La pièce à conviction dans l’affaire des iPhones interdits. Une simple photocopieuse suffit désormais à monter une campagne de presse internationale, à condition d’avoir de son côté la BBC et l’AFP.

« Nous sommes un empire maintenant. Lorsque nous agissons, nous créons notre propre réalité. Et pendant que vous étudiez cette réalité, judicieusement comme vous le souhaitez, nous agissons à nouveau et nous créons d’autres réalités nouvelles, que vous pouvez étudier également, et c’est ainsi que les choses se passent. Nous sommes les acteurs de l’histoire. Et vous, vous tous, il ne vous reste qu’à étudier ce que nous faisons. »
Karl Rove [1]

Le 2 décembre 2012, le site de la BBC révélait que les iPhone étaient désormais interdits en Syrie. Cette imputation était relayée en France par Le Monde et l’AFP le 5 décembre [2]. Quelques jours plus tard, la nouvelle avait fait le tour de la planète.

Cette nouvelle fracassante est révélatrice de la nature de l’information fournie par la presse mainstream aux citoyens occidentaux . Elle est invérifiée, absurde et pourtant complaisamment relayée.

D’abord, une simple observation. Quiconque est actuellement présent en Syrie pourra facilement constater que les possesseurs de smartphones et d’iPhone sont nombreux et ne s’en cachent pas. Vouloir empêcher « la captation de la répression » serait d’autant plus voué à l’échec qu’avec les innovations technologiques, n’importe quel téléphone ou appareil photo est susceptible de capter des vidéos et de les télécharger immédiatement sur le net. Il est impossible pour quelque régime que se soit d’empêcher la propagation d’images compromettantes sur la toile.

Pourquoi alors faire croire que les iPhone sont interdits ? Cette fable vise à influencer l’opinion publique internationale, face à l’absence d’images établissant la preuve des accusations formulées à l’encontre gouvernement Syrien.

Alors que les mêmes images de chars d’assaut, de soldats et d’explosions servent à illustrer de nombreux sujets télévisés différents, celles-ci ne prouvent finalement rien. Bien qu’elles soient généralement utilisées dans un contexte où l’on induit le spectateur à penser que ces armes et cette violence sont déployées contre des civils, aucune image n’établit le lien de causalité entre ces armements et une possible répression.

En réalité, on trompe les téléspectateurs en leur cachant le fait que l’armée syrienne doit actuellement faire face à des commandos autonomes armés, s’attaquant à la population dans le but de faire accroire au déclenchement d’une guerre civile. Ainsi, alors qu’on a errigé des blindés en symbole même de l’oppression, ceux ci-sont placés dans les villes à la demande pressante des civils, afin de dissuader les escadrons de la mort d’agir, comme l’ont récemment raconté plusieurs journalistes de la presse belge et internationale. [3]

Depuis la levée de l’état d’urgence, les manifestations pacifiques contre le gouvernement sont libres. Cependant, dans le contexte de la déstabilisation armée, elles ne mobilisent ici que quelques centaines de personnes tout au plus, bien loin d’un soulèvement de masse dont personne n’a aucune trace, n’en déplaise à Londres ou à Paris.

Si des images de soldats tirant sur une foule pacifique ne sont pas disponibles, il n’y a que deux explications possibles. Soit les événements que les médias décrivent ne se déroulent pas de la même façon qu’ils l’insinuent, voire n’existent pas, soit le régime a confisqué l’ensemble des appareils susceptibles de filmer des vidéos et de prendre des photos, ce qui est totalement impossible.

Et pourtant une dépêche de l’Agence de Presse Allemande (DPA) va lancer cette rumeur en la présentant comme une information. Le caractère absurde de cette histoire ne semble pas gêner les agences de presse occidentales.

Elles n’ont pas été gênées non plus par le fait que cette décision aurait été « apparemment » annoncée par le ministre des Finances syrien, et non pas par son homologue de l’Information et des Communications.

Elles n’ont pas été gênées par le fait que la seule preuve matérielle présentée était une photo de mauvaise qualité d’un supposé mémo gouvernemental fourni par le site libanais El-Nashra [4] Celui-ci ne fournissant aucune élément permettant de valider l’authenticité de sa « preuve » ni aucune explication quant à la manière dont il l’aurait obtenue.

Mal à l’aise face à la faiblesse des éléments factuels dans cette affaire, plusieurs éléments sont mis au conditionnel dans l’article original publié par la BBC. Cependant le titre, lui, n’est pas du tout nuancé puisqu’il affirme : « la Syrie ’interdit les iPhones’ à cause des images de manifestation ». [5]

Par conséquent, lorsque cette dépêche sera reprise par les autres médias, il ne sera plus du tout question de conditionnel, mais bel et bien d’un fait établi, partant du principe que si tout le monde répète que les iPhones sont interdits en Syrie, c’est que cela doit être vrai.

De la même façon, sont relayées systématiquement les estimations de victimes fournies par l’« Office Syrien des Droits de l’Homme » sans jamais exercer le moindre travail de vérification, ni sur les chiffres fournis, ni sur cet autoproclamé « office » basé à Londres. [6]

Cette désinvolture face à la vérification des sources peut surprendre ceux qui croient au professionnalisme des journalistes et à leur déontologie. Pourtant il ne s’agit pas dans là d’illustrer un dysfonctionnement du système médiatique, mais au contraire d’en révéler la véritable nature.

Maîtrisant les rouages de la diffusion « virale » pour lesquels sont élaborés ce type de média-mensonges, une information, bien que fausse, est en quelques heures diffusée via des dizaines de milliers de sites à travers de monde. L’opération de guerre psychologique est alors réussie.

En effet il s’agit avant tout d’installer dans l’esprit du public le paysage mental qui convient. Lui rendre progressivement crédible l’idée que l’État syrien est un « régime » qui oppresse ses citoyens, et par suite, par glissements successifs, de lui faire accepter l’idée d’une intervention humanitaire militarisée visant à « libérer » cette même population du joug du tyran.

Tout au long de la chaîne de reprise et de circulation de la nouvelle erronée, aucun journaliste ne prendra la peine ni de vérifier la source de ces allégations, ni de venir la vérifier sur place ou même d’en demander la confirmation au gouvernement Syrien. Seul compte l’avis de l’« opposition syrienne » même quand celle si se trouve à Beyrouth, à Paris ou à Londres. Présenter un seul point de vue dans un article ou une dépêche est devenu normal, même quand les accusations sont graves.

Cette affaire illustre l’incapacité des médias occidentaux à fournir des informations vérifiées au public lorsque cela implique de contredire l’OTAN, et révèle leur place au sein d’un dispositif qui vise à imposer une conception particulière du monde. Un monde où la guerre doit devenir non seulement quelque chose d’acceptable, mais également souhaitable.

Le rôle des journalistes et des médias n’est alors plus d’informer, c’est à dire de relater des faits et de les rendre accessibles et intelligibles, mais de relayer différentes histoires. Le critère pour la diffusion d’une information n’est désormais plus qu’elle soit vérifiée, mais qu’elle soit utile à un projet politique. Car ensuite il suffira que information soit répétée pour qu’elle paraisse vraie.

Dans un contexte où les puissances occidentales et leurs alliés dans la région évoquent explicitement la possibilité de frapper militairement la nation syrienne, relayer ce type de nouvelles sans la vérifier, c’est participer à une campagne d’intoxication ayant pour issue une guerre.

Combien de blogueurs ayant relayé l’histoire des iPhone bannis en Syrie réalisent qu’il se sont fait les complices du « storytelling » de l’OTAN ?

À ce jour, la recherche « iPhone ban Syria » donne 5 millions de résultats sur Google.

[1Christian Salmon , Storytelling, p.171, La Découverte, 2007.

[2« Les iPhone interdits en Syrie », Le Monde, 5 décembre 2011.

[5« Syria ’bans iPhones’ over protest fortage », BBC News, 2 décembre 2011.

[6« Manifestations en Syrie : Qui compte les morts ? », par Julie Lévesque, Mondialisation.ca, 25 novembre 2011.