Je ne chercherai pas à prendre parti pour l’un ou l’autre des points de vue défendus par les deux intervenants américains, mais plutôt à analyser la cohérence interne du projet actuel d’un point de vue extérieur.
1. Le programme NMD défini par l’administration Clinton est cohérent avec une évaluation pessimiste de la menace balistique.
Le fait d’accorder une importance particulière à la menace balistique - de considérer le tir d’un missile balistique sur le territoire américain comme insupportable - est un choix politique qui n’appartient qu’au gouvernement américain, et sur lequel je me garderai bien de me prononcer.
En tout état de cause, ce n’est pas un choix absurde. En effet, c’est une menace vis-à-vis de laquelle les opinions publiques sont particulièrement sensibles. C’est également la seule menace contre laquelle il n’y ait actuellement aucun programme de défense en cours aux Etats-Unis.
Or plusieurs pays ont entrepris ou envisagent des programmes de missiles balistiques de portée très supérieure à 1.000 kilomètres. Ces programmes ne peuvent s’expliquer entièrement par une volonté de suprématie régionale. Il est vrai que le missile balistique à longue portée est attractif à plus d’un titre : comme instrument symbolique de pouvoir, comme monnaie d’échange, comme moyen d’accès à l’espace… et comme instrument de chantage en temps de crise. La possibilité qu’un acteur régional dispose de missiles de portée intercontinentale en 2010-2015 peut être considérée comme non négligeable. (Je relève toutefois que l’analyse américaine tend à être pessimiste. En outre, elle ne prend en compte que les capacités d’un petit nombre d’Etats, et n’est pas exempte de contradictions : si l’on ne prend en compte que les capacités, pourquoi ne pas ajouter l’Inde à la liste des pays non alliés des Etats-Unis pouvant atteindre, d’ici 15 ans, le territoire américain ?)
En outre, je ne crois pas à l’argument selon lequel la NMD est inutile parce qu’elle peut être « contournée » par le terrorisme NBC. D’abord, ce n’est pas parce qu’un risque existe qu’il ne faut pas se protéger contre un autre risque (or les programmes balistiques ne vont pas être arrêtés du fait du déploiement de la NMD). Ensuite, ce ne sont pas des options interchangeables. Pour l’Etat organisateur, le terrorisme NBC n’est pas exempt de risques - ne serait-ce qu’en termes d’organisation et de contrôle - et ne s’improvise pas en temps de crise. (Ici, au demeurant, les critiques sont alternatives et non cumulatives : on ne peut pas dire à la fois que la menace n’existe pas et que la NMD serait contournée par d’autres modes d’attaque.)
2. Il semble effectivement dimensionné sur la menace « proliférante », celle des « States formerly known as rogue ».
Il convient de relever la différence d’ampleur qui sépare le projet de l’Administration Clinton (NMD) de celui de l’Administration Bush (GPALS). Celui-ci, basé sur un millier d’intercepteurs au sol, avait l’ambition d’intercepter environ 200 têtes. Il est vrai que la menace perçue comme prioritaire, à l’époque, était celle d’un lancement accidentel ou non autorisé à partir du territoire de l’ex-Union soviétique.
Personne ne peut sérieusement croire que la NMD, dans sa conception actuelle, soit de nature à menacer la dissuasion russe. Si la Russie disposait de 1.000 têtes opérationnelles (avec des ALAP sophistiquées), dont peut-être 1/3 non balistiques, elle n’aurait aucun problème à « submerger » la NMD, le rapport de forces entre l’attaque et la défense balistiques s’établissant alors au moins à dix contre un.
Au demeurant, l’argumentation russe n’est pas exempte de contradictions : Soit la Russie a les moyens de « remonter en puissance » face aux déploiements américains, et dans ce cas il serait logique pour elle de conserver le plafond agréé à Helsinki en 1997 (2000 à 2500 têtes). Soit elle estime qu’elle n’a pas ces moyens, et dans ce cas pourquoi agiter la menace d’un retrait de START-II ?
En outre, si le lien entre défenses ABM et désarmement nucléaire était aussi fort qu’elle le prétend, pourquoi ne proposerait-elle pas de démanteler son propre système ABM (qui, d’après certains experts, pourrait avoir une zone de couverture dépassant la seule ville de Moscou) ?
En revanche, si l’on se situait dans une hypothèse extrême, qui verrait d’une part la dissuasion russe réduite à un petit nombre de centaines de têtes, et d’autre part le déploiement d’un système anti-missiles de nature et d’ampleur très différente du projet actuel, il y aurait en effet un risque de neutralisation de la composante balistique de la dissuasion russe.
Je relève, enfin, que le programme NMD est très fortement lié à la menace balistique nord-coréenne, la première phase étant, d’après l’Administration, exclusivement « dédiée » à cette menace. Le programme aurait-il le même soutien si cette menace venait à disparaître avant que la NMD soit opérationnelle ?
3. Il est entaché d’incertitudes technologiques significatives qui n’affectent que partiellement sa crédibilité politique.
Le choix technologique fait par l’actuelle Administration n’est pas dénué de risques et d’incertitudes. Il repose sur trois paramètres, qui sont autant de contraintes : interception exo-atmosphérique, destruction par impact direct, intercepteurs fixes basés à terre.
Le pari est donc ambitieux. Il sera difficile à la BMDO de garantir au Président des Etats-Unis une probabilité de 100% d’interception de plusieurs dizaines de têtes, surtout si l’on est pessimiste quant à la faisabilité de contre-mesures simples.
Toutefois, à mon sens, l’essentiel est ailleurs, et l’intérêt du programme n’est pas « critiquement dépendant » de son taux réel d’efficacité si l’on admet :
· qu’il ne s’agit pas tant de fournir une protection absolue que de compléter la dissuasion par menace de représailles par une dissuasion par interdiction (« deterrence by denial »)
· que la valeur d’affichage politique du système (envers la population, envers les pays à risque) est sans doute plus importante que son taux marginal d’efficacité contre la dernière tête assaillante.
4. Son coût limité est supportable dans un budget en augmentation.
Le budget américain de la défense a été abondé de 112 milliards de dollars pour les années fiscales 2001 à 2005. Le coût du programme NMD serait compris entre 30 et 60 milliards de dollars au total, ce qui représenterait environ 1% du budget de la défense 2000-2012. Il s’agit d’un coût largement acceptable au regard de l’importance politique du système.
5. De tous les systèmes ABM concevables, il est sans doute « le moins incompatible » avec le traité ABM (the least « ABM-unfriendly »).
Le programme semble avoir été conçu de manière à minimiser son impact sur les dispositions pratiques du traité ABM, à la fois du point de vue du nombre d’intercepteurs, et du point de vue du nombre de sites.
Sur le plan technique, d’autres options impliquant des remises en cause plus profondes du traité ABM existent : systèmes mobiles (à terre ou sur mer), déploiements dans l’espace…
6. Il repose sur l’hypothèse d’une prolifération limitée des aides à la pénétration.
La logique du projet comprend la possibilité pour certains Etats proliférants de disposer de leurres et d’aides à la pénétration. (Ici encore, cela donnerait a posteriori raison aux Etats-Unis quant à l’existence d’une menace potentielle.) Il est douteux que ceux-ci parviennent à un niveau technologique considérable de ce point de vue (sauf aide extérieure - mais la Chine et la Russie auraient-elles intérêt à le faire ?).
En l’espèce, le calendrier du programme est cohérent avec celui de l’évaluation de la menace. Mais ceci le rend d’autant plus ambitieux…
7. Il est cohérent avec les conceptions américaines traditionnelles de la dissuasion.
Dans la culture stratégique américaine, la dissuasion n’a jamais été limitée à la dissuasion nucléaire. La thèse selon laquelle une véritable rupture stratégique est en cours aux Etats-Unis est donc peu crédible. En outre, le fait que la Russie continue de disposer d’un système ABM protégeant la région de Moscou n’est pas perçu comme un refus de la dissuasion.
En phase 2, la NMD ne pourrait sans doute intercepter qu’une cinquantaine de têtes. D’un point de vue français, on voit mal qu’une attaque supérieure à un tel nombre ne relèverait pas de la dissuasion nucléaire (en supposant même que pour le Président des Etats-Unis le « seuil nucléaire » ne se situerait pas en dessous de 50 têtes délivrées sur le territoire américain).
8. Il suscite des interrogations sur la relation de dissuasion que les Etats-Unis entendent entretenir avec la Chine.
Peut-on dire que la NMD menace la dissuasion chinoise ? Seulement à deux conditions :
si l’on suppose que la Chine n’a pas, de longue date, décidé d’accroître, de moderniser et de diversifier son potentiel nucléaire intercontinental, et
si l’on suppose que l’engagement de non-emploi en premier pris par la Chine est entièrement sincère et immuable - en effet, dans un tel cas, la force intercontinentale sol-sol chinoise pourrait, dans certaines conditions, être vulnérable à une frappe anti-forces américaine qui la réduirait au point d’être inopérante face à la NMD.
Peu d’experts de la Chine seraient prêts à soutenir que ces conditions sont remplies. Toutefois, le débat américain sur la relation américano-chinoise paraît ouvert. En effet, peu nombreux sont les Américains qui soutiennent ouvertement, aujourd’hui, la nécessité de construire une relation de dissuasion stable avec la Chine. On peut rappeler, à cet égard, que le secrétaire à la défense Robert MacNamara justifiait en dernière analyse le besoin d’un système ABM pour pouvoir contrer une future menace chinoise.
9. Il dispose d’un potentiel d’évolution limité.
Le choix fait par l’Administration n’autorise ni une grande souplesse ni une grande capacité d’évolution. Les sites d’intercepteurs fixes nécessitent d’importants travaux d’infrastructures. Mais les limites de l’évolutivité du système tiennent surtout à celles de ses capacités de discrimination, qui sont soumises à la loi des rendements décroissants. Autrement dit, il existe un moment où il est tellement coûteux d’assurer l’interception d’un nombre très important d’objets que l’investissement nécessaire suscite de vraies questions. C’est d’ailleurs ce qui invalidait d’emblée l’hypothèse sous-jacente à la Guerre des Etoiles de M. Reagan, l’idée d’un « bouclier étanche » contre une frappe soviétique massive.
On peut donc imaginer, au-delà de la phase 2 (ou « C-3 ») de la NMD, une « phase 3 » (ou « C-4 »). Mais sans doute pas plus. La NMD telle qu’elle est conçue par l’actuelle Administration ne peut devenir un bouclier « à la Star Wars ».
10. Il ouvre un débat malvenu pour l’Europe.
Le projet NMD, doublé du développement des TMD, ouvre un débat pour l’Europe. Que les acteurs concernés le veuillent ou non, la pression politique et médiatique créée par les projets américains est telle que l’Europe est forcée de nourrir sa réflexion sur la problématique d’une défense anti-missiles du territoire européen. (C’est déjà le cas, de manière diffuse, au Royaume-Uni.)
Or ce débat est malvenu, pour toute une série de raisons qui distinguent l’Europe des Etats-Unis. Des raisons politiques, d’abord :
· L’absence de consensus en Europe sur l’urgence de la menace.
· La fragilité, en revanche, du consensus nucléaire en Europe. Le débat sur une « NMD européenne » pourrait ranimer des débats douloureux (et pas seulement en Allemagne).
· Le contexte de l’Europe de la défense. La pression en faveur de défenses anti-missiles du territoire pourrait susciter un effet d’éviction sur les budgets de défense en Europe à l’heure où la priorité est à un effort sur les capacités conventionnelles pour la projection de forces.
Des raisons qui tiennent à la géographie de l’Europe, ensuite :
· L’absence « d’homogénéité de la vulnérabilité » sur le continent européen. Un missile intercontinental en provenance d’Asie peut menacer tous les pays d’Europe. Mais il n’en est pas de même pour les missiles balistiques qui pourraient être déployés au Moyen-Orient ou en Afrique du nord.
· La non-pertinence de la distinction entre TMD et NMD en Europe (comme au temps de la guerre froide la distinction entre armes stratégiques soviétiques et armes de théâtre soviétiques). Le débat sur les TMD pour la protection des forces peut très rapidement, du fait même de la géographie européenne, dériver sur la question de la protection des territoires.
· Les conséquences pour le traité ABM, enfin. Sur le plan technique, plusieurs options existent pour une protection du territoire européen. Contre les missiles à courte et moyenne portée, on peut envisager soit des solutions nationales, soit des solutions en coopération. Contre les missiles à plus longue portée, la question est plus complexe : l’option la plus logique - sur le plan strictement technique - consisterait en un « raccordement » à la NMD qui reposerait sur la mise en place d’un « troisième site », situé sur le continent (sans doute en Centre-Europe). Or cela signifierait un amendement spécifique au dispositif ABM, qui n’autorise pas de transfert de technologies pour la défense face aux missiles balistiques de plus de 3.500 kilomètres de portée.
En conclusion : si vous n’avez pas aimé le débat sur la NMD américaine, vous détesterez le débat sur la NMD européenne.
Source : Institut d’Etudes de sécurité (IES), Union de l’Europe Occidentale (UEO) : http://www.iss-eu.org/
Restez en contact
Suivez-nous sur les réseaux sociaux
Subscribe to weekly newsletter