(Procès-verbal de la séance du mercredi 21 mars 2001)

Présidence de M. Charles Cova, Vice-président

M. Charles Cova, Vice—président : M. le Professeur, nous vous rencontrons à nouveau, aujourd’hui, après vous avoir auditionné, le 8 novembre 2000. Nous avons également auditionné l’un des membres du groupe d’experts que vous présidez : le Docteur Yves Coquin, sous-directeur à la direction générale de la Santé. Il est important que nous échangions encore nos impressions de travail, alors que de part et d’autre nous avons assurément avancé dans la connaissance des problèmes.

N’étant toutefois pas une instance à vocation médicale ou scientifique, la mission d’information compte sur vous pour que vous l’informiez sur vos éventuelles « découvertes », après le dépouillement de la littérature médicale et la prise de connaissance de nouvelles communications ou publications scientifiques, d’autant que des réunions et colloques internationaux se sont également tenus à l’étranger depuis notre dernière rencontre.

Tous les aspects du problème de l’exposition des militaires nous intéressent. Mais nous aimerions avoir, si possible, plus d’informations de votre part sur des questions comme celle des vaccinations - en comparant les pratiques françaises et celles de pays comme la Grande-Bretagne ou les Etats-Unis -, celle de l’usage et de l’exposition à l’uranium appauvri, bien évidemment, et aussi celles sur l’exposition à des incendies de puits de pétrole ou de l’administration de certaines substances médicamenteuses.

Nous comprenons que vous deviez réserver la primeur des conclusions de vos travaux aux Ministres de la Défense et de la Santé qui vous ont officiellement chargé d’une mission de proposition. Nous comprenons aussi la difficulté de votre tâche, notamment si l’on regarde attentivement le foisonnement des informations que la presse peut apporter sur le sujet qui nous intéresse. Comme vous, nous le pensons, nous ne récusons a priori, aucune source. Mais que faire face à des informations pour nous totalement invérifiables, comme celles, par exemple, émanant de virologues américains qui soupçonnent fortement - pour ne citer qu’un exemple - une substance utilisée en tant qu’adjuvant pour la fabrication des vaccins, à savoir le « squalène », qui serait extrait de cadavres de requins ?! C’est la raison pour laquelle votre aide est précieuse.

Nous allons publier à la fin du mois d’avril ou dans les premiers jours de mai prochain un rapport sur les conditions d’exposition des soldats français ayant participé à la guerre du Golfe, à des pathologies spécifiques. Le sujet des Balkans donnera lieu, avant la fin de l’année, à notre second rapport. Vos propositions, M. le Professeur, sont également très attendues. La complémentarité de nos travaux respectifs s’avère ainsi évidente.

En vous remerciant de votre présence, M. le Professeur, nous vous écoutons avec le plus vif intérêt.

M. le Professeur Roger Salamon : M. le Président, mesdames, messieurs les députés, je voudrais tout d’abord m’excuser de ne pas pouvoir vous révéler le contenu de mon rapport, mais il me paraît plus conforme à l’usage de rendre mes conclusions d’abord aux Ministres qui m’ont assigné ma mission. Cependant, cela ne m’empêchera pas de répondre aux questions que vous me poserez.

Nous avons essayé d’étudier les publications relatives à des pathologies, à des signes, à des plaintes de vétérans - américains, anglais, canadiens et autres - ; sur cette base, nous devons formuler des propositions visant à étudier la situation française. Nous ne pensons pas que l’on puisse transposer totalement la situation qui a été décrite aux Etats-Unis et au Royaume-Uni aux soldats français, et ce pour de multiples raisons : d’abord, parce que les circonstances d’engagement des troupes n’étaient pas les mêmes ; ensuite parce qu’un certain nombre des facteurs d’exposition en présence étaient peut-être moins agressifs pour les militaires français que pour les militaires anglais ou américains (mais nous n’avons pas les éléments pour nous prononcer à ce sujet et on ne nous a pas chargés de le faire). On nous a simplement dit qu’il y avait moins de poly-vaccinations : je le crois volontiers, mais je n’en parle pas dans mon rapport car je n’ai pas été chargé d’analyser les facteurs d’exposition des troupes françaises, qui, d’ailleurs, me paraissent davantage faire partie de votre domaine d’investigation. Dans les enquêtes que nous aurons à proposer, nous aurons peut-être besoin de savoir quels étaient ces facteurs, et c’est une réponse que vous pourrez nous apporter.

Nous avons été marqués - sans pour autant être surpris - par le fait que sur des milliers de publications de toute nature, dont nous avons extirpé 350 articles référencés dans des grandes revues, aucune n’est signée par un Français ni ne porte sur des soldats français. Ce n’est pas inintéressant à savoir et cela pose un problème. A contrario, on trouve dans les travaux américains tout et n’importe quoi, y compris dans certaines revues qui, en général, n’acceptent pas de papiers de cette nature ; les articles n’avaient pas tous la méthodologie adéquate.

Ce constat peut s’expliquer par la véritable « industrie » qui s’est développée autour du problème de la guerre du Golfe aux Etats-Unis, le Département de la Défense (DoD) considérant qu’il était indispensable d’exagérer une réponse à une demande sociale provenant des vétérans, notamment après la guerre du Viêtnam. Estimant qu’il était nécessaire, en période électorale, de montrer que l’administration faisait tout pour prendre en charge les éventuelles pathologies des troupes américaines qui avaient défendu les intérêts du pays, le DoD a investi un milliard de francs dans la recherche. Les travaux que l’on a analysés proviennent de publications réalisées par des équipes qui ont obtenu un financement du DoD.

J’ai réellement été surpris de constater qu’un tiers environ des projets ne tenaient pas la route. On perçoit donc que le Gouvernement américain se soit senti obligé d’accepter toutes les demandes, et les scientifiques s’engouffrent dans ce créneau ; certains avec beaucoup de qualité, d’autres de manière discutable en disant un peu n’importe quoi. Ces recherches font vivre des chercheurs, les médias, etc. Une micro-industrie s’est ainsi créée, y compris autour de colloques où sont présents aussi bien des militaires que des non-militaires.

Bien entendu, ce n’est pas à nous, qui n’avons rien publié, de nous moquer de ceux qui ont beaucoup publié ! Je fais la part des choses.

Nos conclusions sont tirées de publications de qualité. Je peux vous en livrer quelques-unes, mais je les remettrai d’abord aux Ministres de la Défense et de la Santé. Ce que je peux vous dire, c’est qu’il existe des symptômes - appelons cela de la morbidité, qu’elle soit ressentie ou fonctionnelle - qui, indiscutablement, sont plus nettement fréquents chez les militaires qui ont participé à la guerre du Golfe que chez les autres. Cela ne se discute pas ; statistiquement, ce constat est significatif, clair et précis.

Se posent trois questions sur lesquelles nous avons des réponses partielles. Premièrement, ces signes traduisent-ils des pathologies graves ou s’agit-il de signes fonctionnels qui, s’ils ne sont pas à négliger, ne sont pas graves ? La réponse est qu’il s’agit plutôt de signes fonctionnels. En termes de mortalité, d’effets sur la descendance ou de pathologies cancéreuses ou reconnues, il n’y a aucune différence ; en revanche, il existe, de manière très claire, des signes fonctionnels : fatigues, sentiments dépressifs, etc.

Deuxièmement, de manière assez nette, sans toutefois recueillir l’unanimité, la notion de « syndrome » est rejetée. Ce n’est pas le fond du problème que vous vous posez. Cette question est intéressante sur un plan médico-légal, médiatique ou politique, mais elle ne touche pas à l’essentiel. Sur cinq auteurs très connus, les quatre plus sérieux rejettent cette appellation de « syndrome », et un, moins sérieux - il n’a pas de groupe témoin - lui accorde du crédit. Il n’y a donc pas unanimité, mais la grande majorité des auteurs de l’establishment scientifique américain dénie la notion de syndrome, avec une cause unique. J’ai donc écrit dans mon rapport que cette question n’était pas d’un intérêt majeur.

Troisièmement, puisqu’il semble qu’il n’y ait pas de « syndrome », il n’y a vraisemblablement pas de cause unique. Parmi les causes étudiées comme étant potentiellement en relation avec les signes dont j’ai parlé tout à l’heure, on trouve, aux yeux des Américains et des Anglais, les vaccinations multiples pendant la période du déploiement. Ils considèrent qu’il s’agit d’un des facteurs les plus crédibles.

Un autre point est peu étudié, mais tout le monde le soulève et nous le soulèverons dans les propositions que nous formulerons : peu d’études analysent l’association de plusieurs facteurs entre eux, notamment les vaccinations multiples suspectées davantage en situation de stress qu’en situation de non-stress. Or vous imaginez bien que même si les scientifiques anglo-saxons ont bénéficié de beaucoup d’argent pour effectuer des recherches, il leur est extrêmement difficile de réaliser des études rétrospectives sur des expositions, notamment pour analyser des associations, des probabilités ou des synergies d’exposition.

Tout le monde suspecte des associations de facteurs, en particulier avec la Pyridostigmine qui est généralement « innocentée » mais pas totalement, comme l’illustrent des travaux réalisés chez l’animal dans certaines situations de stress. L’uranium appauvri est également « innocenté » pour un certain nombre de raisons, mais dans un contexte qui ne m’a pas paru d’une totale objectivité. Lorsque j’ai parlé de l’uranium appauvri, au grand colloque de Washington commémorant les dix ans de la guerre du Golfe au mois de janvier, alors que jusque-là les Américains me considéraient avec égard - surtout parce qu’ils espéraient pouvoir comparer leurs études sur les vaccinations à un programme français reposant sur des données différentes -, j’ai obtenu des réponses scientifiques aussi nettes des civils que de celles des militaires : en substance, « il n’y a absolument rien ».

Tous les arguments scientifiques que j’ai pu récolter, qu’ils soient américains, anglais, français ou autres, me font dire qu’il n’y a aucune preuve scientifique de relation entre l’uranium appauvri et les signes existants chez les militaires engagés lors de la guerre du Golfe. J’en suis convaincu, mais l’entêtement et l’excitation de ceux qui veulent nous dire qu’il n’y a rien sont très malhabiles ; on peut être étonné d’une telle agressivité - c’est un sujet qu’il ne faut visiblement pas aborder -, alors que, je l’ai écrit dans mon rapport, rien ne prouve que l’uranium appauvri pourrait être mis en cause. Et cette attitude n’est pas propre à l’Amérique : les militaires français font la même erreur médiatique et politique. Je trouve cela dommage, car il n’y a aucune raison d’être aussi agressif dans la protection d’une arme si elle n’a vraiment aucun effet négatif.

M. Charles Cova, Vice-président : Les publications parues aux Etats-Unis font-elles état de militaires américains qui auraient pu être blessés lors d’une explosion d’armes contenant de l’uranium appauvri ? Est-il mentionné que des troupes auraient été bombardées par des A 10 américains ?

M. le Professeur Roger Salamon : Non, et c’est la raison pour laquelle je dis qu’il faut faire attention et que j’attends des informations de votre mission. Pour notre part, nous avons étudié, dans un premier temps, les publications. Cela nous a été fort utile, ne serait-ce que pour formuler des propositions bien précises ; contrairement à ce que je pensais, cette recherche bibliographique nous a été fort précieuse. Néanmoins, nous n’avons eu affaire qu’à des publications scientifiques internationales qui ne portaient que sur l’étude des pathologies présentées par les vétérans à leur retour, et j’ai eu l’impression que le DoD américain - plus que le ministère français de la Défense - était fermé à toute analyse précise des facteurs de risque potentiels rencontrés pendant la guerre du Golfe.

Tous les scientifiques que j’ai pu rencontrer, qui ont bénéficié de gros moyens pour réaliser de nombreuses recherches, ont enquêté à distance. Ils ont une idée sur l’exposition à des risques par le biais des interrogatoires auxquels ils procèdent auprès des vétérans. Cependant, ils n’ont absolument pas accès aux informations classées « secret-défense » en matière d’exposition sur le terrain pendant la guerre du Golfe.

Mme Michèle Rivasi, co-apporteure : M. le Professeur, je vous remercie tout d’abord d’avoir accepté de revenir devant la mission d’information. En ce qui concerne les signes fonctionnels, je suis entièrement d’accord avec vous. J’ai pu les constater lors des auditions de militaires auxquelles j’ai procédé dans le cadre d’une mission pour le compte de la Délégation à l’Union européenne. Je suis également d’accord pour dire que d’un point de vue scientifique, il n’y a pas de syndrome. S’agissant des vaccinations, en effet, en France, on n’a pas vacciné contre l’anthrax ou la coqueluche comme cela s’est systématiquement fait pour les Anglais et les Américains.

En ce qui concerne les alertes chimiques, il nous a été confirmé que sur vingt-sept détections cinq ont été avérées. Les noms des gaz émis ont même été cités : il y en a trois, dont le sarin. Il serait donc intéressant de savoir quels régiments ont respiré ces gaz, à faibles doses, bien entendu.

M. Charles Cova, Vice-président : Je suis désolé de vous interrompre, Mme Rivasi, mais je n’ai pas compris la même chose que vous. Le Colonel Dampierre nous a effectivement parlé de cinq déclenchements de Détalac, mais pas des gaz émis. On peut seulement en conclure qu’il y a effectivement eu des alertes avérées, sachant que les Détalacs français sont plus sensibles que les appareils des Américains.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Je vous précise que nous avons reçu du ministère de la Défense des documents sur lesquels figurent les dates et les heures du déclenchement des Détalacs.

M. le Professeur Roger Salamon : Ce document m’intéresse. Nous allons proposer de réaliser une analyse exhaustive de la situation des 25 000 vétérans. On ne peut pas en effet se payer le luxe, dans une situation d’inquiétude, de ne pas offrir à tous les anciens combattants de la guerre du Golfe la possibilité de se faire examiner - dans un hôpital civil ou militaire - avec un protocole qui sera standardisé par un comité scientifique. Une analyse statistique sera ensuite effectuée.

Contrairement aux Américains et aux Anglais, on ne procédera à aucune comparaison de militaires français déployés dans le Golfe, avec des militaires non déployés ou déployés en Bosnie-Herzégovine. En revanche, nous formulerons une autre proposition : parmi les 25 000 militaires, nous trouverons des « cas » - qu’il appartiendra de définir - et des « non-cas » que nous nous efforcerons de comparer par rapport aux expositions qu’ils ont subies. Or, je compte sur vous pour obtenir ce type d’information. De la sorte, la France pourrait réaliser une étude-cas témoin unique en son genre. Si parmi les « cas », on découvre davantage de militaires exposés à des risques que dans le groupe témoin, cela aura une valeur scientifique à même de valider ce que vous pouvez pressentir actuellement.

M. Charles Cova, Vice-président : Ne pourrait-on pas procéder par élimination ? Vous avez dit tout à l’heure que les anglo-saxons avaient procédé à un processus de vaccination pendant le déploiement, alors que les militaires français ont été vaccinés avant leur départ dans le Golfe.

M. le Professeur Roger Salamon : Non. Ils ont obligatoirement subi des rappels. Par ailleurs, il ne s’agit pas des mêmes vaccinations : il n’y a pas eu de vaccination contre l’anthrax, ni contre la coqueluche. On ne peut pas comparer ce qui n’est pas comparable et de toute façon, nous ne voulons pas faire de comparaisons. Mais nous pouvons profiter des informations pour ne pas faire les mêmes bêtises.

Si par exemple, aujourd’hui, on me demandait de sélectionner quelques facteurs de risque, je retiendrais non pas l’uranium appauvri ou la Pyridostigmine mais la vaccination, alors qu’elle a été, en France - j’en suis persuadé -, moins à risque qu’aux Etats-Unis.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Notre mission doit déterminer les causes éventuelles qui ont pu provoquer des troubles chez les vétérans de la guerre du Golfe. Je vous conseille donc, M. le Professeur, de prendre en compte les gaz neurotoxiques puisque nous avons eu la confirmation que les Détalacs ont fonctionné. S’agissant de la Pyridostigmine et du « Vyrgil », nous avons auditionné des Généraux pour essayer de savoir qui avait ou non donné l’ordre de prendre ces médicaments. En ce qui concerne l’uranium appauvri, je serais plus critique que vous, dans la mesure où ce matin les experts que nous avons auditionnés nous ont fait part de leurs doutes concernant notamment les effets sur le rein et l’appareil respiratoire - d’autant que nous ne disposons pas de toutes les informations sur la nature de l’uranium utilisé, les Américains utilisant de l’uranium retraité alors que les Français n’avaient pas recours à de l’uranium retraité.

Nous souhaitons donc que l’on procède à un recensement des militaires concernés ; que l’on isole également des « cas » - par exemple les victimes d’une maladie très rare - et que l’on recherche les différentes causes pouvant être responsables de ces maladies. Ce genre d’études plus ciblées me paraîtrait intéressant.

M. le Professeur Roger Salamon : Je suis d’accord avec vous, mais dans les études cas témoins, nous gardons tout ; nous cherchons tout ce que les militaires examinés peuvent avoir et nous n’éliminons rien. Et je voudrais ajouter une précision importante : si l’on ne trouve aucun lien entre ce dont souffrent les militaires français et l’uranium appauvri, cela ne voudra pas dire que l’utilisation de ce dernier est sans danger. De la même façon, ce n’est pas parce que l’on aura prouvé que l’uranium appauvri peut être dangereux que les militaires qui ont participé à la guerre du Golfe et ont été en contact avec des armes en incorporant seront obligatoirement malades.

Si je devais faire une étude prospective aujourd’hui, je ne ferais pas porter toute mon attention sur l’uranium appauvri employé lors de la guerre du Golfe, car il ne ressort pas comme l’un des principaux facteurs de risque dans les publications que j’ai examinées. Pour autant, cela ne veut pas dire que ce même uranium appauvri est sans danger, notamment pour le rein et les poumons. Je crois qu’il faut faire attention à la présentation de ce facteur de risque.

M. Jean-Louis Bernard : M. le Professeur, j’observe tout comme vous qu’il n’existe malheureusement aucune publication française à ce sujet. Je suis donc surpris du retard qui a été pris par la France sur un problème qui n’était peut-être pas forcément à l’ordre du jour mais qui l’est devenu progressivement.

Je suis persuadé que si un certain nombre de personnes avaient pris le temps de lire ces publications, on aurait pu relativiser quelques fausses inquiétudes et quelques fausses pathologies ; en effet, il a été dit tout et n’importe quoi. Je suis donc très satisfait de la mise en place de nos deux missions - l’une parlementaire, l’autre scientifique - qui sont tout à fait complémentaires ; nous ne réalisons pas un travail de scientifiques, d’épidémiologistes, mais nous ne pouvions pas dissocier des conditions d’exposition de nos soldats leurs éventuelles conséquences.

Je voudrais dire par ailleurs que les responsables de l’association Avigolfe, lors de leur audition, ont fait une prestation déplorable. En refusant de répondre aux questions, ils se sont totalement déconsidérés. Je regrette, Madame la co-rapporteure, que certaines personnes aient pu prendre fait et cause pour cette association passionnelle et non rationnelle qui dit tout et n’importe quoi. Il était grand temps de remettre les pendules à l’heure.

Cela étant dit, je pense qu’aucun membre de la mission n’avait de certitudes. Nous n’avons peut-être pas encore d’intime conviction, mais nous avons progressé et nous voyons les ballons se « dégonfler » les uns après les autres. Rappelez-vous l’histoire de la Pyridostigmine : on aurait « empoisonné » nos soldats, alors qu’ils avaient absorbé une dose qui représente la moitié de la dose dite civile, et ce pendant trois jours ! Peut-on, dix ans après, rendre responsable la Pyridostigmine d’une céphalée, d’une dépression nerveuse ou d’un trouble digestif ! ?

Reste une inconnue : la propagation des incendies des puits de pétrole. Je n’ai reçu aucune réponse à cette question et le doute subsiste dans mon esprit.

M. le Professeur Roger Salamon : Nous évoquons cette question dans le rapport.

M. Jean-Louis Bernard : Très bien, car c’est un point intéressant.

En ce qui concerne l’uranium appauvri, je partage tout à fait votre analyse. Les propos tenus par M. Béhar, ce matin, étaient particulièrement intéressants : il n’y a aucune certitude, mais un doute persiste.

S’agissant des études rétrospectives, nous sommes un certain nombre de membres de la mission à nous être rendus à Londres et nous avons été très intéressés par la qualité du travail accompli. Grâce au National Health Service, tous les vétérans ont été retrouvés - soit 53 462 personnes - et des études de mortalité et de morbidité ont ainsi pu être réalisées. L’article du Lancet est de ce point de vue excellent.

M. le Professeur Roger Salamon : Tout a été financé par les Américains.

M. Jean-Louis Bernard : Ah, ils ne nous l’ont pas dit ! Cependant, à la différence des appréciations sur l’importance des troubles observés, il n’est pas possible de truquer des statistiques de mortalité.

Grâce à ces deux rapports, même si nous ne réglons pas le problème, nous allons remettre le débat au niveau scientifique, niveau qu’il n’aurait pas dû quitter.

M. le Professeur Roger Salamon : Je partage vos propos, notamment en ce qui concerne l’association Avigolfe, car je n’ai pu obtenir d’informations sur ses dossiers. Néanmoins, il faut le reconnaître, cette association a joué un rôle de catalyseur ; elle a certainement passionné le débat, exagéré le phénomène, mais seulement pour que l’on prenne conscience des problèmes dont ses membres faisaient état ou se plaignaient. Avant, il y avait un grand silence.

M. Jean-Louis Bernard : Certes, Avigolfe a joué un rôle de catalyseur mais il faut parfois savoir s’arrêter.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Je voudrais répondre aux observations de M. Bernard en ce qui concerne la Pyridostigmine et Avigolfe.

Tout d’abord, nous avons parlé de la Pyridostigmine, non pas pour dire que les militaires qui en avaient pris étaient malades, mais parce qu’il existait une contradiction entre les propos du Ministre de la Défense et ceux de son homologue de la Santé en ce qui concerne la prise de cet antidote.

Ensuite, je voudrais appuyer les propos du Professeur Salamon : si Avigolfe n’existait pas, il n’y aurait jamais eu de mission d’information. Ses responsables ont le mérite d’avoir rassemblé des données épidémiologiques. Je regrette que les informations qu’ils possèdent - puisqu’ils ont fait remplir un questionnaire aux anciens combattants de la guerre du Golfe malades - n’aient pas pu être expertisées. Il est vrai qu’il y a certainement eu une mauvaise communication entre notre mission et cette association : menacer une association d’une amende de 50 000 francs si elle ne défère pas à sa convocation, est, me semble-t-il, un mauvais procédé qui n’a pas contribué à améliorer nos rapports.

M. Jean-Louis Bernard : Les responsables d’Avigolfe ont refusé de venir s’expliquer devant nous. Ils avaient préalablement été invités !

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : A ce moment-là, s’ils ne voulaient pas venir, il ne fallait pas les y obliger. Il aurait fallu agir avec plus de psychologie. Néanmoins, les choses se sont envenimées et j’ai été la première à le regretter.

Professeur Salamon, nous devons arriver à créer une structure médicale - en dehors du ministère de la Défense - qui pourrait accueillir les vétérans qui sont inquiets de leur état de santé. Cette cellule aurait le mérite d’éviter la dispersion des militaires souffrants.

M. Charles Cova, Vice-président : Notre mission pourrait faire une telle proposition.

M. le Professeur Roger Salamon : Il s’agit d’une demande si sage que tout le monde sera d’accord.

Il faut tirer une autre leçon de ce type de problèmes : il ne faut pas attendre pour s’en préoccuper, les prévenir. Il serait bon de réfléchir à la création d’un observatoire des risques rémanents des militaires français, militaires qu’il conviendrait de suivre, alors même qu’ils ont quitté l’armée, sur le moyen et le long terme.

Les conséquences de la guerre du Golfe pourraient se faire à nouveau jour chez les vétérans d’autres conflits. Il serait dommage qu’on n’exploite pas les leçons de cette expérience.

M. André Vauchez : M. le Professeur, vous avez beaucoup parlé des vaccins, mais ne disposons-nous pas d’études sur le stress ? Pendant la guerre d’Algérie, s’il n’y avait pas de risques chimiques, le stress existait, même s’il était moins répétitif. Ne pourrait-on pas trouver des éléments en ce domaine ? Ne pouvons-nous pas quantifier le stress ?

M. le Professeur Roger Salamon : Le stress est un paramètre assez difficile à mesurer, surtout après sept ou dix ans. Néanmoins, il est certain que le stress fait partie du dénominateur commun sans lequel presque rien ne pourrait être expliqué, même pas l’effet des poly-vaccinations. Dans leurs conclusions, les Américains expliquent que le stress est l’un des facteurs qui a le plus joué. Et il s’agit du stress à tout les niveaux : stress médiatique, stress climatique, la crainte. Cependant, nous avons beaucoup de difficultés à étudier les effets du stress isolé, notamment plusieurs années après la fin de la guerre, car le stress est associé à beaucoup de facteurs de risques.

M. Jean-Louis Bernard : Mais lorsque l’on participe à une guerre, n’est-on pas par définition, stressé ? Le stress et ses conséquences pourraient-ils être indemnisés au titre du code des pensions militaires d’invalidité ?

M. le Professeur Roger Salamon : Pour revenir à la question du « syndrome de la guerre du Golfe », les chercheurs ont comparé la construction statistique des signes, qui sont très nombreux, chez des militaires ayant participé à la guerre du Golfe et chez d’autres militaires qui n’y ont pas participé ; or la construction est la même. Ils ont donc conclu que ces signes n’étaient pas spécifiques à la guerre du Golfe, qu’il s’agit d’un syndrome statistique que l’on retrouve chez des militaires ayant participé à d’autres guerres.

En réalité, le seul point, en termes de mortalité, qui reste indiscutable, est que le nombre de morts par accident de voiture est beaucoup plus important chez les militaires qui ont participé à la guerre du Golfe que chez les autres. Cela peut s’expliquer par le fait qu’il s’agit de personnes à risque ou par le fait qu’elles ont une vision des risques et de la mort qui, après la guerre, se trouve totalement modifiée.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Pensez-vous que l’on pourra réaliser une typologie, avec un certain nombre de symptômes, qui pourrait être prise en compte pour indemniser les militaires, comme cela a été fait aux Etats-Unis ? En effet, nous avons un problème avec le code des pensions militaires d’invalidité qui ne prend pas en compte ce type de maladies à long terme : de nombreux soldats ont une grande difficulté à faire admettre qu’il existe un lien de causalité entre leur maladie et le fait d’avoir participé à la guerre du Golfe.

Enfin, en ce qui concerne l’uranium appauvri, nous nous intéressons aux militaires, mais il ne faut pas oublier le problème des populations civiles : je ne pense pas simplement à l’Irak, mais également au Kosovo.

M. le Professeur Roger Salamon : J’en ai également parlé lors du colloque de Washington, et je me suis fait mal voir !

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Je pense que vous devriez, dans votre rapport, mentionner le suivi à la fois environnemental et sanitaire des populations civiles.

M. le Professeur Roger Salamon : Je vais vous décevoir, car je ne me sens pas capable, aujourd’hui, de répondre à votre première question concernant l’indemnisation des militaires à partir d’une typologie. Je ne sais d’ailleurs pas si c’est notre rôle, si un jour on en sera capable, et je ne sais pas comment on y répondra. En tout état de cause, le choix sera arbitraire : il vous appartiendra de le faire, à vous les politiques, les juristes, les militaires.

Il conviendra tout d’abord d’établir un lien de causalité : quelle est la probabilité de pouvoir imputer tel symptôme à tel événement ? Ensuite, en fonction d’une probabilité, il faudra décider si l’on est au-dessus ou non d’un seuil. Pour créer un modèle permettant de déterminer la probabilité que tel événement, dix ans après, ait un lien avec tel facteur que l’on connaît mal, il me faudra des années de travail et autant d’argent que les Américains ont donné à leurs chercheurs. A titre illustratif, ils ont établi un modèle extraordinaire ; un modèle de l’évolution atmosphérique des poussières de sable, avec je ne sais plus quoi dedans, peut-être de l’uranium appauvri ! Ils ont ainsi pu mesurer, avec la climatologie de l’époque, jour par jour, l’évolution du sable. Ce sont des modèles mathématiques incroyablement compliqués !

En ce qui nous concerne, il existe deux possibilités. Soit on essaie d’établir ce type de modèles, et je pense que l’on n’y arrivera pas ; soit on détermine les événements qui paraissent avoir joué, et ensuite ce sera un choix arbitraire qui ne pourra venir que de vous. Là, le scientifique ne peut rien faire.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Je ne vous demande pas de prouver le lien de causalité. On n’est pas capables de le faire d’un point de vue scientifique. En revanche, nous pourrions nous fonder sur la présomption de preuve.

M. le Professeur Roger Salamon : L’étude dont je vous ai parlé pourra, là, vous donner des éléments. Mais le choix des critères de remboursement des vétérans malades relève d’une décision politique.

Enfin, notre rapport ne portant que sur la guerre du Golfe, nous ne nous intéressons évidemment pas au Kosovo. Nous ne pourrons donc pas proposer de suivre les populations civiles du Kosovo. Cependant, lorsque nous parlerons de l’uranium appauvri, il semblera évident à tout le monde de s’intéresser aux populations civiles et non pas uniquement aux militaires.

M. André Vauchez : L’Irak réclame d’ailleurs l’envoi d’une mission de l’ONU.

M. le Professeur Roger Salamon : Ils ont formulé plusieurs demandes à ce sujet.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : La France pourrait peut-être appuyer cette demande, car il y a un blocus complet des Américains au sujet de l’Irak.

M. le Professeur Roger Salamon : Je pense que M. Bernard Kouchner sera très réactif dans ce domaine.

M. Charles Cova, Vice-président : M. le Professeur, je vous remercie.


Source : Assemblée nationale (France)