est d’abord demandé si les Américains, qui considèrent avoir contribué à l’effondrement de l’URSS en lui imposant la charge financière de la course aux armements consécutive à l’Initiative de Défense stratégique du Président Reagan, n’adoptaient pas aujourd’hui une démarche analogue à l’égard de la Chine dont ils souhaiteraient freiner la montée en puissance. Il s’est également interrogé sur leur volonté de ralentir la constitution de l’Europe de la défense en obligeant les Européens à se lancer dans des programmes antibalistiques difficilement supportables par leurs budgets militaires.

M. Robert Gaïa a également demandé si la mise en _uvre du projet de défense antimissile aurait des conséquences sur le statut des membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU qui sont également les cinq puissances nucléaires reconnues. Il a par ailleurs fait remarquer qu’un système de défense antimissile de théâtre pouvait être étendu pour remplir des fonctions de défense de zone, voire de défense nationale de petits territoires. Il s’est enfin déclaré préoccupé par les projets américains dont il a estimé qu’ils tournaient le dos à l’équilibre de la dissuasion et au désarmement.

Remerciant le Président Paul Quilès d’avoir engagé le débat sur les projets américains de défense antibalistique, M. Loïc Bouvard a attiré l’attention de la Commission sur l’unanimité régnant aux Etats-Unis en faveur de cette défense, même si de rares voix dissonantes émettent des doutes sur sa faisabilité. Evoquant ses échanges de vues avec de nombreux responsables politiques et experts américains, dans le cadre notamment des activités de l’Assemblée parlementaire de l’OTAN, il a souligné leur confiance dans les capacités technologiques et industrielles de leur pays et relevé en particulier leur attitude dominatrice qui témoignait de la situation d’hyperpuissance où se trouvaient à présent les Etats-Unis. Les Américains s’étonneraient presque qu’on puisse contester leur volonté de détenir un système qui les rendrait invulnérables et estiment que l’Europe devrait être satisfaite d’avoir un allié aussi puissant. M. Loïc Bouvard a souligné que la logique américaine pouvait se résumer en une formule qu’il a entendu prononcer : " Nous, Américains, bâtirons la défense antimissile que vous le vouliez ou non. L’Europe doit choisir entre monter dans le train ou rester sur le quai. "

M. Loïc Bouvard a par ailleurs jugé que c’étaient moins les " Etats voyous " (rogue states) que la Chine qui étaient concernés par la défense antimissile, les Etats-Unis la considérant comme la grande puissance concurrente du XXIème siècle. Quant à la Russie, elle est presque tenue pour une quantité négligeable. Elle est jugée exsangue et n’est plus considérée comme l’héritière de l’URSS.

Enfin, M. Loïc Bouvard a estimé que les Etats-Unis ne souhaitaient pas rééquilibrer l’Alliance atlantique en faveur de l’Europe, remarquant à ce propos qu’ils refusaient toute concertation européenne (caucus) au sein de l’OTAN. Il les a jugés hostiles au projet de force européenne comme à l’idée de pilier européen de l’Alliance. Regrettant que les Britanniques et peut-être les Allemands privilégient trop souvent l’alliance américaine, il a exprimé la crainte d’un isolement de la France. Il s’est par ailleurs déclaré en accord avec la caractérisation de la défense antimissile comme un projet virtuel aux conséquences réelles et préoccupantes, jugeant que la course aux armements qu’elle était de nature à déclencher pouvait alimenter de nouveaux risques de guerre. Tout en estimant qu’il s’agissait de l’option politique la plus favorable pour l’Europe et pour la paix, il a néanmoins exprimé un certain scepticisme à l’égard des efforts des Européens pour s’unir dans le domaine de la défense et engager un dialogue constructif avec la Russie.

Rappelant qu’il ne restait rien au début du XXIème siècle d’un empire britannique qui se sentait invulnérable en 1900, il a souligné que la puissance américaine ne manquerait pas, elle aussi, d’être diminuée sur le long terme.

Félicitant le Président Paul Quilès pour son analyse très complète, M. René Galy-Dejean a également considéré que ce qui apparaît comme un projet virtuel pouvait avoir des conséquences gravissimes.

Observant que les Etats-Unis avaient fait leur deuil du système d’équilibre établi par les accords de désarmement, il a jugé qu’une nouvelle course aux armements ne les effrayait pas. Il a estimé que leur attitude très égoïste et peu soucieuse des intérêts de la communauté internationale se ramenait à la formule " ce qui est bon pour les Etats-Unis est bon pour le monde ".

Cherchant à hiérarchiser les différents motifs qui inspiraient l’attitude américaine, M. René Galy-Dejean s’est ensuite demandé si elle n’était pas en grande partie dictée par des intérêts économiques et commerciaux. Il a relevé à ce propos que la disparition du terme " nationale " dans l’expression " défense antimissile " sous-entendait une utilisation de théâtre, c’est-à-dire sur une zone plus réduite. Or, Taïwan est une petite île de même que la Corée du Sud ou Israël sont des alliés menacés dont les dimensions rappellent des théâtres d’opérations. Il s’agit en outre des trois principaux " clients " potentiellement intéressés par ce genre de produits.

Cette logique de marchands d’armes, qui par ailleurs présentent leur projet comme strictement défensif, devrait inciter l’Europe à poursuivre ses propres efforts de recherche et d’investissement notamment dans le domaine des systèmes antimissiles comme l’ASTER. Il a à cet égard évoqué la possibilité pour les Etats-Unis de réussir des ruptures innovantes dans le développement technologique grâce aux montants considérables investis dans la recherche pour les besoins des programmes antibalistiques. Il a alors jugé que, face à cette éventualité, il était essentiel que l’Europe ne relâche pas son propre effort de recherche dans les technologies militaires de pointe.

M. Antoine Carré a considéré que le débat pouvait donner lieu à une grande dissertation de type philosophique articulée en thèse, antithèse et synthèse. Il a souligné que sur chacun des volets du sujet, ce principe d’examen pouvait s’appliquer et notamment à la faisabilité technique de la défense antimissile, au risque de course aux armements ou à la valeur respective de la dissuasion et de la défense. Il a ajouté que, pour les Européens, l’essentiel était de déterminer les moyens d’action dont ils pouvaient disposer pour empêcher que les projets américains ne portent préjudice à la politique européenne de défense en construction.

M. Arthur Paecht s’est déclaré d’accord avec les réflexions présentées par le Président Paul Quilès tout en soulignant qu’il était concevable qu’en la matière, eu égard à la complexité du sujet, chacun puisse exprimer ses propres nuances. Il a souligné qu’en matière de politique intérieure, le projet de défense antibalistique constituait déjà pour les Américains un réel succès, ajoutant qu’il ne pouvait leur être reproché de poursuivre une politique militaire fondée sur leurs seuls intérêts nationaux, à l’instar de la France lorsqu’elle a constitué sa force de dissuasion. Au sujet des possibilités technologiques de réalisation du projet, il a considéré que son état virtuel pouvait être plus ou moins rapidement dépassé avec suffisamment d’argent et de temps. M. Arthur Paecht a par ailleurs évoqué l’importance des aspects économiques du projet dont les retombées pouvaient concerner un grand nombre de domaines différents, eu égard au montant considérable (60 milliards de dollars depuis 1983) des crédits destinés à financer les études et développement. Abordant ensuite l’aspect stratégique du projet, il a insisté sur la réalité des menaces notamment balistiques, dirigées contre les Etats-Unis mais aussi contre l’Europe, et pour lesquelles la dissuasion nucléaire s’avère inefficace. Il a ensuite observé que si la puissance de la Russie pouvait peut-être être minorée par les Américains, elle gardait toujours une importance certaine pour les Européens. Puis il a regretté que, dans le débat qui s’est instauré, les Etats-Unis, la Russie et la Chine existent bien chacun comme des acteurs à part entière alors qu’il n’en va pas de même encore pour l’Europe. A cet égard, il s’est interrogé sur le contenu de l’expression " Nous, les Européens " en doutant que ce " Nous " rassemble la majeure partie des grands pays de l’Union européenne. Enfin, M. Arthur Paecht a considéré que la proposition adressée par la Russie aux Européens de bâtir conjointement un système antimissile ne pouvait pas être écartée a priori sans examen sérieux dès lors qu’elle constituait, à ce jour, la seule solution imaginable de substitution à un projet purement américain.

M. Guy-Michel Chauveau a fait remarquer que le débat engagé depuis 1998 sur le projet de NMD s’était encore quelque peu compliqué depuis l’élection présidentielle américaine mais qu’il avait déjà eu pour effet de mettre en question les grands traités de désarmement conclus dans les décennies 1970, 1980 puis surtout 1990. A cet égard, il a rappelé l’importance du traité de non-prolifération, du traité ABM ainsi que du traité d’interdiction complète des essais nucléaires (TICE) dont la Russie a d’ores et déjà menacé de se retirer.

Il s’est ensuite interrogé sur l’intérêt pour les pays européens de se rapprocher, sur ces questions, des pays traditionnellement considérés comme non alignés. M. Guy-Michel Chauveau, se référant au récent rapport d’information sur la prolifération des armes de destruction massive et de leurs vecteurs qu’il a établi avec MM. Pierre Lellouche et Aloyse Warhouver, a par ailleurs considéré que des hypothèses comme celle d’une forte relance de la course aux armements en Asie, allant jusqu’à entraîner la nucléarisation du Japon, n’étaient plus à exclure. Au regard des conséquences qu’il a qualifiées de lourdes des projets de défense antibalistique, il a jugé que l’Union européenne devait définir une position commune sans négliger la discussion avec son partenaire naturel qu’était la Russie.

En réponse aux différents intervenants, le Président Paul Quilès a souligné la nécessité de distinguer les notions de défense antibalistique de théâtre et de défense antibalistique générale, tout en précisant qu’un système dit de théâtre pouvait dans certains contextes avoir des conséquences de portée stratégique. Il a ajouté qu’en matière d’interception précoce, les notions de défense de théâtre et de défense de territoire se trouvaient d’ailleurs largement confondues. Puis, évoquant la composante spatiale des projets de défense antibalistique, il a insisté sur le risque de remise en cause des accords de démilitarisation de l’espace. Abordant la question de l’intérêt, notamment industriel, de l’Europe à s’associer d’une quelconque façon au projet américain, le Président Paul Quilès s’est interrogé, dans une telle hypothèse, sur la capacité de l’opinion à supporter la charge financière qui en découlerait. Il a alors souligné que les résultats tangibles obtenus par les Américains ne semblaient pas à la hauteur des efforts engagés, comme tendaient à le montrer les récentes observations du General Accounting Office (GAO) qui a notamment révélé que, depuis 1980, 6 interceptions seulement avaient été réussies sur 20 tentatives, le dernier succès rencontré dans l’interception en haute altitude datant de janvier 1991.

Enfin, le Président Paul Quilès a considéré que tout débat sérieux devait d’abord porter sur la réalité des menaces considérées, en les identifiant clairement, en les analysant, et en étudiant quelles réponses, non exclusivement militaires, pouvaient leur être opposées. Il a souligné à cet égard qu’au titre des traités sur le désarmement, plus de 6 000 missiles balistiques intercontinentaux avaient été détruits alors qu’aucun essai véritablement concluant n’avait pu être réussi dans le cadre des programmes de défense antimissile.

La Commission a ensuite nommé M. Paul Quilès rapporteur d’information sur les projets américains de défense antimissile.


Source : Assemblée nationale (France) : http://www.assemblee-nationale.fr