(mardi 30 janvier 2001)
Présidence de M. François Loncle, Président
Le Président François Loncle : Au début de cette séance, je souhaite faire une mise au point. Jeudi dernier, nous n’avons pas eu le plaisir de recevoir les journalistes aux auditions des généraux Janvier et Morillon. Des interrogations, voire des critiques, se sont élevées, ici et là, quand le huis clos a été imposé aux auditions des généraux Janvier et Morillon. Je tiens à redire avec la plus grande clarté que c’est le ministère de la Défense qui en a pris la responsabilité. Il fonde sa demande sur le parallélisme des positions qui doit, selon lui, présider aux audiences du TPI pour l’ex-Yougoslavie, et à celles de la Mission d’information s’agissant des généraux Cot, Morillon, Gobilliard et Janvier.
Si je n’avais pas fait droit à la demande de huis clos exprimée par le ministère de la Défense, le risque existait que les militaires ne viennent pas ou bien qu’ils ne répondent pas à nos questions, ce qui aurait été parfaitement dommageable. Je tiens à réaffirmer la préférence de l’ensemble des membres de la Mission d’information pour les auditions ouvertes à la presse, même si la règle générale est que ces auditions ne soient pas ouvertes à la presse. Nous avons décidé le contraire : les auditions à huis clos seront exceptionnelles. Telle est notre volonté.
Néanmoins, le huis clos, pratique plutôt habituelle, n’est pas en soi dommageable pour l’objectif final, même si c’est désagréable sur le moment. Il peut même, dans certains cas, présenter un intérêt. En ce qui concerne les auditions des généraux Janvier et Morillon, je peux vous assurer d’une part, de leur qualité informative, et d’autre part, qu’elles seront largement exploitées dans le rapport final. Je fais totalement confiance aux deux rapporteurs pour exprimer au maximum l’ensemble de ce qui a été dit, jeudi dernier.
D’ailleurs, à l’issue des deux heures et quart d’audition du général Janvier, j’ai posé une question finale : " Auriez-vous dit exactement la même chose si cette audition avait été ouverte à la presse ? ". Il m’a répondu non, ce qui était d’ailleurs notre impression.
Cela oblige donc la Mission d’information à restituer l’essentiel de cette audition. Nous avons en effet la ferme intention de rédiger un rapport complet, honnête et substantiel et l’ambition de faire la lumière, tout au moins pour ce qui concerne la partie française, sur les tragiques événements de Srebrenica. Aussi souhaiterais-je vivement que l’on ne mette pas en doute notre volonté consciente et scrupuleuse d’aboutir, et qu’aucune personnalité ou organisation, aussi prestigieuse soit-elle, ne porte un jugement aussi définitif qu’arbitraire, avant la fin des travaux de la Mission d’information et la publication du rapport.
Je rappellerais simplement que des critiques semblables à celles formulées - à mon encontre ou à l’encontre de la Mission d’information - dans une dépêche de l’AFP par Médecins sans frontières ont été proférées au début de la mission sur le Rwanda, mais la plupart se sont tues lorsqu’est paru le rapport très riche et bien accueilli de mes collègues Cazeneuve et Brana.
Voici quelques extraits de la lettre que le ministère de la Défense m’a adressée. M. le directeur de cabinet du Ministre précise : " Tous les agents, civils et militaires, dont l’audition sera demandée seront auditionnés par la mission. Certains de ces agents ont déjà été auditionnés par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, soit à la demande des juges, soit à la demande du procureur. Dans le premier cas, le tribunal a alors défini les conditions de l’audition. Ainsi en application de l’article 69 du règlement de procédure et de preuve du tribunal, la chambre de première instance a, par une décision du 12 mai 1999, ordonné que la déposition du général Morillon devant la chambre ait lieu à huis clos. Cette audition s’est tenue le 21 juin 1999. Dans le second cas, les modalités des auditions ont été définies avec le procureur du tribunal. Ces auditions visent alors à rassembler des informations contre des présumés criminels déjà arrêtés ou contre des personnes faisant l’objet d’acte d’accusation secret ou non. Dans le cadre des articles 39 et suivants du règlement de procédure et de preuve du tribunal, ces auditions ont été organisées à huis clos et il en ira de même pour les auditions en cours d’organisation à la demande du procureur du tribunal. Il en va ainsi pour les généraux Morillon, Cot, Gobilliard, et Janvier " .
J’ai d’ailleurs vu un échange de lettres à ce sujet entre le procureur Louise Arbour et l’ONU, sous les ordres desquels les généraux étaient en mission en Bosnie. Pour lever l’immunité de ces généraux par rapport à l’ONU, il était demandé le huis clos, comme condition, par le Secrétaire général. Tout cela n’est ni une invention du ministère de la Défense ni de la Mission d’information.
" Au total, la France apporte son plein et entier concours au tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie. De même, la mission parlementaire dispose de tout le soutien du Gouvernement. Il est nécessaire que, dans ce cadre, les quelques agents publics auditionnés par la mission, dont la coopération est par ailleurs requise par le tribunal, soient auditionnés selon des modalités analogues. Le tribunal comme la mission seront ainsi à même d’exercer leur responsabilité ".
" Il est essentiel que l’ensemble des faits sur l’ex-Yougoslavie soient établis et les criminels de guerre arrêtés et jugés. Il n’y aura pas de paix sans vérité et sans justice. "
M. Jean-David Levitte, qui, après avoir été Représentant de la France auprès des Nations unies, à Genève, directeur d’Asie et directeur général des relations culturelles, a été, de mai 1995 à fin 1999, conseiller diplomatique du Président de la République, Jacques Chirac. Il est depuis le Représentant permanent de la France auprès des Nations unies à New York.
M. Jean-David Levitte : M. le Ministre, Mesdames, Messieurs, je suis très heureux d’apporter aujourd’hui mon témoignage, de contribuer à éclairer ce que fut la position de la France avant, pendant et au lendemain de la terrible tragédie de Srebrenica.
Mon témoignage vient compléter celui que vous avez récemment entendu de M. Alain Juppé. Je viens aujourd’hui apporter ma part de vérité. Celle d’un collaborateur du Président Jacques Chirac. J’ai pris mes fonctions le 17 mai 1995, le jour de sa prise de fonction ; je n’ai pas eu à vivre la période précédente et j’ai été plongé directement dans les affaires de Bosnie. Quand M. Jacques Chirac a pris ses fonctions, nous étions aux deux tiers de la présidence française de l’Union européenne ; nous avions donc à préparer le Conseil européen de Cannes ; nous étions à trois semaines du sommet du G7 de Halifax. Comme sherpa, j’avais également à préparer ce deuxième grand rendez-vous. Pourtant, d’emblée, c’est le drame de la Bosnie qui a occupé le premier rang des préoccupations du Président de la République. J’ai eu la chance d’avoir à côté de moi M. François Delattre, un jeune et remarquable diplomate qui traitait ce dossier au cabinet de M. Alain Juppé, Ministre des Affaires étrangères, et qui a assuré la continuité de l’information au cabinet du Président de la République.
Le 17 mai 1995, lorsque le Président de la République prend ses fonctions, de violents combats se déroulent autour de Sarajevo. Ce fut le début d’une nouvelle épreuve de force, les Serbes s’emparant d’armes lourdes censées être cantonnées dans des points de regroupement des armements. La FORPRONU demande aux Serbes de restituer les armes. Les Serbes ne le font pas. L’OTAN bombarde. Le 26 mai, 400 soldats de la FORPRONU, 33 observateurs, sont pris en otages, certains transformés en boucliers humains, tous humiliés. Une semaine après sa prise de fonction, le Président a été amené à réagir vite et fort face à ce qu’il a ressenti comme une humiliation inacceptable. Le Président de la République, qui a une longue expérience des affaires militaires, a toujours considéré que l’on pouvait tuer ou blesser un soldat au combat, mais qu’on ne pouvait pas humilier l’armée française. Il fallait donc réagir et réfléchir très vite à ce que pouvait être cette réaction française face à une provocation massive des Bosno-Serbes. Le Président a été d’emblée convaincu qu’il était absolument nécessaire de changer la donne militaire. Le choix était soit le retrait, soit le passage à la vitesse supérieure. Le Président de la République a immédiatement écarté l’hypothèse du retrait parce que le drame de la Bosnie se déroulait aux portes de l’Union européenne, à deux heures de vol de Paris. Nos valeurs démocratiques, sur lesquelles on essayait de bâtir l’Union européenne, étaient bafouées à nos portes, et si nous ne réagissions pas, nous, Français, Européens, personne ne le ferait à notre place. Les Américains ne souhaitaient pas intervenir directement militairement au sol.
Comment bâtir une réaction militaire différente de la situation de la FORPRONU au sol ? Très vite a émergé l’idée de la création de la Force de réaction rapide (FRR). Très vite s’est noué un partenariat entre le Président Jacques Chirac et le Premier ministre John Major. Le Président de la République a fait une visite d’Etat en Grande-Bretagne où sont apparues les prémisses de ce qui est devenu ensuite l’esprit de Saint-Malo. Le Président de la République souhaitait d’abord changer l’état d’esprit ; ce n’était pas facile car nous étions prisonniers, englués dans la logique onusienne de la FORPRONU. En même temps, il fallait réagir parce que les humiliations continuaient. Vous connaissez l’épisode, le lendemain même de la prise d’otages, du pont de Vrbanja, où des soldats serbes qui avaient récupéré des uniformes français ont, par traîtrise, pris ce pont. Dans la ligne de l’instruction générale donnée par le Président de la République, nos militaires l’ont repris. Nous avons eu deux morts. Le Président de la République s’est rendu aux obsèques de ces deux soldats et leur a rendu un hommage. C’était aussi l’occasion de marquer sa détermination, sa volonté d’imposer désormais et définitivement une ligne d’extrême fermeté face aux provocations bosno-serbes.
L’objectif était simple : refus absolu de toute solution imposée par la force des armes et qui se traduirait par la poursuite d’opérations de " purification ethnique " ; au contraire, volonté d’imposer par la modification du rapport des forces sur le terrain un accord politique débouchant sur un accord de paix. Ce que j’explique là n’est pas une critique du passé parce qu’on peut débuter une opération sur des bonnes bases, la voir progressivement évoluer, pour finalement s’apercevoir que la situation à laquelle on se trouve confronté impose une réflexion et une volonté nouvelles. C’est ce qui s’est passé à la fin du mois de mai 1995.
Comment créer la FRR ? le Président avait des idées extrêmement simples. Il souhaitait qu’on impose une présence de supériorité militaire sur le terrain, avec notamment une présence aussi massive que possible des canons de 155. C’est une arme qu’il connaissait très bien car lorsqu’il était Premier ministre de la première cohabitation, la décision a été prise à Matignon de construire ce canon puissant, très précis, et doté d’un radar particulièrement performant.
Sur la base d’un accord franco-britannique, le 3 juin 1995, s’est tenue à Paris une réunion des Ministres de la Défense et des chefs d’état-major des pays de l’Union européenne et de l’OTAN. A ce moment-là, le principe de la création de la FRR a été adopté. C’est allé très vite. Le 8 juin, sans attendre l’arrivée des éléments de la FRR, les mortiers lourds du contingent français de la FORPRONU étaient installés sur le mont Igman, qui domine la ville de Sarajevo.
Le 15 juin, le Président de la République s’envolait pour son premier déplacement à l’étranger. c’était le sommet Union européenne - Etats-Unis à Washington. J’ai vécu le plus bref sommet Union européenne - Etats-Unis de l’Histoire : vingt minutes. Pourquoi ? le Président de la République avait une préoccupation : convaincre le Président Clinton que les Etats-Unis devaient, au Conseil de sécurité, apporter leur soutien au nécessaire projet de résolution créant la FRR qui ne pouvait être créée en dehors du système des Nations unies et de la FORPRONU. Il fallait qu’elle s’ajoute à la FORPRONU et crée la différence sur le terrain. Pour cela, il fallait d’abord passer par le Conseil de sécurité et donc obtenir la voix des Etats-Unis.
Or, dans le Bureau ovale, lors de cet entretien où le Président de la République a déployé toute sa force de conviction pour entraîner le Président Clinton avec nous, ce dernier a dû expliquer qu’il était de c_ur et de sympathie avec la volonté française d’imposer une nouvelle donne, mais qu’il avait reçu la veille, le 14 juin, une lettre très négative de MM. Newt Gingrich et Bob Dole. Le Congrès ne voulait pas aider à la création de la FRR. Le Président Clinton a fait valoir que compte tenu de ses mauvaises relations avec le Congrès, il n’était pas en mesure de le convaincre de nous suivre. Or sans l’accord du Congrès, on n’obtenait pas de financement et donc pas de vote positif des Etats-Unis. Le Congrès était à majorité républicaine avec M. Gingrich à la Chambre des représentants et M. Dole au Sénat. Le Président de la République a dit : " Je vais aller les voir ". Le Président Clinton les a appelés, leur a demandé un rendez-vous qui a été pris dans l’heure. C’est la raison pour laquelle le sommet Union européenne -Etats-Unis a duré vingt minutes.
L’entretien a très mal commencé. M. Gingrich a expliqué qu’il avait quatre raisons d’être totalement opposé à la création de la FRR. Sachez simplement qu’au bout d’une heure, M. Gingrich a dit : " Monsieur le Président, je vais vous soutenir pour quatre raisons ". La quatrième était que cela ne coûte pas un dollar aux contribuables américains. " Très bien. La France assume. " a dit le Président de la République.
Le lendemain, nous sommes partis vers Halifax pour le Sommet du G7 avec une escale à New York ; nous avons improvisé un déjeuner avec M. Boutros Boutros-Ghali, Secrétaire général des Nations unies, pour le prévenir de ce que nous allions faire. Les sommets du G7 commencent toujours par un dîner restreint aux seuls chefs d’Etat et de Gouvernement, les sept. A 21 h 45, les sherpas ont été invités à rejoindre la salle du dîner. J’ai alors vu un spectacle assez inhabituel. Au milieu des tasses de café et des assiettes à dessert, le Président Clinton, le Président Chirac, le Chancelier Kohl et M. John Major étaient en train de rédiger une résolution du Conseil de sécurité. Bien que n’étant pas des experts, ils savaient exactement ce qu’ils souhaitaient y faire figurer et ce que M. Clinton souhaitait enlever : la partie contribution financière. On a demandé si, parmi les sherpas, certains avaient une expérience des Nations unies, ce qui était mon cas. Vers 22 heures, le texte était adopté entre les chefs d’Etat. J’ai reçu alors une instruction très précise du Président Chirac : " Vous téléphonez à M. Jean-Bernard Mérimée (Ambassadeur de France auprès des Nations unies), et je veux que ce texte soit adopté dans la nuit ". A 3 heures du matin, la résolution 998 était adoptée, la FRR était créée avec, dans son paragraphe 10, un plafond à 12 500 hommes et la précision suivante : les modalités financières devraient être déterminées plus tard. (Ce " plus tard " fait partie de la facture de la négociation budgétaire terminée en décembre avec un accord tardif que M. Jessie Helms a eu le bon goût d’approuver au Congrès.) La FRR était mise en place. Les militaires rassemblaient les matériels, les mettaient sur les bateaux et les expédiaient vers Ploce, en Croatie, port d’entrée vers Sarajevo.
Le 18 juin 1995, le dernier des otages était libéré. Avec M. Alain Juppé, je voudrais tordre le cou, une bonne fois pour toutes, à un canard. Le Président de la République n’a en rien donné un accord pour qu’il n’y ait pas de bombardement. Ce que je viens d’indiquer sur sa détermination montre, s’il en était besoin, que son raisonnement était qu’il fallait changer la donne militaire, agir, et taper si besoin était. Au moment de la tragédie de Srebrenica, il n’y avait en effet plus aucun otage, ni français ni de la FORPRONU. Des otages ont été pris lorsque le Mirage participant, fin août 1995, à l’opération massive de bombardements, a été abattu. Deux pilotes ont été faits prisonniers, mais entre le 18 juin et la fin août, il n’y avait aucun otage, aucun prisonnier, aucun détenu. Je le dis tel que je l’ai vécu, il n’y a eu aucun marchandage. C’est attenter à l’honneur du Président de la République que de dire le contraire. La meilleure preuve de ce que j’avance est qu’il y a eu des avions de l’OTAN au-dessus de la Bosnie et des bombes de l’OTAN ont été déversées par des avions de l’OTAN sur Srebrenica. Tels sont les faits.
Entre le 21 et le 25 juin 1995 débarquent à Ploce les principaux éléments humains de la FRR. Malheureusement, pendant cette période, nos chars, nos canons ont été retardés dans ce port et sur la route de Sarajevo par les éléments croates, bosno-croates. Je n’ai pas d’explication à fournir sur ce comportement. Si je devais, à titre personnel, avancer une explication, je dirais que les Croates et les Bosno-Croates préparaient de leur côté leurs offensives, et qu’ils voyaient dans la FRR un élément qui, changeant la donne pour tout le monde, pouvait éventuellement les gêner dans leur propre offensive. Je livre cette interprétation à titre personnel, mais nous n’avons pas été aidés, c’est le moins qu’on puisse dire, à faire avancer rapidement vers Sarajevo les éléments de la FRR, vers Sarajevo qui, pendant toute cette période, était l’obsession française. C’est la capitale de la Bosnie, où était stationné le contingent français, où se jouait le siège emblématique de toute cette guerre, et d’où la France avait lancé son ultimatum. Nous étions étranglés avec les habitants de Sarajevo et nous devions y porter l’essentiel de notre effort. Il est important de restituer comment nous vivions l’époque.
Pendant ce temps, les autres zones de sécurité vivaient la pression ordinaire, avec des moments de pression et de détente. Nous étions obsédés par la levée du siège de Sarajevo, par l’ouverture de la route du mont Igman, seule voie, à l’époque, d’approvisionnement, et donc par l’installation des canons de 155 pour faire la différence. Le premier qui bougeait dans la région recevrait les coups de canon de l’artillerie française.
Le moment resté gravé dans ma mémoire est la séance du 11 juillet. A 17 h 45, s’ouvre, à Strasbourg, le conseil franco-allemand de défense et de sécurité. Il y avait du côté français le Président Jacques Chirac, le Premier ministre, M. Alain Juppé, M. Charles Millon, M. Hervé de Charette, l’amiral Jacques Lanxade, le général Christian Quesnot, M. Richard Duqué, M. Bruno Racine, M. François Scheer, ambassadeur de France en Allemagne, et M. Alain Dejammet, le directeur des affaires politiques. Du côté allemand, le Chancelier Helmut Kohl, M. Rühe et M. Klaus Kinkel, les deux Ministres, M. Bitterlich, mon homologue, M. Immo Stabreit, ambassadeur d’Allemagne à Paris, M. Ischinger, directeur des affaires politiques, et le général Naumann.
Le Président Jacques Chirac a souhaité qu’on commence très rapidement par les sujets importants à l’ordre du jour, la coopération franco-allemande. Nous étions à l’époque de la création de l’Agence franco-allemande. On parlait beaucoup du satellite franco-allemand. Mais d’emblée, le Président a dit : " Je souhaite que l’on parle pour l’essentiel de la Yougoslavie, de la Bosnie ". Dans son esprit, en vérité, de Sarajevo.
Pendant que nous parlions de la coopération franco-allemande, M. Klaus Kinkel a été appelé au téléphone. Il est revenu en nous disant ceci : " J’ai été appelé par le Ministre des Affaires étrangères, M. Hans Van Mierlo, qui a tenu à m’informer de la situation à Srebrenica. Le bataillon néerlandais est soumis à une pression des troupes serbes, mais il fait face. Il n’y a donc pas besoin de l’intervention de l’aviation de l’OTAN ". Nous avons repris notre débat. Une heure plus tard, M. Klaus Kinkel a été rappelé au téléphone et il est revenu dans la salle, décomposé, en disant : " Je viens à nouveau d’avoir le Ministre néerlandais, M. Van Mierlo. Srebrenica est en train de tomber et le Ministre demande qu’il n’y ait pas d’intervention de l’aviation de l’OTAN car les forces serbes sont au contact des soldats néerlandais et de la population. Toute intervention de l’aviation de l’OTAN risquerait de provoquer des dégâts collatéraux que nous ne pouvons pas accepter parmi les soldats néerlandais et parmi la population. " Ce que je dis là n’est en rien un scoop. Je voudrais vous rappeler le travail excellent de M. Kofi Annan, à l’époque en charge des opérations de maintien de la paix auprès de M. Boutros Boutros-Ghali, qui a publié son rapport que vous connaissez tous sur Srebrenica. Je vous renvoie aux paragraphes 285, 286, 291 et je vais vous lire intégralement les paragraphes 305 et 306 car ils éclairent exactement ce moment décisif de la chute de Srebrenica. " Dix-huit appareils de l’OTAN se dirigeaient vers Srebrenica ". C’est la meilleure réponse à ceux qui disent qu’il y a eu un marchandage pour qu’il n’y ait pas d’appareil de l’OTAN.
" Six d’entre eux avaient reçu l’ordre d’attaquer leurs cibles et les autres devaient surtout détruire les systèmes de défense aérienne de l’ennemi, si nécessaire. Vers 14 h 40, deux appareils de l’OTAN ont largué deux bombes. "
" Immédiatement après ce premier déploiement de l’appui aérien rapproché de l’OTAN, l’armée des Serbes de Bosnie a envoyé par radio un message au bataillon néerlandais. Ils menaçaient de bombarder la ville et le PC du bataillon, où des milliers d’habitants avaient commencé à se rassembler, ainsi que de tuer les soldats du bataillon néerlandais pris en otage si l’OTAN continuait à avoir recours à la force aérienne. Le Représentant spécial du Secrétaire général se souvient d’avoir reçu alors un appel téléphonique du Ministre de la Défense des Pays-Bas, qui demandait l’arrêt de l’opération d’appui aérien rapproché parce que les soldats serbes se trouvaient trop près des troupes néerlandaises, dont la sécurité serait compromise. Le Représentant spécial a estimé qu’il n’avait d’autre choix que de faire droit à cette demande. Le message a donc été transmis à l’OTAN et il a été mis fin à l’opération. Le Ministre néerlandais a, en même temps, formulé la même demande au Secrétaire général adjoint aux opérations de maintien de la paix, à New York, et à son conseiller militaire (un général de division néerlandais) et, parallèlement, le Représentant permanent des Pays-Bas a fait des démarches dans le même sens ".
Je reviens à Strasbourg et à la séance qui se poursuit. Nous venons d’apprendre que Srebrenica est en train de tomber, que l’ONU ne doit plus envoyer ses avions. Le Président de la République a littéralement explosé. Il s’est tourné vers les militaires français et allemands disant qu’on ne pouvait pas continuer à travailler comme cela, qu’il était impensable d’apprendre par un coup de téléphone la chute de Srebrenica. Le Président a souhaité une suspension de séance. Il a demandé aux généraux français et allemands d’aller s’informer et de revenir avec des plans soit pour arrêter la chute de Srebrenica, soit pour reprendre Srebrenica. Après une heure de suspension de séance, nous nous sommes retrouvés avec le Chancelier Kohl et ils sont arrivés à un accord en quatre points : premièrement, condamnation de l’attaque, contraire à tous les engagements pris, deuxièmement, décision de rétablir la zone de responsabilité des Nations unies autour de Srebrenica, troisièmement, demander une réunion immédiate du Conseil de sécurité, quatrièmement, se déclarer, pour ce qui est de la France et de l’Allemagne, prêtes à apporter leur concours pour rétablir le contrôle des Nations unies autour de Srebrenica et aider le contingent néerlandais à faire face.
Ceci a été annoncé immédiatement à la presse. Je cite les propos du Président de la République, à la sortie de cette réunion de Strasbourg devant la presse : " Nous avons naturellement condamné cette agression considérant qu’il fallait rétablir la zone de sécurité de Srebrenica puisqu’il s’agit de quelques 40 à 45 000 Musulmans qui se trouvent là. Nous avons pris contact d’une part, avec les militaires sur place, et d’autre part, avec les responsables politiques hollandais. Nous avons souhaité une réunion d’urgence, à la demande des Hollandais, du Conseil de sécurité pour prendre les mesures qui s’imposent. La France et l’Allemagne ont fait savoir d’une part, à l’ONU, et d’autre part, à la Hollande, qu’elles étaient prêtes à apporter leur concours politique, et pour ce qui concerne la France, puisqu’elle a déjà une partie de sa Force de réaction rapide sur le terrain, son concours militaire en temps que de besoin, à la demande de l’ONU, qui seule peut engager une telle action ".
Le Président a ajouté : " Je terminerai en disant que j’ai exprimé au nom de la France au Chancelier, ma très profonde reconnaissance pour les gestes de solidarité très forts et très importants qu’il a pris, que le Gouvernement allemand a pris, que le Parlement allemand a ratifiés, à savoir l’envoi de forces allemandes aériennes et également terrestres, notamment à Split, pour aider la Force de réaction rapide. Une décision qui n’était pas facile à prendre, qui a un certain côté historique, et j’ai dit au Chancelier toute la reconnaissance du peuple français pour la décision ainsi prise par lui-même, son Gouvernement et le Parlement allemand. Voilà ce que je voulais dire avant de donner la parole au Chancelier Kohl ".
J’ouvre là une parenthèse pour souligner à quel point, au-delà de l’entente franco-britannique qui a débouché plus tard sur l’esprit de Saint-Malo, sur l’affaire du Kosovo, le Président de la République souhaitait pleinement associer l’Allemagne à sa démarche. Il voulait que l’Europe existe militairement pour régler les problèmes à ses portes. Il était très difficile d’entraîner avec nous les Allemands car depuis la guerre, toute leur doctrine était que pas un soldat allemand ne devait sortir des frontières de l’Allemagne. C’était une véritable révolution copernicienne que le Président de la République s’efforçait d’arracher, au-delà du Chancelier Kohl qui était d’accord avec lui, au Bundestag qui devait ratifier cette décision. C’est donc à Strasbourg que cette révolution fondamentale de l’Allemagne a été enregistrée.
Que s’est-il passé après Strasbourg ? Nous avons donné suite à ce que nous voulions faire, c’est-à-dire la reprise de Srebrenica. Le lendemain même, le 12 juillet, la France a saisi le Conseil de sécurité en urgence. Nous avons obtenu l’adoption de la résolution 1004, sous le chapitre VII, qui exige le retrait et le respect de la zone de sécurité. Cette résolution a été adoptée à l’unanimité. M. Jean-Bernard Mérimée, au moment de l’adoption de cette résolution, a déclaré : " La France est prête, si les autorités militaires et civiles des forces des Nations unies l’estimaient possible, à mettre ses forces à la disposition de toute opération qu’elle considérerait utile et réalisable. La France ne renonce pas non plus à l’objectif de l’ouverture de l’accès à Sarajevo dans des conditions de sécurité satisfaisantes. Elle prendra toute initiative appropriée en ce sens ".
Nous ne nous sommes pas arrêtés là. Le lendemain, le 13 juillet, M. Jean-Bernard Mérimée avait un long entretien avec M. Kofi Annan pour examiner très concrètement les modalités possibles de la reprise de Srebrenica, mais aussi de la défense de Zepa et surtout de Gorazde. A 21 h 15 , le Président de la République téléphonait au Président Clinton. Le Président de la République était convaincu que nous avions besoin des hélicoptères antichars américains pour ouvrir la voie vers Srebrenica et Gorazde et y débarquer nos troupes. J’ai retrouvé mes notes sur cet entretien qui fut un moment important. Le Président de la République a dit au Président Clinton : " La chute de Srebrenica, celle probable de Zepa, et bientôt peut-être de Gorazde, marqueraient un échec majeur de l’ONU, de l’OTAN et des démocraties. A Srebrenica, les hommes qui risquent d’être égorgés s’ils sont en âge de porter les armes sont séparés des femmes menacées de viol. Les nations civilisées doivent s’opposer au fascisme et mener une action militaire ferme et limitée afin de rétablir la situation dans les enclaves orientales. Nous ne pouvons laisser fouler au pied sans réagir les principes de l’humanisme et de la démocratie. Soit la France, les Etats-Unis, le Royaume Uni et l’Allemagne se mettent d’accord pour une intervention militaire destinée à reprendre Srebrenica et à garantir l’intégrité de Zepa et de Gorazde, ce qui permettrait d’assurer la sécurité de quelque 200 000 Musulmans, soit les grandes démocraties optent pour une politique d’abandon comparable à celle qui a présidé à la seconde guerre mondiale. Alors nous serons conduits à nous retirer, en accord avec nos partenaires, de la FORPRONU. La France est prête à mettre ses moyens à disposition d’une opération militaire, mais elle refuserait d’être complice d’une politique de démission. La question est de savoir si les Etats-Unis sont prêts à contribuer à une telle opération ".
En réponse, le Président Clinton a marqué son appréciation de cette très grande fermeté française, mais il a souligné que les experts américains étaient sceptiques sur les modalités possibles de cette reprise de Srebrenica, et notamment sur la question de l’atterrissage des hélicoptères qui, pour les experts américains, était une opération très risquée. Le Président Clinton soulignait qu’à ses yeux, Gorazde était un enjeu sensiblement plus important et qu’il fallait donc concentrer tous les efforts sur la sécurité de cette enclave.
Le Président Chirac a repris la parole pour souligner qu’à ses yeux, il y avait quelque chose d’artificiel dans la distinction entre Zepa et Srebrenica d’un côté, Gorazde de l’autre. Le problème n’était pas d’ordre géographique, il se situait au niveau des principes. " Les Serbes de Bosnie mènent une politique programmée d’épuration ethnique. Ils prendront un jour prochain Gorazde. " C’est alors Sarajevo qui se trouvait à son tour menacée. " Si nous voulons mettre un terme à cette politique ", poursuit le Président, " ce n’est pas d’un simple soutien des Etats-Unis dont nous avons besoin, mais d’un engagement au sol des troupes américaines, en liaison avec la France, le Royaume-Uni et l’Allemagne. Si à l’inverse, nous devons renoncer à défendre le droit international, ainsi que nos valeurs, alors il vaut mieux mettre en _uvre le plan 40 104 de l’OTAN (les bombardements massifs), et poser la question de la levée de l’embargo sur les armes. Mais les Américains doivent être conscients que la mise en _uvre d’une telle option signifierait, dans un premier temps, pour la France en tout cas, la défaite des Musulmans et l’appel à une intervention militaire américaine ".
L’alternative était donc pour lui la suivante : soit nous intervenions ensemble, rapidement, pour une opération limitée à un coup d’arrêt, soit nous choisissions l’option du retrait et de la levée de l’embargo, et les Etats-Unis se trouveraient rapidement placés devant le choix entre une intervention militaire, massive cette fois, au profit du Gouvernement de Sarajevo, ou une acceptation, difficile à admettre sur le plan moral, de l’écrasement des forces bosniaques.
La conversation s’est arrêtée à ce moment-là. Le Président Clinton a proposé un contact rapide entre les Ministres des Affaires étrangères et entre les chefs d’état-major des deux pays afin d’examiner plus précisément les options possibles. Le Président de la République a donné son accord et le Président Clinton a terminé en donnant son plein appui à la France pour sa volonté d’ouvrir la route du mont Igman. A ses yeux, le succès de cette opération était un élément absolument essentiel. Le résultat des contacts qui ont été pris entre les militaires a confirmé que nos partenaires américains n’étaient pas prêts à nous suivre sur le chemin de la reconquête de Srebrenica, ce qui a convergé vers un élément essentiel, la conférence de Londres, le 21 juillet 1995. A Londres, se retrouvent, le 21 juillet, les Ministres des Affaires étrangères et de la Défense de quinze pays, les pays membres du Groupe de contact, les pays principaux contributeurs de troupes en Bosnie, et M. Boutros-Ghali. Au terme de cette réunion, un message clair et simple : toute attaque contre les zones de sécurité entraînerait une ferme riposte de l’OTAN. C’est le coup d’arrêt.
Que s’est-il passé pendant la réunion ? La France a proposé que nous tracions une ligne rouge à Gorazde. Nous avons proposé d’envoyer des troupes françaises à Gorazde, en complément des troupes britanniques qui étaient sur place à condition qu’elles puissent, comme pour Srebrenica, être transportées par les hélicoptères blindés antichars américains. Les Américains et les Anglais ont préféré une autre option qui était celle de la défense de l’ensemble des zones de protection par la menace de frappes massives de l’OTAN. C’est finalement cette stratégie qui a été adoptée à Londres, pendant que la Force de réaction rapide franco-britannique achevait son déploiement, notamment sur les hauteurs de Sarajevo. Au lendemain même de la conférence de Londres, le 21 juillet, une démarche des Français, des Anglais, des Américains, ensemble, était effectuée auprès des dirigeants bosno-serbes pour leur dire de la façon la plus brutale : s’il y a de nouvelles attaques sur les zones de protection, il y aura une réaction extrêmement vigoureuse, y compris et notamment par voie aérienne de l’OTAN. Le message étant passé de la façon la plus claire, le Conseil atlantique se saisissait du dossier lors de deux réunions les 25 juillet et 1er août. Il était décidé d’étendre la protection de l’OTAN au-delà de Sarajevo, vers Tuzla, Bihac, en plus de Gorazde.
Parallèlement, les forces croates déclenchaient leurs opérations massives, partaient à la reconquête des Krajina. C’est une autre opération de " purification ethnique " : 157 000 Serbes étaient chassés de chez eux par les forces croates.
Le 28 août, à 11 heures du matin, 5 obus tombent à nouveau sur le marché, en plein c_ur de Sarajevo, faisant 37 morts. La ligne rouge était franchie. Le 30 août, à 3 heures du matin, les canons de 155 de la FRR commencent leurs bombardements massifs. 600 obus sont tirés pendant que 60 avions de la Deliberate force de l’OTAN dont les Mirage partaient lâcher leurs bombes en tapis. Les Bosno-Serbes étaient cloués au sol et cela devait durer jusqu’au 14 septembre. Ce furent deux semaines de bombardements intensifs de nos canons, des avions de l’OTAN, auxquels s’ajoutèrent, à partir du 10 septembre, les Tomahawk tirés par l’USS Normandy. La modification radicale de la donne militaire devait déboucher sur l’évolution radicale de la négociation diplomatique.
Dès le 8 septembre, à Genève, se tient une réunion des Ministres des Affaires étrangères de la Croatie, de la Serbie et de la Bosnie autour des membres du Groupe de contact. Un accord de principe est acquis sur la création en Bosnie de deux entités destinées à former ensemble l’Etat de la Bosnie-Herzégovine. Le 14 septembre, toutes les conditions fixées étant acceptées par les Bosno-Serbes, l’OTAN suspend ses frappes pour 72 heures reconductibles. Dès le 15 septembre, pour la première fois depuis des mois, Sarajevo était ville ouverte.
Le 31 octobre s’ouvrait la négociation de Dayton, qui devait déboucher le 21 novembre 1995 sur la signature, à Dayton, de l’accord que vous connaissez entre les Présidents Milosevic, Tudjman et Izetbegovic. Le 12 décembre, la France obtenait, à l’arraché - et le négociateur de cette libération de nos pilotes a été le Président Jacques Chirac - la libération du capitaine Chifaut et du Lieutenant Souvignet. Le 14 décembre, l’accord de paix paraphé à Dayton était signé à l’Elysée. Il s’ensuivit l’envoi de la force de l’OTAN de 60 000 hommes autorisée par la résolution 1031 du Conseil de sécurité et avec, cette fois, la présence de troupes américaines au sol.
En conclusion, le changement de la donne militaire a permis l’accord de paix. Cette leçon, nous devions nous en souvenir au moment de l’affaire du Kosovo.
M. François Léotard, Rapporteur : Monsieur l’Ambassadeur, je vous remercie de la force de votre expression et de la sincérité de votre exposé. Vous avez évoqué très longuement le sommet de Strasbourg, mais au-delà de Strasbourg, je pense au fonctionnement à Paris. Y a-t-il eu des conversations au moment de la crise, avant ou après Strasbourg, entre l’exécutif français et l’exécutif néerlandais ? En effet, progressivement apparaît une sorte de controverse entre M. Van Mierlo et M. Juppé sur ce sujet. Pouvez-vous nous dire ce qu’il en est de ces conversations entre les deux exécutifs français et néerlandais ?
Par ailleurs, quelles seraient, selon vous, les difficultés que la Mission d’information pourrait rencontrer pour obtenir des documents des Nations unies ? Pouvons-nous compter sur votre appui et être informés éventuellement des décisions que le Gouvernement français vous demandera d’appliquer ?
Srebrenica, d’une certaine manière, marque la fin du Casque bleu, en tout cas du Casque bleu traditionnel. Ce type d’intervention humanitaro-militaire n’est plus accepté aujourd’hui par les grandes puissances. On le voit notamment en Sierra Leone avec la situation singulière du contingent britannique. Quelles sont selon vous les réformes à apporter au système des Nations unies pour traduire, à l’avenir, l’application des résolutions des Nations unies ? Pouvez-vous nous fournir quelques pistes pour essayer de sortir de ce blocage directement issu de la crise de Srebrenica ?
Quelle est votre analyse de la position du Gouvernement bosniaque au moment de la crise ? Des personnes que nous avons auditionnées ont évoqué le retrait de M. Naser Oric, commandant militaire de la force bosniaque qui était sur le terrain. Avez-vous le sentiment qu’il y a pu avoir dans l’esprit de M. Alija Izetbegovic, de son Gouvernement, une sorte de partage entre la nécessité de maintenir et de protéger Sarajevo, et si ce n’est d’abandonner, du moins de ne pas accepter l’épreuve du conflit sur Srebrenica ?
Avez-vous une idée des obstacles qui s’opposent aujourd’hui à l’arrestation, au milieu de dizaines de milliers de soldats, du général Mladic, de M. Karadzic et des autres criminels de guerre, actuellement sous des mandats d’arrêts internationaux ? Quel est votre sentiment sur cette impuissance extraordinaire de la communauté internationale, alors que tout le monde sait où ils sont, ce qu’ils font à peu près quotidiennement et qu’ils sont sous des mandats d’arrêt parfaitement opérationnels ?
M. Jean-David Levitte : Sur les relations entre la France et les Pays-Bas, qu’on me comprenne bien. La France n’est certainement pas en état de porter des accusations contre ses partenaires européens. De plus, nous avions à nos côtés, dans la FRR, un contingent néerlandais ; nous travaillions donc ensemble et étions tous sous Casques bleus ; c’est sous Casque bleu que nous avions l’essentiel de cette coopération, avec au sommet le Conseil de sécurité, le Secrétaire général des Nations unies et toute la chaîne de commandement que vous connaissez. Chacun avait ses préoccupations. Nous avions l’obsession de Sarajevo et nous avions l’impression de jouer au c_ur du dispositif et du drame bosniaque. Les Néerlandais avaient en charge Srebrenica. Chacun avait son dispositif et sa préoccupation. Nous avons eu une excellente coopération avec les Pays-Bas comme avec l’ensemble de nos partenaires européens pendant toute cette période. Lors de la prise de fonction de Jacques Chirac, nous étions au milieu de la présidence de l’Union européenne. Il avait invité à venir dîner à l’Elysée tous ses pairs de l’Union européenne parce qu’il n’avait pas le temps de faire la traditionnelle tournée des capitales. Naturellement, il y a eu un dialogue permanent entre les Gouvernements, pas particulièrement avec les Pays-Bas, puisqu’il n’y avait pas de raison d’avoir un dialogue privilégié avec tel ou tel pays membre. Tous les pays engagés au sol en Bosnie partageaient une réflexion permanente. Je mentionnais tout à l’heure la réunion du 3 juin, à Paris, entre les Ministres de la Défense et les chefs d’état-major des pays membres de l’Union européenne et de l’OTAN, où a été créée la FRR. Trois pays se sont trouvés côte à côté pour aller de l’avant et modifier la donne : la France, la Grande-Bretagne et les Pays-Bas.
Je souhaite qu’il n’y ait pas de polémique parce que nous avons tous vécu ce drame. Nous sommes tous là pour regarder l’Histoire en face, mais les Pays-Bas se sont engagés dans la FRR avec la même volonté de changer la donne militaire. Il y avait à nos côtés la volonté de participation des Pays-Bas.
J’ai relu, avant de vous rejoindre, le rapport que M. Kofi Annan a signé et que je trouve tout à fait remarquable par sa volonté de reconstituer toute l’histoire de cette tragédie et toute les déficiences qui ont pu exister ici et là, notamment dans l’affaire des appels à l’utilisation de la force aérienne. Si vous avez le souhait de recueillir tel ou tel document pour compléter vos travaux, je serai heureux de relayer vos demandes. Je ne peux pas préjuger de ce que sera la réponse du Secrétaire général car comme vous le savez ce sera au TPI d’en décider. Néanmoins, je relaierai volontiers les demandes que vous souhaiterez formuler.
En ce qui concerne les opérations de maintien de la paix, on a vu, à travers la Bosnie, évoluer lentement ce qui était au départ une bonne intervention, compte tenue des données existant sur le terrain, vers ce qui était une présence devenue inapte à apporter une contribution à la solution du drame de la Bosnie. L’idée des zones de protection était, au départ, bonne. Mais le Conseil de sécurité n’a pas été en mesure de fournir, au sol, des forces en nombre très important. A partir de là, la protection de ces zones qui a fonctionné pendant deux ans dépendait beaucoup de la capacité de l’ONU d’envoyer immédiatement les avions pour assurer cette protection aérienne. Mon sentiment, à la lecture du rapport de M. Kofi Annan, est qu’il y a eu un dysfonctionnement entre le contingent au sol et toute cette chaîne débouchant sur l’intervention des avions. C’est dans ce dysfonctionnement que se trouve le c_ur de la tragédie.
Aujourd’hui nous nous trouvons confrontés à des opérations de maintien de la paix d’un autre type. Lorsque nous intervenons au Kosovo, à Timor, en Sierra Leone, il s’agit non seulement d’appuyer la mise en _uvre d’un accord de paix, négocié en dehors des Nations unies, bien souvent, mais encore de reconstruire les structures de l’Etat, l’économie, la justice, tout, en réalité. En Sierra Leone, la MINUSIL est confrontée aujourd’hui à un refus du RUF de respecter l’accord qu’il a signé. La meilleure façon de régler le problème est en réalité de récupérer les adolescents drogués formant l’essentiel de la troupe du RUF, qui n’ont d’autre éducation que l’emploi des armes, pour les envoyer dans ce qu’on appelle des camps de désarmement et de réinsertion. On récupère des jeunes pour les envoyer à l’école, puis de l’école vers la vie civile, c’est-à-dire la vie économique.
Au-delà de la présence de 13 000 hommes, l’opération de maintien de la paix est chargée de construire des écoles et de créer des emplois, sinon quand ces jeunes arrivent au bout de leur séjour dans les camps, ils retournent, parce qu’il faut bien vivre, au RUF qui, grâce à l’exploitation des diamants de la guerre, leur apporte de quoi vivre, et ce sera hélas la reprise de la guerre. L’opération des Nations unies concerne non seulement l’envoi de contingents, mais aussi la réhabilitation des structures de l’Etat qui ont disparu et de l’économie qui s’est effondrée. C’est également la lutte contre les facteurs qui nourrissent la guerre, c’est-à-dire le trafic des diamants, des armes, etc.
Les missions des Nations unies se sont progressivement transformées. De même le Timor a été dévasté avant d’être abandonné par l’Indonésie. Le Kosovo a été dévasté par les Serbes. On se trouve devant des opérations très complexes. Ces missions presque impossibles et que personne ne veut accomplir sont donc confiées aux Nations unies en leur souhaitant bonne chance. Quand cela ne marche pas très bien, on explique qu’il faut réformer les Nations unies. Bien entendu, il faut réformer les Nations unies. C’est une grande tâche et nous y arriverons. Cependant les opérations de paix confiées aujourd’hui aux Nations unies sont d’une extrême difficulté. Quant au Congo, c’est la Sierra Leone à l’échelle d’un pays qui couvre la surface de l’Europe de l’Ouest, d’où la difficulté de l’entreprise.
Monsieur le Ministre, vous m’avez posé une question très difficile quant au comportement et aux arrière-pensées des autorités bosniaques, du Président Izetbegovic. Rien dans ce que je sais ne permet de penser que le Président Izetbegovic, ou quiconque au sein de son Gouvernement, ait eu la terrible pensée de sacrifier Srebrenica pour sauver Sarajevo. Je n’ai pas toutes les cartes en main pour porter un jugement, mais rien ne me permet de penser cela, ce serait trop horrible, et rien dans le comportement des dirigeants bosniaques ne permet d’étayer cette hypothèse.
S’agissant de l’arrestation de Mladic et Karadzic : leur destin est d’être à La Haye, ils y seront un jour et le plus tôt sera le mieux. Vous dites que tout le monde sait où ils sont. Personnellement, je ne le sais pas. Je ne suis pas certain qu’ils soient en Bosnie. Peut-être sont-ils en Serbie. C’est pourquoi la tâche de Mme Carla Del Ponte est si importante. C’est son devoir de mener l’enquête avec détermination, le nôtre de l’aider à réussir, et celui des nouveaux dirigeants de Belgrade d’apporter tout leur concours à sa mission.
M. Pierre Brana : Il existe une note de l’état-major des armées qui précise : " Il semble que si la chaîne de renseignements fonctionne convenablement de la source vers les autorités nationales, les responsables militaires, sur le terrain, n’ont pu souvent bénéficier que du renseignement recueilli par leurs propres unités ".
Si nos responsables nationaux, dont vous étiez, étaient renseignés, comment se fait-il que nos militaires, sur le terrain, n’avaient pas les mêmes renseignements ? Comment se fait-il qu’il n’y a pas eu une descente d’informations des autorités nationales françaises vers leurs propres militaires ?
Le Ministre de la Défense néerlandais, à l’occasion d’un échange avec le Ministre des Affaires étrangères du Gouvernement du Président Izetbegovic lui indique qu’il dispose d’une information faisant état de la présence de troupes serbes dont il se pourrait qu’elles aient l’intention d’attaquer Srebrenica. S’il était informé, nous devions l’être également. Vous avez très bien argumenté sur le 11 juillet par rapport au refus néerlandais d’intervention des forces aériennes, mais des demandes ont été formulées avant. Le lieutenant-colonel Karremans a demandé le soutien aérien rapproché dès le 3 juin et a renouvelé sa demande les 6, 8, 9, et 10 juillet. Pourquoi y a-t-il eu ces refus d’intervention aérienne, alors que les renseignements disaient que Srebrenica allait être attaquée. Dans Billet d’Afrique et d’ailleurs, il est indiqué que le câble Z 1020, envoyé le 19 juin par M. Akashi, résume son entretien de l’avant-veille avec le Président serbe de la manière suivante : " Milosevic a affirmé qu’il avait été averti par le Président Chirac de l’accord du Président Clinton qu’il n’y aurait pas de frappes aériennes si elles étaient inacceptables pour Chirac ". Avez-vous eu connaissance de ce câble ? Quelle en est votre appréciation ?
Il semble que c’est à la demande de la France que le Secrétaire général des Nations unies a désigné un Représentant spécial en ex-Yougoslavie pour superviser l’action du commandant des forces des Nations unies. Pensez-vous que c’était une bonne initiative ? N’a-t-on pas alors alourdi la chaîne de commandement de l’ONU ?
J’ai l’impression que la communauté internationale s’est mise dans la situation de prononcer l’embargo sur les armes, donc d’empêcher la Bosnie-Herzégovine de se défendre, sans vouloir s’opposer par la force à l’agression serbe pendant tout une période. Elle a donné ainsi une sorte d’appui à la politique de Milosevic et une sorte d’acquiescement à la division ethnique de la Bosnie-Herzégovine. Je m’interroge fortement sur cette convergence entre le fait d’une part, de refuser de lever l’embargo, et de l’autre, de ne pas se donner les moyens pour vraiment s’opposer à l’agression serbe.
M. Jean-David Levitte : Votre première question n’est vraiment pas dans mon domaine de compétence, étant diplomate et non militaire. Ce que je peux restituer comme ma part de vérité, mais sous le contrôle des généraux qui, mieux que moi, connaissent cette partie du dossier, est que nous savions tout sur ce qui se passait à Sarajevo et dans la zone de Sarajevo, puisque c’était la zone de compétence du contingent français. Là, l’information circulait non seulement dans la chaîne de commandement onusienne, mais aussi vers les plus hautes autorités militaires françaises. J’imagine qu’il en allait de même pour chaque contingent, qui rendait compte à la fois vers New York et vers sa capitale. Est-ce que ce renseignement, montant et descendant, par cette double voie, avait des passerelles horizontales ? Par exemple, est-ce que l’information française était communiquée aux Néerlandais, aux Anglais ? Mon sentiment est que non. Les Nations unies étaient en charge de la cohérence de l’ensemble du dispositif et, de façon privilégiée, chaque contingent était à l’écoute et informait sa propre capitale. L’ensemble devait être mis en cohérence par les Nations unies.
Nous avons vécu Srebrenica comme un bruit de fond, tout d’abord parce que les enclaves vivaient une période de calme relatif depuis des mois et que toute l’attention se concentrait sur Sarajevo. C’était d’autant plus vrai pour les Français que nous étions à Sarajevo. Je n’ai pas eu connaissance d’échanges, mais c’est peut-être une chose que j’ignore et que les militaires pourront corriger. Mon sentiment est que les Nations unies avaient l’ensemble de l’information, mais qu’il n’y avait pas un partage de l’information particulier entre chaque contingent. Néanmoins je me trompe peut-être complètement sur ce point.
Quant au câble auquel vous faites allusion, je vous ai donné ma part de vérité avec une conviction en béton armé, parce que j’ai vécu tous ces mois au côté du Président de la République : sa détermination était de changer la donne militaire et de tout faire pour cela. Je crois vous avoir conduit, jour après jour, vers ce qui a été une transformation radicale de la situation militaire avec, le 30 août, à 3 heures du matin, les canons de 155 qui tirent leurs 600 obus. Je demande que l’on regarde tout le reste à la lumière des faits. Il n’y avait plus d’otages, le 18 juin, et nos deux pilotes ont été faits prisonniers lors du premier jour des bombardements de l’OTAN, ce qui prouve d’ailleurs que le Président de la République n’y voyait pas d’obstacle puisque nos avions étaient intégrés dans ces vagues de bombardements. Je me suis trouvé au côté du Président de la République au cours de dizaines d’entretiens qu’il a eus avec le Président Milosevic. J’ai rarement vu un chef d’Etat se faire traiter de la façon dont Milosevic a été traité. Le Président Chirac a littéralement arraché avec les dents la libération de nos deux officiers, à l’avant-veille de la signature, au palais de l’Elysée, de l’accord de Dayton. Je ne peux donc accepter les hypothèses ici et là formulées.
S’agissant de l’architecture des supervisions, c’est un débat éternel aux Nations unies. Je suis d’accord avec vous : plus la chaîne est simple et rapide moins on s’embrouille dans les commandements. Une des leçons à tirer de la tragédie de Srebrenica est que la chaîne n’était pas claire. Le rapport de M. Kofi Annan est d’ailleurs édifiant sur ce point. Le contingent néerlandais a bien compris, progressivement, la menace. Je voudrais d’ailleurs souligner qu’il est très difficile d’interpréter une menace quand elle commence. Les Serbes voulaient-ils s’emparer de toute l’enclave ou simplement d’un bout de route ? Personne ne le savait à l’époque. Ils ne le savaient peut-être pas eux-mêmes et à mesure qu’ils avançaient, ils voulaient peut-être voir jusqu’à quel point ils pouvaient tester la réaction ou l’absence de réaction des avions.
Il est intéressant de lire le rapport de M. Kofi Annan pour voir comment un autre Néerlandais recevant les demandes d’envoi de l’aviation de l’OTAN a dit : " Attention, vous n’êtes pas dans le cas de figure. C’est trop tôt ". On voit bien que cette chaîne était bien longue et qu’une des leçons à tirer est sans doute de permettre à l’information de passer plus vite et mieux. Pour les affaires en cours, nous avons parfois du mal, au Conseil de sécurité, à avoir suffisamment d’informations sur ce qui se passe en Sierra Leone, au Congo, au Kosovo, etc.
S’agissant du choix de la levée de l’embargo, j’en ai vécu l’ultime phase. Nous avons fait un autre choix qui était de changer la donne militaire en épaulant la force des Nations unies avec la FRR. En entraînant l’OTAN, on a vu que cela avait modifié la donne. L’autre stratégie envisageable était en effet de lever l’embargo sur les armes, mais c’était alors l’acceptation d’une guerre totale dans la Bosnie. Le Président Chirac était convaincu à l’époque que le jour où on lèverait l’embargo au Conseil de sécurité, les Serbes attaqueraient en masse, et la FORPRONU devrait se retirer très rapidement. Or, le retrait de la FORPRONU était une opération extraordinairement difficile à conduire. Il est très malaisé de retirer une force aussi lourde et présente à travers tout un territoire. Au-delà de ce nécessaire retrait, le Président Chirac estimait que, dans un premier temps au moins, les forces bosniaques seraient très rapidement en situation défavorable et que nous serions tous condamnés à leur porter secours. Si nous n’étions pas capables de le faire à ce moment-là, c’était la démission des démocraties, de l’Occident. C’est le message qu’il a passé au Président Clinton, le 13 juillet, afin de l’amener à soutenir la France dans sa démarche. Tous les débats au Conseil de sécurité ont souvent porté sur cette question. J’ai été frappé de voir, dans le rapport de M. Kofi Annan, que le partage s’opérait précisément entre ceux qui, ayant des troupes au sol, pensaient à leur rôle, mais aussi à leur protection et à leur éventuel retrait, et ceux qui, n’ayant pas de troupes au sol - qu’il s’agisse des Etats musulmans ou des Etats-Unis - étaient d’autant plus allants sur la levée de l’embargo qu’ils ne couraient aucun risque.
Mme Marie-Hélène Aubert : Vous indiquiez à l’instant que M. Jacques Chirac avait " arraché avec les dents " un accord sur la libération des otages et qu’il n’y a pas eu d’accord sur les frappes aériennes. Pouvez-vous nous dire alors pourquoi et comment les otages de l’époque ont pu être libérés ? Il n’a pas suffi de demander poliment à Milosevic de les libérer pour qu’il obéisse sans difficulté. Que savez-vous de la négociation concernant la libération des otages en juin 1995 ?
Sur l’emploi de l’arme aérienne, il semble qu’il y ait eu divergence entre le point de vue britannique et le point de vue français. Le général Janvier a exposé un certain nombre de points de vue sur les risques d’utiliser cette arme. Quelle était la position des autorités françaises sur l’emploi de l’arme aérienne, hormis cette affaire de libération des otages ? Globalement, quelle était l’attitude de la France à cet égard ?
Pendant que vous étiez en fonction à l’Elysée, est-ce que vous-même, le Président de la République ou d’autres personnes, ont été en contact avec le général Janvier ? Vous avez sans doute eu connaissance de la venue du général Janvier, le 24 mai 1995, devant le Conseil de sécurité où il s’est exprimé sur la situation locale, a demandé au Conseil de sécurité de prendre des mesures plus fermes et de sortir du concept de maintien de la paix, puisque selon lui, il n’y avait pas de paix à maintenir mais à imposer. Suite à cet exposé du général Janvier, qui a fait l’objet d’après lui d’une demande de rapport sans être suivie d’effet, quelle était la position de la France ?
M. Jean-David Levitte : Sur 400 otages, plus 33 observateurs, tous, loin de là, n’étaient pas Français. La négociation de leur libération a été confiée aux Nations unies. Cela ne veut pas dire que nous n’avons pas eu de contact. Pour avoir été présent dans le bureau du Président de la République lors de certains de ses entretiens avec le Président Milosevic, j’ai toujours été frappé par l’extraordinaire dureté de leur conversation. Je n’ai jamais entendu la moindre négociation, mais toujours, de la part du Président de la République, une grande détermination à aller de l’avant vers le changement complet de la donne. A partir du moment où il a pris ses fonctions, il a décidé qu’il fallait en finir avec les humiliations. Non seulement nous devions changer le rapport militaire sur le terrain, mais également le rapport psychologique dans nos têtes. La prise du pont de Vrbanja est restée un symbole de ce changement psychologique. Je garde des entretiens téléphoniques du Président de la République avec le Président Milosevic le souvenir d’une extraordinaire dureté du ton, d’une menace, et certainement pas la négociation de quoi que ce soit. Il n’y avait rien à négocier en échange de la libération de nos otages et le Président de la République ne s’est en aucun cas laissé arrêter dans la volonté qu’il avait de créer la FRR.
La réunion du 3 juin, à Paris, des Ministres de la Défense et des chefs d’état-major de l’Union européenne et de l’OTAN a arrêté le principe de la création de la FFR à un moment où les otages étaient là. L’annonce de cette décision, la reprise du pont de Vrbanja le 27 mai étaient des messages suffisamment clairs, tangibles, d’une volonté de modifier non seulement la donne militaire, mais aussi le rapport psychologique. J’ai toujours vécu cette relation psychologique avec un Président affichant une détermination totale, inflexible, de modifier la donne jusqu’au succès final.
L’emploi de l’arme aérienne a toujours été favorisé par ceux qui n’avaient pas de troupes au sol. C’est une façon moins risquée de faire la guerre. Dans la gamme des outils, le Président de la République m’a toujours paru considérer que les canons de 155 étaient plus efficaces parce que beaucoup plus précis que l’envoi d’avions, ce qui explique le choix de la FRR et de l’installation de ces canons. Le Président Chirac n’excluait pas l’usage de l’arme aérienne, mais dans l’ordre des facteurs pour modifier la donne militaire, sa préférence allait à la présence d’artillerie lourde et d’équipements au sol car la précision des frappes était beaucoup plus grande.
Je n’ai personnellement jamais rencontré le général Janvier. J’ai lu les discours qu’il a prononcés ici et là, et bien sûr, le rapport de M. Kofi Annan. Cela renvoie à des débats quotidiens au Conseil de sécurité. La FORPRONU était dans une situation d’impasse au moment de l’élection du Président de la République ; pire que cela, dans une situation d’humiliation. Il fallait donc sortir de l’impasse et obtenir non seulement la libération des otages, mais renverser la situation. Chacun y allait de sa recette, qu’il s’agisse de la levée de l’embargo, du renforcement de la FORPRONU ou de créer la FRR. Le mandat donné par le Conseil de sécurité à la FORPRONU, quelques années plus tôt, les troupes choisies pour accomplir ce mandat, les équipements donnés à ces forces n’en faisaient pas une force d’imposition de la paix, une force de combat au côté des uns contre les autres. Elle était destinée à séparer les combattants et à accompagner la négociation diplomatique en limitant autant que faire se pouvait les combats. Pour le Président de la République, il était impossible de modifier par une résolution du Conseil de sécurité une réalité inscrite depuis des années sur le terrain, à travers ces milliers d’hommes, qui avaient reçu un mandat, un équipement pour l’accomplir, et qui ne pouvaient pas se transformer, du jour au lendemain, en une force d’imposition de la paix au côté des uns et contre les autres. Il est arrivé la même chose à la MINUSIL en Sierra Leone. On a envoyé une force des Nations unies pour mettre en _uvre un accord que les parties avaient signé sous l’égide de l’OUA et de la CEDEAO. Chemin faisant, une des parties a rompu le contrat, décidé de prendre des centaines d’otages et la MINUSIL s’est trouvée dans la situation de la FORPRONU quelques années plus tôt, sans avoir les moyens de modifier la donne. Une des leçons à tirer de Srebrenica et de la Sierra Leone est de toujours prévoir le pire des scénarios car il est hélas souvent celui que l’on rencontre.
Le Président François Loncle : Je serais tenté de vous poser une question qui dépasse un peu notre cadre parce que vous avez vécu ces événements sur une longue période et votre investissement a été très long sur la question de l’ex-Yougoslavie. Compte tenu du rôle que la France a joué et que vous avez largement décrit et de la façon dont la France et l’Europe souhaitaient parvenir à une solution, comment avez-vous vécu finalement l’accord de Dayton, accord américain avant tout, qui contenait d’ailleurs les germes de ce qui s’est déroulé ensuite sur cette terre du Kosovo ? N’y avait-il pas une grande frustration, voire une humiliation, au fait que sur la terre d’Europe, alors que de nombreux pays dont le nôtre s’étaient investis sur la recherche d’une solution, celle-ci a été trouvée en définitive en terre américaine ? On peut faire le même constat au sujet du Proche-Orient ; cela nous oblige à réfléchir pour l’avenir.
M. Jean-David Levitte : Le Président de la République voulait terminer la guerre selon nos valeurs et par un accord de paix auquel l’Europe pouvait souscrire. Son souci était d’engager à nos côtés les Britanniques, les Néerlandais, les Allemands, mais aussi les Américains car lorsque les Etats-Unis n’étaient pas complètement engagés à nos côtés, ils étaient plutôt de l’autre. Tant que nous n’arrivions pas à nous mettre d’accord sur la façon d’avancer et de régler cette guerre, nous étions prisonniers de ces deux regards sur les événements. Sa conversation du 13 juillet l’illustre bien : le Président Jacques Chirac a voulu d’emblée attirer les Américains dans sa démarche. Mais quand les Etats-Unis viennent, en général, ils prennent. C’est ce que nous avons vécu à Dayton même si L’Europe et la France étaient très présentes à Dayton. Mon cher collègue et ami Richard Holbrook menait cette négociation comme il menait son ambassade aux Etats-Unis. C’est un diplomate d’extrême qualité qui avance vers le but que son Président lui a assigné. Comme le but était exactement celui que nous souhaitions, il était normal que nous soyons avec lui. C’est dit sans aucune amertume. Je crois véritablement que le Président Jacques Chirac a changé la donne et que si l’on a pu aboutir à la paix, c’est grâce à la création de la FRR, qui a amené les Américains à changer leur regard sur les événements. On est arrivé à l’accord de Dayton qui n’a pas été signé sur la pelouse de la Maison-Blanche mais au palais de l’Elysée à Paris. C’était une façon de rendre hommage à la République française pour le rôle décisif qu’elle a joué dans cette affaire.
Le Kosovo fut un autre moment de vérité pour l’Europe. Il est anormal pour l’Europe aujourd’hui de constater que quand il faut envoyer quelque mille avions au-dessus du Kosovo, nous en rassemblons 200 et les Américains 800. On a su tirer les leçons des expériences douloureuses de la Bosnie et du Kosovo, aussi suis-je du côté des optimistes. Saint-Malo en est la preuve et marque la volonté de créer, à l’échelle de l’Union européenne, une force de réaction rapide de 60 000 hommes, sur plus d’un an, à laquelle s’ajoute une force de police de 5 000 hommes, qui sera très utile pour les opérations des Nations unies. Lentement mais sûrement l’Europe de la défense, de la politique étrangère, se bâtit, c’est un grand facteur d’encouragement. On peut regarder l’avenir européen avec plus de confiance aujourd’hui qu’il y a cinq ans. Sur ce chemin de la construction de l’Europe, la France a joué un rôle moteur avec la Grande-Bretagne et l’Allemagne. Autour de ces trois pays ont été construits l’instrument militaire qui sera prêt en 2003 et les outils politiques qui nous permettront d’articuler une politique étrangère plus affirmée.
Source : Assemblée nationale (France)
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