(Jeudi 25 janvier 2001)

Présidence de M. François Loncle, Président

Le Président François Loncle : Pour resituer exactement le contexte alors que nous venons d’entendre le général Janvier qui commandait les forces de paix des Nations unies en ex-Yougoslavie en 1995, au moment des événements de Srebrenica, je rappelle que le général Morillon, que je remercie, qui est un collègue maintenant puisque parlementaire européen, commandait la FORPRONU d’octobre 1992 à juillet 1993 puis la Force d’action rapide de 1994 à 1996.

Mon Général, merci d’être venu à cette audition. Vous connaissez les circonstances qui nous ont amenés à faire en sorte que cette audition soit à huis clos alors que nous pensions l’ouvrir à la presse. Nous avons reçu un communiqué du ministère de la Défense dont vous avez eu connaissance. Nous sommes très heureux de vous écouter, Mon Général, puis nous vous poserons des questions.

Général Philippe Morillon : Je crois qu’il est indispensable, même si vous êtes bien au courant, que je rappelle dans quelles conditions, avant d’être nommé au commandement de la Force d’action rapide, je m’étais engagé personnellement dans le cadre de la mission de la force de protection des Nations unies, dans ce qui a été à l’origine du drame de Srebrenica.

Srebrenica est sur cette ligne par laquelle l’empire ottoman a pénétré la région et est séparée de la province du Sandjak, en majorité musulmane, en Serbie, par la rivière Drina. C’est une zone dans laquelle il y avait une majorité de population musulmane, y compris dans les campagnes alentours.

Après le déclenchement de la crise, marquée par une action initiale des Serbes qui s’étaient emparés de Srebrenica, cette ville a été reprise et l’enclave s’est trouvée sous la maîtrise des forces bosniaques et de Naser Oric. Ce dernier, qui était le commandant des forces de l’armée bosniaque dans cette enclave, reconnaît lui-même qu’il a été amené à conduire à partir de cette enclave une guerre qui a provoqué des massacres de la population serbe des villages environnants. Il était ainsi devenu pour les Serbes l’ennemi public numéro un, à la suite en particulier d’une action qu’ils n’ont jamais voulu lui pardonner et qui s’était passée dans la nuit du Noël orthodoxe, nuit sacrée de janvier 1993, où il a mené des raids sur des villages serbes et commis des massacres de population. J’ai été moi-même amené à me rendre sur les lieux et à voir les fosses communes qui ont été exhumées au printemps 1993, lorsque les Serbes ont repris l’offensive dans cette région.

Il y avait un degré de haine accumulée qui me faisait craindre ce qui, malheureusement, s’est produit deux ans plus tard, c’est-à-dire que, si Srebrenica tombait sous le pouvoir des Serbes, il y aurait des massacres épouvantables. C’est même pour cette raison que j’ai pris l’initiative, après en avoir rendu compte aux autorités au sein des Nations unies, c’est-à-dire au général Wahlgren d’abord, puis à Kofi Annan lui-même qui, à l’époque, était Secrétaire général adjoint chargé des opérations de maintien de la paix, de me rendre sur le terrain pour y mener l’action que vous connaissez avec les suites que vous connaissez.

Contrairement à ce que l’on a dit sur le fait que j’avais outrepassé mon mandat, cette action était autorisée par la mission qui m’avait été confiée, qui était de porter assistance à toute personne en danger. Or, j’avais la conviction que les dizaines de milliers d’habitants réfugiés dans la ville étaient en danger de mort, de mourir de faim, de froid ou des massacres suscités par le désir de vengeance exacerbé des Serbes. M’a également conduit à cette action la médiation qui m’avait été confiée par la conférence internationale pour la paix en Yougoslavie et la mission de Cyrus Vance et Lord Owen, puis celle de Martti Ahtisaari et Stoltenberg ensuite, qui négociait à Genève la mise en _uvre de ces accords Vance-Owen. Vous vous souvenez d’ailleurs qu’ils ont fini par être signés à Athènes par Milosevic lui-même, par Izetbegovic, un peu à son corps défendant, et par Karadzic, et qu’ils prévoyaient la mise en _uvre d’un accord peu différent de ceux qui ont été deux ans plus tard les accords de Dayton.

J’avais la conviction qu’il y avait une population gravement en danger. J’avais des interlocuteurs qui me disaient qu’ils ne faisaient que se défendre, que personne n’attaquait, qu’ils n’avaient qu’un désir de paix. Je les ai convaincus que, si c’était bien le cas, la seule solution pour éviter des débordements qu’ils attribuaient à leurs subordonnés, dont ils refusaient de prendre la responsabilité, c’était que nous déployions sur le terrain des observateurs.

A la suite du succès de cette action, j’ai proposé à l’époque, avec l’accord de Sarajevo, du Président Izetbegovic lui-même et des Serbes, la mise en _uvre de ce que j’ai toujours annoncé comme ne pouvant être qu’un expédient, c’est-à-dire l’application dans cette zone de Srebrenica des dispositions que nous avions négociées avec les Bosniaques et les Serbes dans le cadre de la mise en _uvre possible du plan Vance-Owen. Cela consistait à démilitariser la zone, et non pas à faire des zones protégées. Il était prévu - un accord a été signé en ce sens - que les combattants bosniaques présents dans l’enclave sous le commandement de Naser Oric se retireraient, que ceux qui voudraient rester devraient rendre leurs armes et que les autres devraient rejoindre les forces bosniaques déployées soit à Tuzla, soit à Zepa. A la suite de ce retrait, il était prévu également que les Serbes devaient se retirer progressivement de tous les villages avoisinants car on avait parfaitement conscience que la population de Srebrenica ne pouvait pas continuer de vivre enfermée dans cette enclave et qu’il fallait qu’elle puisse retourner dans les villages avoisinants si nous voulions lui assurer des conditions de vie décentes. Tel était le plan qui avait été accepté et qui, malheureusement, n’a pas pu être mis en _uvre puisque Mladic s’est opposé à la mise en _uvre des accords. Le Conseil de sécurité des Nations unies a décidé à ce moment-là la création de ces fameuses zones protégées étendues à toutes les enclaves. Il y en avait six, Bihac, Sarajevo, Gorazde, Zepa, Srebrenica et Tuzla.

La décision prise au Conseil de sécurité des Nations unies n’a malheureusement pas été suivie de la mise en _uvre des moyens nécessaires à la mission qui était ainsi confiée à mes successeurs. Le drame s’est noué à ce moment-là. Le rapport de Kofi Annan, très courageux, reconnaît les responsabilités de l’ONU. Il y avait à New York un angélisme que j’ai dénoncé et qui faisait s’imaginer que la seule présence de forces de maintien de la paix avec les moyens les plus faibles possibles pourrait assurer la mission qui nous était donnée. C’était une illusion que j’avais moi-même dénoncée et que tous mes successeurs ont dénoncée après moi. Cela a conduit à ce que ces zones protégées - à l’intérieur desquelles nous n’étions pas capables d’interdire l’action des forces bosniaques elles-mêmes - sont progressivement devenues des zones à l’intérieur desquelles les forces bosniaques pouvaient se sentir dans une relative sécurité et qu’elles utilisaient comme base pour lancer des attaques contre les Serbes. Ce qui explique la rage des Serbes, et de Mladic en particulier, contre cette décision.

Ce qui a suivi, vous le savez, c’est la réduction progressive à l’impuissance, le drame de la prise des otages à Sarajevo et ailleurs, au moment de l’Ascension en 1995. C’est aussi le sursaut, dont nous devons être fiers, de la reprise du pont de Vrbanja. M. le Ministre Léotard s’en souvient évidemment. C’est aussi la décision acceptée sur demande instante de la France de la mise en _uvre de cette Force de réaction rapide sans laquelle les chefs militaires n’avaient aucun moyen.

Je rappelle, et je l’ai publié, que, lorsqu’une première intervention avait été envisagée au moment du drame de Vukovar, donc à l’automne 1991 en Croatie, une étude avait été menée à Metz, au sein de l’état-major de la première armée dont j’étais le chef d’état-major, avec des représentants des neufs nations à l’époque de l’Union de l’Europe occidentale. 35 officiers supérieurs avaient étudié des interventions possibles dans le cadre de cette crise et proposé des plans qui, tous, passaient par la mise en _uvre d’une Force de réaction rapide. Ce plan n’a pas été mis en _uvre car l’Union européenne n’en avait pas la volonté. Ce sont les Nations unies qui sont intervenues, avec cette tradition de quarante années d’opération de maintien de la paix où il fallait, pour éviter que les soldats se trouvent entraînés malgré eux dans le conflit, qu’ils soient le moins armés possible, mais où il fallait surtout qu’ils aient l’interdiction formelle de mettre en _uvre la force, sauf lorsque leur propre vie était en danger. Ceci était évidemment une erreur. C’était parfaitement envisageable pour la mise en _uvre de forces d’interposition, mais certainement pas pour les missions qui ont été confiées dès l’origine à la force des Nations unies.

C’est la France qui a demandé la mise en _uvre de cette Force de réaction rapide. C’est la France qui a demandé que, surtout, on aille vers cette notion de légitime défense étendue qui permettait aux responsables sur le terrain de mettre en _uvre leurs forces, non pas seulement quand la vie de leurs propres soldats étaient en danger, mais chaque fois que la mission pouvait l’exiger.

Pouvait-on dans ces conditions, et c’est le vrai procès qui est fait à l’action de la France et du général Janvier, arrêter Mladic sur la voie de son attaque de l’enclave de Srebrenica, puis de Zepa et de Gorazde ?

Je crois sincèrement que non. Il y avait eu une illusion développée au moment de la guerre du Golfe qu’en appuyant sur un bouton, le feu du ciel pouvait bloquer tous les méchants. Cela a été vrai dans la guerre du désert. Cela ne l’était pas dans un terrain aussi peu apte au déploiement des blindés que la Bosnie-Herzégovine en général, et la région de Srebrenica en particulier. Donc, sur ce point, sans savoir ce qu’a pu vous dire le général Janvier, je crois très sincèrement que, comme la démonstration a été faite a posteriori au Kosovo, l’action venue du ciel ne pouvait pas, à elle seule, bloquer les forces de Mladic. Cette action n’aurait pu être utile que dans le cadre du soutien d’une opération au sol. Or, et c’est le point le plus important à mes yeux, cette action au sol n’a pas été menée par les forces bosniaques et, comme vous le savez probablement - si vous ne le savez pas, je l’ai publié sans jamais être démenti -, les forces bosniaques se sont retirées avant la chute de Srebrenica : Naser Oric a quitté l’enclave une semaine avant la chute de Srebrenica. Or, il aurait suffi à ses forces de détruire la route avec des mines pour que les chars ne pénètrent pas dans Srebrenica.

Je n’ai pas hésité à dire et à écrire que Mladic était tombé dans un piège à Srebrenica. Rappelez-vous, on était dans la perspective d’un retrait, pour ne parler que du retrait, des Casques bleus puisque toutes les voix, et en particulier à Washington à l’époque, plaidaient pour la levée de l’embargo sur les armes et que nous avions affiché très clairement que, s’il y avait levée de l’embargo sur les armes, il ne pouvait pas y avoir de Casques bleus qui restent sur le terrain.

Mladic était justifié à croire que la chute de Srebrenica entraînerait la levée de l’embargo sur les armes. Mais il s’en moquait complètement car il savait très bien que ce dont avaient besoin les forces bosniaques, c’était de matériels lourds. Personne ne les aurait laissé arriver sur le terrain, pas davantage les Croates que les Serbes, et des matériels lourds ne se parachutent pas. Donc, Mladic ne demandait que cela. Il s’attendait à une résistance qu’il n’a pas rencontrée. Il ne s’attendait pas, je pense, aux massacres, mais là, il avait complètement mésestimé les haines accumulées. Je ne crois pas que ce soit lui qui les ait ordonnés, mais je n’en sais rien, c’est ma conviction personnelle.

Pour ma part, quand j’ai gagné mon combat contre Milosevic, c’était en annonçant cela, en disant : " Si vous prenez Srebrenica, il va y avoir des massacres et la communauté internationale prendra fait et cause contre vous ".

Je vais achever sur cette introduction pour vous dire que je suis convaincu que la population de Srebrenica est tombée victime de la raison d’Etat, mais d’une raison d’Etat qui se situait à Sarajevo et à New York, et certainement pas à Paris. Si j’avais pu évacuer tous ceux qui le demandaient au moment où je suis intervenu à Srebrenica, nous aurions certainement sauvé un certain nombre de vies humaines. Vous savez que je n’ai pu évacuer que les blessés et 2 000 à 3 000 femmes et enfants. Ce sont les autorités de Izetbegovic qui se sont opposées à ce que l’on évacue tous ceux qui le demandaient - et ils étaient nombreux - vers Tuzla. Nous ne pouvions pas le faire car nous aurions été perçus comme prêtant nous-mêmes, forces des Nations unies, main forte à la politique de " purification ethnique ". Donc, je ne fais pas de procès. Je reconnais encore une fois le courage de Kofi Annan dans le rapport qu’il a fait, prenant ses responsabilités. L’erreur fondamentale est venue de ce que personne n’a écouté les demandes. J’en témoigne en tant que commandant de la Force de réaction rapide, cette fois, puisque c’est moi qui ai reçu le général Soubirou pour lui donner sa mission au moment où il a été envoyé à Ploce d’abord et, malheureusement trop tard, à Sarajevo. La volonté de la France était bien de sortir de l’impuissance dans laquelle on se trouvait, mais, malheureusement, cette Force de réaction rapide a été déployée trop tard. Il a fallu ce drame de Srebrenica, il a fallu le spectacle de cette population traitée comme du bétail, indépendamment même des massacres, et avant que l’on ait connaissance de l’étendue des massacres, pour que la prise de conscience se fasse, qu’il fallait donner les moyens, donc l’appui aérien, aux forces des Nations unies et le droit de les mettre en _uvre.

Je me suis rendu à Washington au mois d’août 1995, immédiatement après la chute de Srebrenica. J’y suis arrivé le 4 août. La veille, le Congrès américain avait décrété la levée de l’embargo sur les armes. Je vous donne un témoignage que j’ai déjà cité. A mon arrivée, j’étais attendu par une journaliste américaine. J’ai pris un taxi. C’est un chauffeur de taxi noir qui, m’entendant parler, m’a demandé de quel pays j’étais. Je lui ai dit que j’étais Français. Il m’a dit : " Vous les Français, vous êtes les seuls à avoir compris. On ne peut pas laisser ce peuple être traité comme du bétail ".

Je crois très sincèrement que nous n’avons pas à rougir de l’action qui a été menée par la France là-bas, que le sursaut du pont de Vrbanja est quelque chose qui a été réellement un premier déclic, mais qu’aux Etats-Unis, le déclic n’est venu qu’après la chute de Srebrenica. J’avais écrit dès le départ que, tant que Washington ne serait pas investie dans la solution de la crise, il n’y aurait pas de solution. Clinton a eu l’intelligence politique de sentir à l’occasion de cette réaction profonde, intime de la population des Etats-Unis, qu’il pouvait affronter son Congrès. La décision de mise en _uvre de la Force de réaction rapide, la décision de déclenchement des batteries déployées sur le mont Igman, tout cela a finalement permis la défaite de Mladic et la signature des accords de Dayton. Mais il avait fallu quatre ans pour prendre conscience de cette nécessité. Je crois très sincèrement que ce n’est pas faute que le commandement français sur le terrain, et le Gouvernement, autant que je puisse en avoir jugé, l’aient demandé.

M. Pierre Brana : Vous avez dit quelque chose qui m’a paru tout à fait essentiel, à savoir que vous aviez perçu très tôt la haine qui séparait les protagonistes et que vous avez fait remonter à l’ONU ce sentiment de haine.

Général Philippe Morillon : Je l’ai fait aussi remonter à Belgrade. Je suis allé voir Milosevic et lui ai dit : " Voilà ce qui va se produire ". Lui m’a aidé. Si j’ai gagné ce combat à l’époque, c’est par la prise de position de Milosevic. Mais New York était au courant.

M. Pierre Brana : En définitive, cette haine étant connue de New York, le drame de Srebrenica - non qu’il fût prévisible, personne ne peut dire qu’est prévisible une pareille tragédie - devenait possible, c’est-à-dire qu’au fond, on savait qu’il y avait une haine qui pouvait amener à des massacres. Donc, l’ambiance devait être telle que l’on devait savoir que la moindre erreur pouvait conduire à des choses abominables.

Vous avez tout à l’heure critiqué l’armée bosniaque.

Général Philippe Morillon : Non, pas l’armée bosniaque. Je vous ai dit que Naser Oric, à mes yeux, a obéi à un ordre qui lui est venu de Sarajevo de quitter la zone.

M. Pierre Brana : Donc, disons le Gouvernement bosniaque.

Général Philippe Morillon : Je n’ai pas peur de dire que c’est Sarajevo qui, délibérément, a provoqué le drame. C’est la présidence, c’est Izetbegovic. Naser Oric obéissait à la présidence bosniaque à Sarajevo.

M. Pierre Brana : L’avantage que l’on a avec vous, c’est que vous êtes à la fois le politique et le militaire. Vous pouvez donc faire la synthèse entre les deux.

Général Philippe Morillon : C’est l’avantage que j’ai eu et que n’a pas eu mon ami Janvier. Je n’ai pas peur de le dire : j’étais dans une situation dans laquelle on m’avait donné une mission politique. Effectivement, j’ai eu à assumer les deux rôles.

M. Pierre Brana : Croyez-vous que, militairement - là, c’est au militaire que je m’adresse - l’armée bosniaque pouvait tenir Srebrenica ?

Général Philippe Morillon : Oui. Cela aurait coûté des pertes importantes. Je crois savoir, mais c’est à vérifier, que Mladic avait accepté la perspective de laisser 7 000 morts dans cette bataille. Il y est rentré sans coup férir. Quand je vous dis qu’il est tombé dans un piège et que ce piège était délibéré, ce n’est pas une critique que je fais à Izetbegovic. A mes yeux, il n’avait pas d’autre moyen de provoquer ce qu’il voulait, c’est-à-dire la prise de position de la communauté internationale à ses côtés.

M. Pierre Brana : Et militairement, côté néerlandais ?

Général Philippe Morillon : Les Néerlandais, les pauvres, je les plains de toute mon âme, aujourd’hui encore, de s’être trouvés dans cette situation épouvantable. Ils étaient d’abord peu nombreux. Ils ont vu les combattants eux-mêmes abandonner et ils n’avaient pas le droit de tirer sauf quand leur vie était en danger. Je ne veux pas leur jeter la pierre. Ils auraient pu faire un baroud d’honneur, peut-être. Ils ne l’ont pas fait, c’est un constat, mais je ne veux pas leur jeter la pierre.

M. Pierre Brana : Et qu’en est-il de la directive du général Janvier disant que l’accomplissement du mandat est subordonné à la sécurité du personnel des Nations unies ?

Général Philippe Morillon : Il s’en est sûrement expliqué auprès de vous. C’est la conséquence terrible de cette loi du " zéro mort " que j’ai toujours dénoncée. Si l’on n’est pas capable de supporter des pertes, ce n’est pas la peine de se payer une armée. Je l’ai dénoncée à Washington à cette époque d’ailleurs.

M. Pierre Brana : Lorsque nous avons reçu l’amiral Lanxade, il nous a dit que l’on pouvait sauver Srebrenica en 1994, mais pas en 1995.

Général Philippe Morillon : Je pense qu’il a raison. On aurait pu le sauver en mettant en place plus vite la Force de réaction rapide. Si la Force de réaction rapide avait été présente à Srebrenica, cela aurait traduit une volonté politique dont Mladic était conscient qu’elle n’existait pas. Dans ces conditions, je répète que Mladic n’avait qu’un objectif : provoquer le retrait de la force des Nations unies pour affronter seul à seul ses ennemis, avec la conviction qui était la sienne qu’il allait les battre sans coup férir. Nous étions des " empêcheurs de tourner en rond " à ses yeux et il n’avait que cet objectif. N’oubliez pas qu’il était le seul à avoir le pouvoir à l’époque, dès 1993, mais encore plus après. J’ai écrit, publié que, lorsque je l’ai rencontré après qu’il s’est opposé à l’application du plan Vance-Owen, je lui ai dit : " Vous avez pris vos responsabilités, vous avez les épaules larges, j’espère que votre peuple n’aura jamais à regretter votre décision ".

M. Pierre Brana : Comment expliquez-vous cet abominable massacre ?

Général Philippe Morillon : Par la haine accumulée. Il y a eu des têtes coupées. Il y avait eu des massacres abominables commis par les forces de Naser Oric dans tous les villages avoisinants. Quand je suis allé à Bratunac à l’époque où je suis intervenu, je l’ai sentie. Il y a eu d’ailleurs de très bons livres depuis sur ce drame qui confirment ce que je vous dis.

M. François Léotard, Rapporteur : Si le Président le permet, je voulais faire allusion à une expérience personnelle antérieure à mon mandat gouvernemental, que je peux donc évoquer avec beaucoup de simplicité devant la Mission d’information. Je me suis rendu en Yougoslavie en 1991-1992. Il y avait des gens cloués sur les portes des granges à certains endroits. Il y avait des femmes violées sur les places publiques. Les rapports des consuls ou des observateurs français au Quai d’Orsay étaient extraordinairement apaisants en disant que ce n’était pas grave, qu’il n’allait rien se passer. J’ai rencontré la plupart des diplomates français à l’époque dans cette région, qui disaient que cela allait s’arranger. C’était le début de la crise.

Je rappelle que Vukovar est tombée en 1991 et que c’est la première ville européenne rayée de la carte depuis 1945.

S’agissant de la haine que mentionnait le général Morillon, elle remonte à 1389. Il y a six siècles de haine dans cette région. On peut lire Le Couteau de Vick Draskovitch ou Le Pont sur la Drina de Ivo Andric ; la littérature elle-même, serbe ou bosniaque, est une littérature de haine. Les gens se sont empalés, coupés en morceaux, détruits les uns les autres depuis six siècles.

Général Philippe Morillon : Le seul progrès par rapport à cette époque connue est que s’ils continuaient de couper les têtes, ils ne les plantaient plus sur des poteaux, mais les enterraient.

M. Pierre Brana : Qui pourrait penser au XXème siècle à des massacres gratuits comme ceux-là ?

M. François Léotard, Rapporteur : Ceux de la dernière guerre avaient été épouvantables. C’étaient des yeux dans des corbeilles, des oreilles, des nez coupés. Malheureusement, c’est une région dans laquelle la haine ethnique et religieuse est très ancienne et répercutée de famille en famille. Nos histoires françaises sur nos voisins allemands ne sont rien à côté de ce qui se transmettait de famille en famille dans les familles yougoslaves.

Je ferme la parenthèse pour poser quelques questions au général Morillon.

Je ne veux pas du tout vous mettre en situation de contradiction avec le général Janvier, je voulais simplement vous poser quelques questions que nous lui avons posées tout à l’heure. Il est possible que vos analyses soient légèrement différentes.

Il a fait état, et tout le monde le sait, de divergences assez fortes quant aux analyses et aux comportements des alliés dans cette affaire, notamment sur le terrain, avec les adjoints ou subordonnés d’autres nationalités. Pouvez-vous confirmer cette situation et cette réalité ?

La deuxième rejoint celle que Pierre Brana a posée. A partir de quel moment avez-vous eu le pressentiment d’un désastre possible à Srebrenica et comment l’avez-vous traduit dans vos informations destinées au siège de l’ONU ?

Sur la troisième question, que j’ai posée moi-même tout à l’heure au général Janvier, peut-être votre analyse est-elle différente, comme j’ai cru le comprendre à l’instant. Si, à la place des 400 soldats néerlandais, cela avait été 400 soldats français, quelle que soit leur unité, à votre avis, cela se serait-il passé de la même manière ?

Général Philippe Morillon : S’agissant des divergences entre militaires de nationalités différentes, j’avais une liberté d’action que jamais Janvier n’a pu avoir. Par conséquent, quand j’avais des problèmes avec les contingents, et j’en ai eus, je me tournais souvent directement vers les Gouvernements intéressés, tel ou tel contingent égyptien par exemple contestant la décision que j’avais prise de les mettre à tel ou tel endroit. Bien sûr, nous avions à tenir compte des réactions des responsables de chaque contingent. J’avais eu la chance, au moment du déclenchement de l’opération sur la Bosnie-Herzégovine, en septembre 1992, et quand le commandement m’en a été confié, de rassembler à Zagreb des représentants des états-majors et des Gouvernements des principaux contingents. J’avais proposé un plan qui avait été accepté par les Gouvernements et les états-majors et qui me permettait de dire aux responsables des différents contingents sur le terrain : " Ou vous acceptez cet ordre, ou je demande votre relève ". Je ne crois pas que Janvier n’ait jamais été dans cette position-là après moi. Plus personne après moi n’a été dans cette position puisque j’ai été le seul à avoir les initiatives. C’est probablement la raison pour laquelle a été nommé, à la fin de ma mission, un délégué civil permanent de l’ONU, M. Stoltenberg, qui était à Genève, pas à Sarajevo. Je ne sais pas ce qu’a pu vous dire le général Janvier.

M. François Léotard, Rapporteur : Il a mis l’accent sur les Britanniques.

Général Philippe Morillon : Avec les Britanniques, j’ai toujours eu d’excellentes relations et je n’ai pas eu de problème.

M. François Léotard, Rapporteur : A quel moment avez-vous senti qu’il y aurait un désastre humanitaire ?

Général Philippe Morillon : Dans la semaine qui a précédé mon action, j’ai reçu la visite de M. Joxe qui venait faire ses adieux. Je suis intervenu par cette initiative qui a consisté à me rendre sur le terrain avec quelques hommes car je savais bien que moi seul pouvais y arriver en raison du respect que chacun des combattants avait pour moi. Donc, j’étais le seul à pouvoir me rendre là-bas. Je l’ai dit à l’époque au Ministre Joxe et je l’ai dit bien sûr au général Wahlgren, mon supérieur. Il y avait un photographe allemand et un représentant de Médecins sans frontières qui avaient réussi à pénétrer dans Srebrenica. Moi-même, je m’étais rendu avant cela à Srpska dans la semaine qui a précédé. J’ai reçu de la part de ce médecin l’information que, réellement, les gens étaient en train de mourir de faim et de froid.

M. François Léotard, Rapporteur : Vous l’avez écrit ?

Général Philippe Morillon : Oui, sûrement. J’ai mes notes.

M. François Léotard, Rapporteur : Pourrait-on les avoir ?

Général Philippe Morillon : Je vais demander qu’on les recherche. Je l’ai dit à Wahlgren, mais il venait d’arriver. Je n’ai pas pu manquer de l’écrire puisque je faisais des rapports quotidiens à l’ONU.

Le Président François Loncle : Vous parlez du Ministre Joxe. Pour moi, cela évoque soit la fin 1992, soit le début 1993. Il a été nommé à la Cour des Comptes à ce moment-là. Je siégeais au Gouvernement et c’est Pierre Bérégovoy qui a assuré l’intérim.

Général Philippe Morillon : Il est parti en février 1993. Au moment même où j’étais à Srebrenica, c’était M. Bérégovoy. Mais j’ai vu le Ministre Joxe dans sa visite d’adieu et lui ai dit mes inquiétudes. C’était en février 1993 probablement.

Général Philippe Morillon : S’agissant de ce qui se serait passé si le contingent présent à Srebrenica avait été français, je ne veux pas rentrer dans ce sujet.

M. François Léotard, Rapporteur : On a parlé des fautes des Néerlandais. Je voudrais savoir si c’est votre sentiment en tant que militaire. Pour ma part, je ne partage pas ce sentiment. Le général Janvier a dit tout à l’heure que, si cela avait été des Français, cela se serait passé différemment.

Le Président François Loncle : C’est-à-dire qu’ils auraient attaqué alors que les Néerlandais n’ont pas attaqué.

Général Philippe Morillon : Tout le temps où j’étais sur le terrain, j’ai dit à mes chefs de contingent : " Seule la passivité est infamante. Les règles d’engagement, je ne veux pas en entendre parler. Vous "m’emmerdez" avec le mandat ". Tout le monde sait que j’ai eu cette attitude permanente. Cela m’était possible puisque j’assumais des responsabilités politiques et militaires, mais Janvier n’avait pas cette possibilité. Les Français auraient-ils fait Camerone ? C’est dans la tradition. S’il y avait eu des légionnaires, oui. Cela dit, allons au fond des choses, et là, c’est le chrétien qui va vous parler. Le baroud d’honneur est interdit par la morale chrétienne puisque la guerre étant considérée comme un mal, la mise en _uvre de l’action guerrière ne pouvant être qu’un moindre mal, elle ne peut être décidée que pour la poursuite d’un objectif dès lors qu’existe une chance qu’il aboutisse. Elle n’est pas interdite par les règlements militaires. Elle est même célébrée. J’ai été légionnaire moi-même.

On a dit que j’avais fait un baroud d’honneur à Srebrenica. Non. J’avais conscience que j’avais une chance de gagner ce combat-là, mais je n’aurais pas entraîné les quelques types que j’avais avec moi, y compris, souvenez-vous, des Américains, si cela n’avait été que pour sauver l’honneur des Nations unies. Srebrenica 1995 ? Sauver l’honneur, oui, c’est dans la tradition française. Mais je refuse de condamner les Néerlandais.

Mme Marie-Hélène Aubert : J’ai un sentiment un peu contradictoire. D’un côté, nos interlocuteurs français disent - je caricature un peu : " Nous étions les seuls à vouloir faire quelque chose ".

Général Philippe Morillon : Je crois que c’est vrai.

Mme Marie-Hélène Aubert : Et de l’autre, les Français ont toujours été considérés comme plutôt philo-Serbes. Je ne dis pas cela de façon agressive.

Général Philippe Morillon : Je ne le prends pas comme cela.

Mme Marie-Hélène Aubert : Ce qui peut se comprendre d’ailleurs : il y a des affinités culturelles, religieuses qui portaient plutôt les Français à être plus indulgents à l’égard des Serbes que des Musulmans. J’emploie le mot " Musulman " à dessein.

Général Philippe Morillon : C’était une nationalité à l’époque.

Mme Marie-Hélène Aubert : Cela peut se comprendre. Je vois donc là une certaine contradiction là-dedans. J’ai du mal à croire que ce ne soit que le complot anglo-américain qui accuse les Français d’avoir été trop indulgents avec les Serbes dans un premier temps. Il y a aussi des raisons objectives à cela. D’ailleurs, François Léotard disait à l’instant que les rapports qui émanaient du terrain semblaient minimiser l’ampleur des choses et mettaient cela sur le compte de conflits ancestraux. Quel est votre point de vue sur cette contradiction ?

Deuxièmement, concernant Sarajevo, il est manifeste - et tous nos interlocuteurs nous l’ont dit - que Sarajevo était l’enjeu majeur pour les Français. Dans les plans Vance-Owen ou le plan Juppé-Kinkel, qu’advenait-il des enclaves de l’Est ? N’y avait-il pas une espèce d’accord tacite de laisser aller les choses de façon que l’on puisse sauver Sarajevo, quitte à laisser un peu filer les enclaves, sans imaginer sans doute l’ampleur des massacres, notamment à Srebrenica ?

Le Président François Loncle : Sur le premier point, on peut aussi faire allusion à un point souvent soulevé par les commentateurs, les historiens : le poids de l’Histoire et l’engagement serbe aux côtés des alliés pendant la deuxième guerre mondiale et la tradition d’amitié franco-serbe. Cela a-t-il pesé d’une façon ou d’une autre ?

Général Philippe Morillon : Si nous avons pu donner cette impression, c’est qu’en règle générale, quand nous avions obtenu un accord des Serbes - il n’y avait qu’un seul niveau où l’on pouvait obtenir un accord : c’était Mladic - il tenait sa parole tandis que les autres ne le faisaient pas.

Le Président François Loncle : Les autres... ?

Général Philippe Morillon : Les Bosniaques, et même les Croates, à un moindre degré. Mais, cela n’avait aucune connotation sur le terrain, en tout cas quand j’étais là.

Bien sûr, l’amitié franco-serbe, les Serbes la mettaient, eux, toujours en avant. Mais, nous qui étions sur le terrain, à qui il était demandé d’être impartiaux, si nous avons pu être perçus comme ayant pris le parti des Serbes, c’est parce que nous nous en sommes tenus à l’impartialité et que nous avons dénoncé - et j’ai été le premier à le faire pendant tout le temps de mon séjour là-bas - les attaques quand elles venaient d’autres parties. La presse internationale, et l’opinion publique à travers elle, avaient pris parti pour le faible, pour les Bosniaques contre les Serbes. Nous avons eu un rôle difficile à jouer, mais, si j’ai pu gagner mon engagement de l’époque à Srebrenica, c’est parce que je crois, et j’en ai encore des témoignages aujourd’hui, que les trois communautés avaient reconnu cette impartialité. Quand j’étais sur le terrain, il n’était pas question qu’aucun de mes subordonnés puisse prendre parti. Mais, quand on ne prenait pas parti, évidemment, on n’était pas toujours compris et le procès peut peut-être venir de là. Je ne sais pas si ma réponse vous satisfait.

Mme Marie-Hélène Aubert : Vous, personnellement, au-delà de l’attitude d’impartialité qui vous était demandée, considériez-vous effectivement... ?

Général Philippe Morillon : Le jour où Mladic a trahi sa parole, cela a fait le tour des médias, j’ai refusé de lui serrer la main.

Mme Marie-Hélène Aubert : Pour vous, était-il clair qu’il y avait un agresseur et un agressé ou pas ?

Général Philippe Morillon : Quand j’ai quitté Sarajevo le 13 juillet 1993, j’ai été l’objet d’attentions particulières de la part de tous les partis, à commencer par Izetbegovic, mais pas de Mladic.

Mme Marie-Hélène Aubert : Considériez-vous qu’il y avait un agresseur et un agressé et qu’il fallait défendre l’agressé ou pas ?

Général Philippe Morillon : Non. J’ai vécu la crise depuis son début en avril 1992 et j’ai toujours refusé de considérer qu’il y avait des agresseurs et des agressés. C’est ce qui m’a été reproché longtemps par les Bosniaques.

M. le Président : Comment peut-on définir le conflit ?

Général Philippe Morillon : Ce drame épouvantable, qui n’avait pas été prévu, est la résurgence de la peur d’être dominé. Les Serbes qui étaient dans les montagnes autour de Sarajevo y étaient car on leur avait dit que, s’ils n’y allaient pas, leurs femmes allaient porter le voile islamique. Je l’atteste. C’est la maladie de ce pays. Le Ministre Léotard vous disait que cela dure depuis sept siècles. Tant qu’ils ont au-dessus d’eux une autorité qui garantit que l’autre ne va pas dominer, le dispositif tient. Cela a été, à travers l’histoire, le rôle de l’Empire ottoman, de l’Empire austro-hongrois, de Tito. Si Tito a réussi son pacte de réconciliation, c’est sur ce thème. Et c’est le rôle qu’ils attendent aujourd’hui de l’Europe. C’est pourquoi nous devons rester là-bas. Je continue d’entretenir avec l’ensemble des pays concernés des relations personnelles au sein de la délégation de l’Union européenne pour l’Europe du Sud-Est.

La réponse est là : c’est la maladie de la peur qui a été exploitée et on ne peut pas le pardonner à ceux qui l’ont exploitée à grand renfort de rappel des massacres précédents. Cette solidarité dans l’_uvre de mort entraîne, tout de suite, des hommes et des femmes qui, pourtant, à la veille du drame, défilaient dans les rues de Sarajevo et disaient : " Il est Serbe, je suis Musulman, jamais il ne sera possible que nous nous affrontions ". Mais, quand leurs frères tombent, il y a un engrenage infernal de la violence et de la peur, blood and vengeance, que je me suis efforcé d’enrayer pendant tout le temps où j’étais là-bas, malheureusement, sans succès. Très sincèrement, c’est comme cela que je l’ai vécu.

M. le Président : Merci beaucoup, Mon Général. C’était tout à fait intéressant.

Général Philippe Morillon : Je l’ai dit aux journalistes car, bien sûr, ils ont voulu m’entraîner dans ce débat : je refuse d’être considéré comme l’aigle blanc là où Janvier pourrait être l’aigle noir.


Source : Assemblée nationale (France)